A propos des retraites… Le droit au bonheur est-il légitime ? par Louis SAISI

A propos des retraites…

Le droit au bonheur est-il légitime ?

par Louis SAISI

 

Le débat sur les votes du projet de loi de finances pour 2023 et du projet financement de la sécurité sociale – mal engagé par le Gouvernement peu soucieux d’ouvrir un vrai dialogue avec une partie des forces vives de la Nation [1] -, le projet de recul de l’âge de départ à la retraite mettent au jour notre vivre ensemble et la manière dont doivent être organisés les rapports sociaux.

Notre vie collective souffre d’un déficit quant à son organisation tant nous nous sommes habitués à favoriser la dimension individualiste de l’Homme au détriment de sa dimension sociale, pourtant naturelle et consubstantielle à sa condition, en oubliant cette dimension fondamentale de notre triptyque républicain qu’est la fraternité.

S’agissant de l’individualisme, rendons-lui néanmoins l’hommage qu’il mérite car si nous pouvons ne pas adhérer à son excroissance et sa pente individualisante, force nous est cependant de constater que ses racines plongent dans les droits naturels de l’Homme dont la mise au jour et la reconnaissance ont permis, à partir de la fin du 18ème siècle, de cantonner le pouvoir politique par la protection de certains droits fondamentaux et imprescriptibles (article 2 de la DDHC).

C’est sans doute cet enracinement de plus de deux siècles qui ont incité nos hommes politiques à verser, sans trop s’en rendre compte, dans une forme exacerbée d’individualisme en oubliant la notion de « bonheur de tous » contenue pourtant dans le préambule de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC). C’est ainsi que notre droit moderne, né en 1789, a fait rapidement l’impasse sur la notion de bonheur collectif absent dans la construction de nos sociétés économiquement fondées sur le productivisme et la libre entreprise.

Si l’on a souvent associé le rationalisme à l’individualisme et inversement, doit-on pour autant jeter le rationalisme avec l’eau du bain de l’individualisme ? La vie en société peut-elle faire l’économie d’une organisation collective fondée sur la Raison et son corollaire la raison publique au sens cartésien (sorte de bon sens commun) mais corrigée, aujourd’hui, par une dimension consensualiste née du développement du processus démocratique ?

Il est incontestable que notre classe politique, au fil du temps, a laissé de côté le concept de fraternité – coincée entre la liberté et l’égalité et parent pauvre de ces deux concepts dynamiques souvent d’ailleurs plus ou moins artificiellement opposés – qui aurait pu souvent les dépasser, voire les réconcilier dans un grand bond en avant.

Pourtant, le radical Léon BOURGEOIS (1851-1925), à la fin du 19ème siècle (1896) avait tenté de redonner ses lettres de noblesse à la fraternité autour de sa doctrine du solidarisme [2] en s’efforçant de construire une République de la main tendue et cela donna naissance, dans le temps, à de belles réalisations ponctuelles politiques et sociales : impôt sur le revenu, impôt sur les successions, et plus tard, retraite et sécurité sociale.

Abandonnant la sphère du strict rationalisme et la dogmatique juridique, le Doyen Léon DUGUIT (1859-1928) proposa sa conception lumineuse de transformation du droit individualiste par sa socialisation [3] avec le développement de l’idée de service public rejoignant ainsi dans ses effets, sinon dans ses prémices, la doctrine solidariste de Léon BOURGEOIS.

C’est ainsi que le juriste Léon DUGUIT, allant encore plus loin que Léon BOURGEOIS, développa l’idée de la fonction sociale du droit de propriété car pour lui le droit de propriété n’est pas absolu dès lors que le propriétaire est investi d’une fonction sociale déterminée. C’est ainsi que s’agissant du droit du propriétaire, il n’hésitait pas à affirmer : « Son droit de propriété, je le nie, son devoir social, je l’affirme ».

Au niveau politique et social, et sur fond de révolution industrielle et de naissance d’un prolétariat urbain, le 20ème siècle qui suivit vit surtout l’affrontement du libéralisme et du marxisme. Cet affrontement, quoi qu’on en pense, ne fut pas stérile car c’est de lui qu’est né le droit du travail qui constituait, au sein de l’entreprise, un compromis entre les forces du capital et celles du travail.

C’est dire que l’individualisme exacerbé et le rationalisme pur et dur ont été souvent contraints de faire des concessions devant la montée de certaines forces sociales qui portaient avec elles des idées de progrès et d’émancipation dont on vit les effets avec un certain nombre de conquis sociaux comme la journée de travail de 8 heures, les congés payés, les conventions collectives.

La semaine de 35 heures [4]  – si souvent brocardée à coups de cris d’orfraie par les forces de droite en général et Nicolas SARKOZY en particulier – se situe pourtant dans ce mouvement continu annoncé d’ailleurs par Jean FOURASTIÉ (1907-1990), dès 1965, dans son ouvrage Les 40 000 heures [5]. Son auteur diagnostiquait que dans un futur proche l’homme ne travaillerait plus que 30 heures par semaine, quarante semaines par année pendant trente-cinq ans, c’est-à-dire 40 000 heures de travail au cours d’une vie, d’où le titre de son ouvrage. Pour lui, en effet, il s’agissait d’une véritable mutation de la condition humaine rendue possible par le progrès technique et l’effort d’éducation qui, en générant des gains de productivité, permettaient une telle réduction substantielle de la durée du travail.

L’on voit que la mise en cause périodique des 35 heures par une partie de la classe politique ainsi que le nouveau débat sur l’allongement de la date de départ à la retraite nous éloigne de ce scénario pourtant établi à partir de données rationnelles et scientifiques.

C’est dire que dans l’organisation de nos sociétés, aujourd’hui comme hier, la place du temps de travail et celui du repos, et l’accès aux loisirs et aux plaisirs (ceux de l’esprit comme du corps) sont largement tributaires d’un jeu de rapport de forces dans lequel il faut bien être conscient que les forces conservatrices et productivistes ne sont pas forcément ouvertes à une société plus épanouissante et plus équilibrée dans ce partage entre le temps de travail et le temps de repos et des loisirs.

Louis SAISI

Paris, le 30 octobre 2022

SIGLES ET ABREVIATIONS :

DDHC = Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789

NOTES

[1] Voir sur ce site notre article : « L’article 49-3, procédure d’exception, suspendant l’adoption du budget par le Parlement » publié le 22 octobre 2022 sous le lien : https://ideesaisies.deploie.com/larticle-49-3-pr…-par-louis-saisi 

[2] Léon BOURGEOIS : Solidarité, Armand Colin,  Paris, 1896

[3] Léon DUGUIT : Les transformations du droit public, Armand Colin, Paris, 1913

[4] La réforme des 35 heures fut mise en place par le gouvernement Lionel JOSPIN,  à partir de l’année 2000 et fut rendue obligatoire pour toutes les entreprises à compter du 1er janvier 2002, à la suite de deux lois votées en 1998 et 2000 qui fixèrent la durée légale du temps de travail, pour un salarié à temps plein, à 35 heures par semaine, en moyenne annuelle, au lieu de 39 heures précédemment, en contrepartie d’une plus grande flexibilité des horaires.

[5] Jean FOURASTIÉ  : Les 40 000 heures. Paris, Gonthier-Laffont, 1965. 247 p. (coll. Inventaire de l’avenir no 1), réédité, Coll. Bibliothèque Médiations, Denoël-Gonthier no 102.

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