« HUMAIN PAS ASSEZ HUMAIN », Tribune de Philippe TANCELIN, poète-philosophe

« Humain pas assez humain »

Tribune de Philippe TANCELIN,

Poète-philosophe

 

Je vous le dis :

il faut encore porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.

Je vous le dis : vous portez encore un chaos en vous”

F. Nietzsche

 

A tant le nommer sans doute ce virus s’usera-t-il demain sans pour autant perdre son usure qui les jours passant ne cesse de gravir les barreaux de l’échelle des taux d‘intérêts économiques divers et variés. Affublé de son substantif « crise » comme la moule à son rocher, on comprend que telle une tique, il ne se détachera pas si facilement de la langue de communication politique, médiatique et des experts en tous genres.

Demeurons dans la langue. Au terme « crise », on préfère parfois « catastrophe » pour accroître la peur de l’enfant-peuple en lui racontant tous les soirs pour qu’il s’endorme, l’histoire du nombre de la journée : celui de morts auquel on adjoint les nombres du concours d’excellence avec les autres pays. C’est à qui fera le meilleur score d’encouragement au « fais-moi toujours plus peur » au point que vivre deviendrait un cauchemar et que le sommeil voudrait être très long sinon définitif. Ainsi à la table de la catastrophe sanitaire, on invite pour un dîner de têtes sans « distanciation », la catastrophe économique, la catastrophe sociale, la catastrophe écologique, la catastrophe culturelle, la catastrophe artistique…

Du discours le plus élevé dans la hiérarchie sociale au moins « lumpen » de la langue (c’est-à-dire courante), un grand absent se fait malgré tout peu remarquer bien que le nombre qu’il recouvre dépasse les sept milliards et demi. C’est un mot vaste et qui fait rêver au point que beaucoup y prétendent sans l’honorer pour autant. Nous voulons nommer « Humain ». Aujourd’hui on chercherait presque à l’effacer sous le prétexte que l’ampleur des catastrophes économique, sociale, culturelle, sanitaire… suffirait à l’entendre mais comme sous-entendu.

À cette occasion d’effacement et de sous-entendu, on lui substitue la notion composée de « crise-catastrophe » dont on suggère à la bonne conscience, que cette notion soit avec la différenciation sociale, un révélateur des nombreux manquements moraux de notre communauté. Il est vrai que la fameuse différenciation sociale ne serait qu’une catégorie de peu, pour gens de rien et soudain grâce au virus, on saura trouver miraculeusement des milliers de milliards à la rescousse de l’économie dure et comme par hasard un manque de monnaie dans la bourse du quidam. De qui se moquent les sauveteurs qui ne seront jamais sauveurs ?

Mais n’en restons pas au seul plan national et de l’occident. C’est la même crise-catastrophe qui découvre sans qu’on rentre dans le détail des tragédies ici et là, la fragilité d’un tiers-autre-monde lourdement menacé, mais depuis quand et par qui? De qui se moquent les nouvelles lucidités gouvernantes mondiales, lesquelles ne se rapprocheront jamais de la lumière?

Mais tentons aussi de sortir de l’économie mondiale, même si nous supposons que nous n’en sortirons pas de sitôt comme le soulignent certains de nos dignes représentants du peuple : « l’après, c’est ce qui nous aura fait tenir debout sous la crise » : toujours la centaine de milliards étonnamment surgis, quand hier nous n’en avions pas quatre pour secourir la santé publique…

Mais ne soyons pas rapiats et élevons-nous en revenant à cet effacé, ce presque oublié de la langue communicationnelle : « humain » et nous disons « humain pas assez humain ». Pourquoi une pareille économie de ce terme comme si dans la circonstance de la crise-catastrophe, il n’y avait que le ventre, et le porte-monnaie qui fussent en souffrance et pas l’humain et sa dignité, sa verticalité, tout ce dont il fait sens par une existence reconnue. Il faut en finir avec le mépris non moins qu’avec cette infantilisation. Tous deux consistent simultanément d’une part à quotidiennement terroriser par une mort aux trousses (paradoxalement de plus en plus dématérialisée, intouchable du fait du confinement) et d’autre part à endormir, par accoutumance à ce lent confinement dont la seule échéance annoncée est conditionnée au contrôle policier, médical de son efficience dans la soumission collective à ses règles. « Quand c’est fini n i nini, ça recommence » et c’est au nom de la chanson qu’une fin bégayée, justifiera la claire élocution des moyens drastiques à poursuivre pour y parvenir sans garantie bien entendu.

Si une souffrance principale d’ordre matériel est au grand jour plus qu’elle ne l’était hier au niveau mondial, il en est d’autres d’apparences secondaires qui sourdent encore mais travaillent gravement la conscience historique. Ce sont les souffrances de l’être que le peuple humain vit et ressent sous tous les horizons du capital privé comme du capital d’état. Ce sont les mêmes souffrances de nombreux peuples qui voient exploitées autant leur force de travail que leur force d’inertie, et sollicitée autant qu’entretenue leur passivité par une « distanciation sociale », les amenant à une compacité murale qui suscite le questionnement des luttes d’hier et fait peser une hypothèque sérieuse sur celles de demain.

Ce n’est pas verser dans un défaitisme que d’aborder ces questions. En effet la paralysie d’une part de la production, décidée par le système dominant lui-même ne saurait faire école ou même repère pour un blocage général comme le souhaitaient les gilets-jaunes ou leurs équivalents mondiaux avant la « crise-catastrophe ». Un blocage par fait de grève générale ou partielle, est le fruit frais d’une colère vivante de masse dont tous les acteurs sont en contact physique. Qu’en sera-t-il demain après deux mois de confinement de certaines catégories socio-professionnelles, face à celles et ceux qui ne pouvaient connaître le télétravail et durent assurer l’indispensable à la survie ? Qu’adviendra-t-il des rêveries des promeneurs solitaires quotidiens et de leurs doux applaudissements, face à l’angoisse jour après jour de celles et ceux qui risquent la contamination pour « ne faire que mon devoir » comme ce magasinier d’hôpital et cette caissière parmi d’autres le disent? Comment se réactivera un « présentiel » lorsque deux mois durant et pour de longues semaines après, on aura appris et on se sera familiarisé au quotidien avec la distance imposée comme séparation ?

Ce n’est pas contribuer au pessimisme que de constater que dans la dramaturgie non maîtrisée de la crise-catastrophe par les gouvernants, un paysage social fut dicté sans haute considération de l’humain, au nom d’une survie de l’économie aux dépens du vivant. Scandale des EHPAD, camps de rétention, foyers de travailleurs étrangers, étudiants pauvres, sans domicile fixe, précaires, toxicomanes…en sont la déplorable illustration. Cela ne tend pas à remettre en question certains impératifs de sauvegarde sanitaire mais d’une part à ne pas oublier le caractère sélectif de leur distribution entre catégories professionnelles, types de populations et d’autre part à interroger les desseins des mesures de confinement à la fois au plan très souvent souligné des libertés mais essentiellement à celui de la relation entre les humains et le vivant sensible qui les anime.

S’il n’y a pas encore de remède contre le virus, l’expérience de la crise-catastrophe qu’il a généré, a néanmoins fait retrouver un très ancien vaccin, inventé depuis l’aube de l’humanité contre l’inhumain ou le pas assez humain qui hante périodiquement l’histoire. Ce vaccin n’a pas requis une connaissance professionnelle singulière mais plus simplement ce que ce livreur de petites surfaces et à ses heures disponibles, livreur de repas chez les personnes âgées, nomme : « une compétence humaine ». C’est cette compétence qui lui fait depuis un mois appliquer par intelligence sensible une « distanciation » au sens Brechtien (lui qui n’a peut-être pas lu Brecht). Cette « distanciation » ne crée pas une distance qui éloigne mentalement les humains les uns des autres, elle pratique et ouvre cet écart par lequel se tisse un lien aimant entre soi et l’autre. Jean-Paul, le livreur, est là. Depuis ma fenêtre de confiné, je le vois tous les matins à l’aube, livrant la supérette. Il n’est pas plus vu ni connu que lorsqu’il dépose sur le paillasson de la vieille dame du 5è le repas du soir. Il est plus simplement mais grandement passé de celui qu’on pouvait deviner à celui qui se sait attendu. C’est parmi d’autres, depuis cette différence grâce à la compétence vécue entre tous, que se joue une santé humaine « assez humaine » pour surmonter tous les virus du système capitaliste.

Demain, ce sera l’échéance programmée d’un dé-confinement qui ne se nomme pas, par peur de ne plus faire peur à l’enfant-peuple qui ne veut plus dormir. Alors ce sera sans doute la colère du vivant sensible, humain, contre ce qui veut le domestiquer, imposer les règles d’une santé privée plus que publique, dresser les fourches caudines d’une sécurité liberticide, conduire une éducation élitaire blindée, constituer un capital moral-intellectuel pour une recherche rentable, dessiner les contours infranchissables d’un paysage consumériste de vie, et ouvrir la grande braderie de son sens. Cette colère et son vaccin de  compétence humaine contre un monde du « pas assez humain » peuvent seuls surmonter les pics d’autres crises-catastrophes, ourdies par un capitalisme « maîtrisé » de l’après confinement et sa mondialisation « équilibrée ».

Il n’y a de réponse qu’interrogative au jour à venir et celui-ci ne cesse de s’adresser à nous en signes clairvoyants, depuis une nature bienveillante bien que suppliciée.

Philippe TANCELIN

Poète-philosophe

Paris, 17 avril 2020

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