Le Conseil constitutionnel et le principe de la dignité de la personne humaine par Louis SAISI

Le Conseil constitutionnel et le principe de la

dignité de la personne humaine

par Louis SAISI

Habituellement, c’était plutôt la situation d’acharnement thérapeutique qui faisait l’objet d’une contestation de la part de familles de patients « en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable ». Dans cette hypothèse, « l’obstination déraisonnable » et la « prolongation artificielle de la vie » sont proscrits par une première loi dite LEONETTI prévoyant, entre autres, au profit de toute personne majeure, la possibilité de rédiger des « directives anticipées » dans le cas où, en fin de vie, elle serait hors d’état de pouvoir exprimer sa volonté concernant les « conditions de la poursuite, de la limitation, de l’arrêt ou du refus de traitement ou d’acte médicaux ». Ces familles revendiquaient l’arrêt de traitements artificiels sans issue en invoquant le droit à une mort dans la dignité [1].

Ces derniers mois, la situation s’est inversée et a défrayé la chronique avec la situation conflictuelle opposant la famille d’un patient – qui avait exprimé le souhait d’être maintenu en vie, même artificiellement s’il était plongé dans un coma jugé irréversible – à l’hôpital de Valenciennes dont le choix médical fut l’arrêt des traitements en raison d’une « obstination déraisonnable ».

C’est dans ce contexte très médiatisé que le Conseil constitutionnel, par la voie d’une question prioritaire de constitutionnalité (dite QPC), a été appelé à se prononcer quant à la validité constitutionnelle de certaines dispositions du Code de la Santé.

Dans sa décision n° 2022-1022 QPC du 10 novembre 2022 [2], le Conseil constitutionnel a dû statuer à la suite de sa saisine par le Conseil d’Etat le 22 août 2022 dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958) [3], sur la grave question de la constitutionnalité de l’alinéa 3 de l’article L. 1111-11 du code de la Santé publique relatif au cadre médical dans lequel s’expriment et sont appréciées les directives anticipées relatives à la fin de vie lorsque tout l’arsenal thérapeutique a été épuisé.

I/ Le cadre légal

L’article L. 1111-11 du code de la santé publique dispose dans son alinéa 3 :

« Les directives anticipées s’imposent au médecin pour toute décision d’investigation, d’intervention ou de traitement, sauf en cas d’urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation et lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale. »

Les directives anticipées sont elles-mêmes définies par l’alinéa 1er de ce même article L 111-11.

Elles permettent à toute personne majeure de rédiger de manière anticipée ses propres directives, dans le cas où, en fin de vie, elle serait hors d’état de pouvoir exprimer sa volonté concernant les « conditions de la poursuite, de la limitation, de l’arrêt ou du refus de traitement ou d’acte médicaux. »

Aux termes mêmes de l’alinéa 2 de l’article L111-11 précité, de telles directives sont « révisables et révocables » et peuvent s’exprimer en utilisant un modèle dont le contenu est fixé par décret en Conseil d’Etat élaboré après l’avis de la Haute Autorité de santé.

C’est la loi n° 20005-370 du 22 avril 2005 relative au droit des malades et à la fin de vie – dite LÉONETTI du nom du député qui l’a conçue -, qui est à l’origine des « directives anticipées » lesquelles sont l’une des modalités visant à mettre fin à l’acharnement thérapeutique. En effet, lorsque le patient est « en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable », « l’obstination déraisonnable » et la « prolongation artificielle de la vie » sont proscrits. La décision de limiter ou d’arrêter un traitement est prise de façon collégiale, à la demande ou après consultation du malade, de la « personne de confiance », ou à défaut d’un proche ou des « directives anticipées » du patient. Le médecin est tenu d’informer le patient des conséquences de sa décision. En effet, dans la décision médicale d’arrêt du traitement c’est la volonté du malade qui doit être prise en compte. Le médecin peut alors administrer au malade « un traitement pouvant avoir pour effet secondaire d’abréger la vie ».

Une deuxième étape a été franchie avec la Loi CLAEYS-LÉONETTI du 2 février 2016 qui donne le droit à tout patient majeur ou mineur (ayant la maturité et les capacités de discernement et avec le consentement des titulaires de l’autorité parentale) atteint d’une maladie grave et incurable de demander une sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès (dite SPCMD) pour éviter la souffrance et ne pas subir une obstination déraisonnable.

Cette demande est examinée dans le cadre d’une procédure collégiale avec le médecin qui suit le patient, les membres présents de l’équipe soignante et au moins un médecin extérieur. Si la situation du patient est conforme aux dispositions de la loi, et à l’issue de la procédure collégiale, le médecin du patient met en place une SPCMD.

Si, comme on vient de l’évoquer, la tendance générale du dispositif légal est de placer la volonté du malade au centre de la prise de décision, l’article 111-11 du Code de la Santé publique prévoit deux exceptions.

La première exception au principe ci-dessus-rappelé vise le cas où « l’urgence vitale de la situation » autorise le médecin à prendre « toute décision d’investigation, d’intervention ou de traitement », et cela « pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation. »

La seconde exception consacre le retour en force de l’appréciation médicale « lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale ».   Elles ne s’imposent plus alors au médecin.

II/ La procédure et les arguments développés devant les deux juridictions administratives (TA et CE)

A/ les faits générateurs du litige

E… D…, né le 10 octobre 1978, fut victime le 18 mai 2022 d’un polytraumatisme grave compliqué par un arrêt cardio-respiratoire après son écrasement par un véhicule utilitaire sur lequel il effectuait des réparations, ayant causé une absence d’oxygénation du cerveau durant sept minutes. Il a été admis au centre hospitalier de Valenciennes et pris en charge par le service de réanimation, au sein duquel il a été placé dans un coma afin de stabiliser son état de santé. Un suivi et des examens eurent lieu du 20 au 30 mai 2022, établissant l’absence de réflexes du tronc cérébral, hormis le réflexe oculo-cardiaque et un réflexe de ventilation spontanée insuffisant pour envisager une cessation de la ventilation mécanique, l’absence d’activité cérébrale et des lésions anoxiques sévères. Après étude du dossier par les équipes neuro/radio et éthique du centre hospitalier et le recueil de l’avis de réanimateurs extérieurs, relevant du centre hospitalier universitaire de Lille, l’état de M. D… fut considéré comme insusceptible d’amélioration. Dans ces conditions, l’équipe médicale considéra que la poursuite des thérapeutiques invasives constituerait une obstination déraisonnable dans des traitements apparaissant inutiles, disproportionnés ou sans autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. Ainsi fut engagée la procédure collégiale prévue à l’article R. 4127-37-2 du code de la santé publique, conduisant à la décision, le 1erjuin 2022, de procéder à l’arrêt des soins et des traitements le 9 juin suivant.

Mais le 8 juin 2022, par une ordonnance du même jour, le juge des référés du tribunal administratif de Lille prononça la suspension de l’exécution de la décision de l’équipe médicale du centre hospitalier de Valenciennes. Cette suspension de la décision du 1er juin 2022 fut motivée par l’existence d’une lettre manuscrite datée du 5 juin 2020, adressée par M. D… à son médecin traitant lui faisant connaître ses « directives anticipées », lesquelles n’avaient pas été portées auparavant à la connaissance des équipes du centre hospitalier de Valenciennes et dont la validité ne  fut jamais contestée. Or dans ce courrier M. E…D.…, faisait connaître ses « directives anticipées » qui se révélèrent applicables à son « contexte médical » de 2022. Il y émettait son souhait, dans l’hypothèse où il ne serait plus en mesure de s’exprimer, d’être maintenu en vie, même artificiellement, en cas de coma prolongé jugé irréversible.

En conséquence, la procédure collégiale fut reprise. Après plusieurs réunions, suivies elles-mêmes de nouveaux examens, notamment des imageries par résonance magnétique et des électroencéphalogrammes, et des consultations extérieures, le maintien des actes et traitements apparut à l’équipe médicale inutile et même disproportionné et comme n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie sans aucune perspective raisonnable d’amélioration. Compte tenu de ces perspectives très négatives d’évolution, et au motif que les thérapeutiques disponibles ne pouvaient plus apporter de bénéfices et que la qualité de survie attendue était qualifiée de « catastrophique », une nouvelle décision d’arrêt des soins, écartant les directives anticipées de M. D… comme « manifestement inappropriées ou non conformes à sa situation médicale », fut prise le 15 juillet 2022 par le chef du service de réanimation du centre hospitalier de Valenciennes, et portée à la connaissance des proches du patient.

B/ Les griefs invoqués par les requérants devant le tribunal administratif de Lille (juge des référés)

Le juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative fut alors saisi d’une contestation de cette nouvelle décision.

 Mmes Zohra M., Rachida M. et Saïda M avaient demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative d’ordonner, à titre principal, la suspension de l’exécution de la décision du 15 juillet 2022 d’arrêt des soins prodigués à M. E… D.… et, à titre subsidiaire, à ce qu’il soit procédé à une expertise médicale en vue de déterminer la situation médicale de ce dernier et, dans l’attente des résultats de cette expertise, d’ordonner la poursuite des soins.

Par une ordonnance n° 2205477 du 22 juillet 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant dans les conditions prévues au troisième alinéa de l’article L. 511-2 du code de justice administrative, avait rejeté leur demande.

C/ La question prioritaire de constitutionnalité invoqué devant le Conseil d’Etat (juge des référés)

1/ La demande portant sur l’appréciation de la santé du patient (expertise médicale)

Par une requête et un mémoire ampliatif, enregistrés les 25 et 29 juillet 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, les mêmes requérantes demandèrent au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1 °) d’annuler l’ordonnance du 22 juillet 2022 du tribunal administratif de Lille ;

2 °) d’ordonner la suspension de l’exécution de la décision du 15 juillet 2022 ;

3 °) subsidiairement, d’ordonner une expertise médicale en vue de déterminer la situation médicale de M. D.… et, dans l’attente des résultats de cette expertise, d’ordonner la poursuite des soins ;

4 °) de mettre à la charge du centre hospitalier de Valenciennes la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Sur l’état de santé de M. E… D …, devant le Conseil d’Etat, il résulte tant de l’instruction que des précisions apportées lors de l’audience publique que « son état actuel, trois mois après son admission, est caractérisé par une abolition de la conscience résultant des lésions anoxiques, un tracé plat de l’électro-encéphalogramme montrant l’absence de toute réactivité et établissant un pronostic neurologique qualifié de « péjoratif », l’impossibilité de respirer durablement sans ventilation mécanique et la difficulté particulière de le nourrir en raison de vomissements récurrents et de diarrhées abondantes et persistantes. Cet état, qui n’a connu aucune amélioration jusqu’à présent malgré les soins prodigués, montre des signes d’aggravation en raison, notamment, de la multiplication des phlyctènes et des escarres ainsi que d’une insuffisance rénale aiguë et nécessite des transfusions régulières. »

2/ La question de la constitutionnalité des dispositions du Code de la Santé

Outre la condition d’urgence satisfaite, selon elles, eu égard à l’exécution imminente d’arrêt des soins engendrant des conséquences irréversibles, devant le Conseil d’Etat, les requérantes développaient quatre séries d’arguments :

 – les dispositions de l’article L. 1111-11 du code de la santé publique, notamment son alinéa 3, ne pouvaient être appliquées car elles sont contraires, d’une part, à différents principes constitutionnels, ainsi que l’établit la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par un mémoire distinct, et, d’autre part, au droit à la vie, au droit au respect de la vie privée et à la liberté de pensée, de conscience et de religion garantis par les articles 2, 8 et 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dès lors qu’elles permettent au médecin de passer outre des directives anticipées de maintien en vie par poursuite des traitements et ainsi de mettre un terme à la vie du patient contre sa volonté ;

– une atteinte grave et manifestement illégale a été porté, en l’espèce, au droit à la vie, au droit au respect de la liberté personnelle, au droit du patient à donner son consentement, à la liberté religieuse et au droit au respect de la dignité de la personne humaine ;

– à supposer l’article L. 1111-11 applicable, la décision d’arrêt des soins contestée méconnaît ses exigences dès lors que les directives anticipées de M. D… de poursuite des soins, qui sont dénuées de toute ambiguïté, ne sont pas manifestement inappropriées à sa situation médicale et ne pouvaient donc être écartées ;

– la décision est manifestement illégale, en ce qu’elle n’a pas été prise exclusivement au regard d’éléments médicaux, lesquels de surcroît ne couvrent pas une période suffisamment longue, de sorte que « l’obstination déraisonnable » ne pouvait être suffisamment caractérisée, les demandes de réévaluation après un certain délai ou d’examen complémentaire ayant été rejetées par l’équipe médicale de façon presque systématique et la volonté du patient et de sa famille n’ayant pas été prise en compte.

3/ La réception par le Conseil d’État de la demande de renvoi de la question de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel

Mais, surtout, dans un mémoire distinct, enregistré le 29 juillet 2022, les requérantes demandaient au Conseil d’Etat, en application de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du troisième alinéa de l’article L. 1111-11 du code de la santé publique. Elles soutenaient que ces dispositions sont applicables au litige, qu’elles n’ont jamais été déclarées conformes à la Constitution et que la question de leur conformité au droit au respect de la vie, ou à tout le moins à la sauvegarde de la dignité de la personne humaine résultant du préambule de la Constitution de 1946, à la liberté de conscience garantie par l’article 10 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à la liberté personnelle garantie par les articles 1er , 2 et 4 de ce même texte présente un caractère nouveau et sérieux.

Le Conseil d’Etat décida que « La question de la conformité à la Constitution des dispositions du troisième alinéa de l’article L. 1111-11 du code de la santé publique (devait être) renvoyée au Conseil constitutionnel »

Il décida également « d’ordonner à titre conservatoire au centre hospitalier de Valenciennes de ne pas exécuter la décision du 15 juillet 2022 d’arrêt des soins prodigués à M. E… D… avant qu’il ne soit statué sur la présente requête en référé. Par suite, il est sursis à statuer sur la requête en référé dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel, sans qu’il y ait lieu d’examiner immédiatement les autres moyens de la requête. »

III/ L’appréciation par le Conseil constitutionnel de la constitutionnalité de l’alinéa 3 de l’article 111-11 du Code de la Santé

Saisi par le Conseil d’Etat le 22 août 2022, le Conseil constitutionnel a dû se prononcer sur la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du troisième alinéa de l’article L. 1111-11 du Code de la Santé publique.

La question prioritaire de constitutionnalité portait sur les mots « lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale » figurant au troisième alinéa de l’article L. 1111-11 du code de la santé publique.

Les requérantes – rejointes par l’« Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébro-lésés », association intervenante ayant fait valoir ses propres observations – reprochaient à ces dispositions du Code de la santé de permettre à un médecin d’écarter les « directives anticipées » légalement exprimées par un patient demandant que soient poursuivis des traitements le maintenant en vie.

Selon les parties plaignantes, en permettant ainsi à un médecin d’interrompre des traitements maintenant en vie un patient lorsque les directives anticipées de ce dernier lui paraissaient « manifestement inappropriées ou non conformes  à (s)a situation médicale », de telles dispositions ne sont pas entourées de garanties suffisantes, d’une part du fait de l’imprécision des termes ayant motivé la décision négative du médecin ; d’autre part, à la suite de la large marge d’appréciation laissée au médecin, alors même qu’il prend sa décision seul et par ailleurs sans le contraindre à un délai de réflexion préalable.

Elles considèrent que la décision du médecin a été prise en méconnaissance du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, dont découlerait le droit au respect de la vie humaine, ainsi que de la liberté personnelle et de la liberté de conscience.

A/ Le rappel du cadre constitutionnel

1/ La sauvegarde de la dignité de la personne humaine « principe à valeur constitutionnelle » découlant du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 

La « dignité de la personne humaine » ne figure pas explicitement dans la Constitution du 4 octobre 1958 ni davantage dans les textes auxquels renvoie son Préambule. La seule consécration du terme « dignité » est inscrite dans l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, mais dans une acception plus large, plurielle et différente intervenant  dans le cadre de l’admissibilité de tous les citoyens égaux aux « dignités, places et emplois publics ». Le terme est pris ici pour illustrer la force du principe d’égalité de tous les citoyens. « Dignités » est ici pris dans une acception plurielle pour désigner l’accès aux « honneurs » et non dans le sens du respect de la personne humaine dans son intégrité physique et morale.

Le Conseil constitutionnel invoque le Préambule de la Constitution de 1946 qui réaffirme que « tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. »

Il enchaîne aussitôt pour réaffirmer ensuite « la sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation » – par référence très explicite à « la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir la personne humaine ». Il la qualifie comme « l’un ces droits » qui « constitue un principe à valeur constitutionnelle. »

C’est dans sa décision N° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994 rendu en matière de bioéthique que le Conseil constitutionnel a consacré, de manière prétorienne, le principe de la dignité de la personne humaine.

Il confirma ensuite la constitutionnalité de ce principe dans plusieurs décisions ultérieures rendues en matière de :

  • Bioéthique à nouveau : 2004-498 DC du 29 juillet 2004 et 2013-674 DC du 1er août 2013  ;
  • Interruption volontaire de grossesse: décisions nos 2001-446 DC du 27 juin 2001 et 2015-727 DC du 21 janvier 2016 ) ;
  • Arrêt des traitements de maintien en vie: décision n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017 ) ;
  • Hospitalisation sans consentement: décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010 ) ;
  • Droit pénal ou de procédure pénale: voir, notamment, les décisions n os 2010-25 QPC du 16 septembre 2010 et 2015-485 QPC du 25 septembre 2015 ;
  • Privation de liberté: voir, notamment, les décisions nos 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 ;  2010-80 QPC du 17 décembre 2010 et 2015-485 QPC du 25 septembre 2015.
2/ La liberté personnelle est proclamée par les articles 1er, 2 et 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

L’on peut regretter ici que le caractère trop elliptique de la formulation du Conseil constitutionnel quant à l’énoncé et au contenu de cette liberté qui résulte selon lui des articles 1, 2 et 4 de la DDHC faisant de la liberté un droit de naissance, un droit naturel imprescriptible de l’Homme et enfin un large pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui dans les limites posées par la Loi.

Ici force est d’admettre que la « liberté personnelle » à laquelle fait allusion le Conseil constitutionnel – dont le respect était revendiqué devant le Conseil d’Etat par les requérantes – est celle du choix que peut exprimer le malade en fin de vie par le biais des « directives anticipées » consacrées par le législateur dans le Code de la santé.

Bien qu’énoncée laconiquement, la liberté personnelle à laquelle se réfère le Conseil constitutionnel est une notion qu’il a lui-même développée à partir de 1988, dans sa décision n° 88-244 DC du 20 juillet 1988 (loi portant amnistie) :

« Considérant que les dispositions de l’article 15 risquent de mettre en cause la liberté d’entreprendre de l’employeur qui, responsable de l’entreprise, doit pouvoir, en conséquence, choisir ses collaborateurs ; que, dans certains cas, elles peuvent également affecter la liberté personnelle de l’employeur et des salariés de l’entreprise en leur imposant la fréquentation, sur les lieux de travail, des auteurs d’actes dont ils ont été victimes. »

Selon Olivier DUTHEILLET DE LAMOTHE [4], conseiller d’Etat et ancien membre du Conseil constitutionnel, la notion de liberté personnelle a été évolutive car une première phase confirma, par la décision du 25 juillet 1989 – sur la loi relative à la prévention du licenciement économique évoquant la liberté personnelle du salarié – la décision de 1988 précitée. Cette confirmation le fut à nouveau par deux décisions de 1991 sur les accords de Schengen et une décision de 1993 sur la loi relative à la prévention de la corruption parlant également de la liberté personnelle en matière de fichiers. La caractéristique de cette première phase, c’est que le Conseil constitutionnel consacra la notion de liberté personnelle explicitement pour la première fois en lui donnant une valeur constitutionnelle, mais sans la rattacher à aucun texte.

C’est cette absence de rattachement à aucun texte constitutionnel qui expliqua la deuxième phase qui fut celle du rattachement des différentes composantes de la liberté personnelle à la liberté individuelle et à l’article 66 de la Constitution. Ce fut la décision du 13 août 1993 sur la loi relative à la maîtrise de l’immigration qui constitua ce tournant en consacrant une conception très extensive de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution. Selon cette décision, la liberté individuelle inclut la liberté d’aller et venir (considérant 3), la liberté du mariage (considérant 3 et 107), et enfin la protection des données personnelles (considérant 121 et 133). Pendant une dizaine d’années le Conseil constitutionnel s’attacha à cette conception moniste de la liberté.

La troisième phase de l’évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel est celle du retour à l’autonomie de la liberté personnelle par rapport à la liberté individuelle, avec son rattachement aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cette phase démarra dès 1999 avec la décision du 16 juin sur la loi sur la sécurité routière qui distinguait la liberté d’aller et venir de la liberté individuelle (considérants 2 et 20). La même année, la décision du 23 juillet 1999, sur la loi portant création d’une CMU (couverture maladie universelle), détachait la vie privée de la liberté individuelle (considérant 45).

Mais ce fut surtout la décision du 20 novembre 2003 sur la loi relative à la maîtrise de l’immigration qui détacha la liberté du mariage de la liberté individuelle en définissant la liberté personnelle dans des termes très forts : “considérant toutefois que le respect de la liberté du mariage, composante de la liberté personnelle, protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789” (considérant 94).

C’est donc à cette conception de la liberté personnelle que le Conseil constitutionnel a rattaché sa présente décision.

Distincte de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution et résultant elle-même de nombreux autres articles de la Déclaration de 1789 : articles 5, 7, 8, 9, 10, 11 – fondant un habeas corpus (expression anglo-saxonne désignant ici l’arsenal des peines privatives de liberté) – la liberté personnelle, au contraire, est bien plus large et permet de prendre en charge certaines des protections relevant de la liberté de l’individu se définissant comme le « droit à ne pas subir de contraintes sociales excessives au regard de la personnalité ».

Les champs juridiques dans lesquels cette liberté personnelle se manifestent sont ceux du droit social (protection de la personnalité du salarié), du droit des étrangers (mariage, détention de documents d’identité), de la vie privée (protection des données personnelles).

Cette liberté, parfois associée à la notion de “libre développement de la personnalité”, est présente dans certains États européens ou dans la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Or l’article 66 de la Constitution, dans une formulation certes un peu différente, consacre la « liberté individuelle » dont l’autorité judiciaire est la gardienne dans les conditions définies par la Loi. Il est vrai que le Conseil constitutionnel l’a interprétée dans le sens d’un habeas corpus, c’est-à-dire comme une disposition tournée contre les privations arbitraires de liberté.

Mais, comme on l’a vu, avec la saisine du juge administratif par la voie du référé, dans l’hypothèse du conflit d’un malade avec un hôpital public dans le cadre de la manifestation de sa « volonté/liberté » exprimée à travers ses « directives anticipées », c’est le juge administratif qui se prononce et non plus le juge judiciaire, ce qui relativise considérablement la portée de l’article 66 précité qui reste confiné à la sûreté individuelle.

3/ La compétence du législateur pour déterminer les conditions dans lesquelles la poursuite ou l’arrêt des traitements d’une personne en fin de vie peuvent être décidés

Selon le Conseil constitutionnel le législateur tient de l’article 34 de la Constitution la compétence pour fixer « les règles concernant… les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques », notamment en matière médicale.

La détermination des conditions dans lesquelles la poursuite ou l’arrêt des traitements d’une personne en fin de vie peuvent être décidés entre bien dans le champ de compétence du législateur, sous réserve du respect des exigences constitutionnelles.

L’objet de l’article 111-11 est de permettre à toute personne majeure de rédiger des directives anticipées relatives à sa fin de vie, qui s’imposent en principe au médecin, pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté en ce qui concerne les conditions de la poursuite, de la limitation, de l’arrêt ou du refus de traitement ou d’acte médicaux.

Mais, par exception au régime de liberté personnelle se manifestant au niveau des « directives anticipées » antérieurement formulées par le patient, l’alinéa 3 de l’article L 111-11 précité donne au médecin le pouvoir d’interrompre le traitement « lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale ».

Faisant l’exégèse du dispositif précité du Code de la santé, le Conseil constitutionnel va s’efforcer de rechercher l’intention du législateur.

C’est ainsi qu’il considère qu’en permettant au médecin d’écarter des directives anticipées, le législateur a estimé que ces dernières ne pouvaient s’imposer de manière absolue en toutes circonstances, dès lors qu’elles sont rédigées à un moment où la personne ne se trouve pas encore confrontée à la situation particulière de fin de vie mais dans laquelle elle ne sera plus alors en état d’exprimer sa volonté en raison de la gravité de sa situation médicale. Il reste, constate le Conseil constitutionnel, que le souci constant du législateur est de garantir le droit de toute personne à recevoir les soins les plus appropriés à son état et assurer la sauvegarde de la dignité des personnes en fin de vie.

S’agissant de l’appréciation d’une telle situation par le Conseil constitutionnel, il est difficile à celui-ci de substituer sa propre appréciation à celle du législateur qui est un pouvoir général d’appréciation qu’il tient de la Constitution et de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.

Ainsi le Conseil constitutionnel ne peut substituer son appréciation à celle du législateur sur les conditions dans lesquelles un médecin peut écarter les directives anticipées d’un patient en fin de vie hors d’état d’exprimer sa volonté dès lors que ces conditions ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif poursuivi.

Contrairement aux affirmations des requérantes, le Conseil constitutionnel estime par ailleurs que loin d’être imprécises les conditions dans lesquelles le médecin use de son pouvoir d’appréciation sont clairement précisées par les textes. Le médecin ne peut en effet écarter les directives anticipées que si elles sont « manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale » du patient. Ces dispositions, souligne le Conseil constitutionnel, ne sont donc ni imprécises ni ambiguës.

Aux requérants qui invoquaient la marge d’appréciation excessive du médecin et la circonstance aggravante qu’il prenait sa décision seul, et en dehors de tout délai de réflexion préalable, le Conseil constitutionnel oppose l’argument résidant dans la considération que la décision du médecin ne peut être prise qu’à l‘issue d’une procédure collégiale destinée à l’éclairer.

On peut même ajouter à l’argument de la Haute instance constitutionnelle que, loin de relever d’un quelconque pouvoir discrétionnaire du médecin, la décision de celui-ci, du fait de l’existence d’une procédure collégiale, obéit à une formalité substantielle.

Par ailleurs l’encadrement du processus décisionnel médical et son formalisme se prolongent par le fait que, comme le souligne également le Conseil constitutionnel, la décision médicale est inscrite au dossier médical du malade et doit être portée à la connaissance de la personne de confiance désignée par le patient ou, à défaut, de sa famille ou de ses proches.

En conséquence, à l’issue de son analyse, le Conseil estime que le législateur n’a méconnu ni le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ni la liberté personnelle. Ainsi les griefs tirés de leur méconnaissance doivent donc être écartés.

S’agissant des autres points de droit constitutionnels qui avaient été soulevésliberté de conscience, principe d’égalité devant la loi, et autres droit ou liberté que la Constitution garantit – les dispositions du Code de la Santé incriminés ne les méconnaissent pas non plus et doivent être déclarées conformes à la Constitution.

CONCLUSIONS

Au-delà de son aspect lié aux circonstances d’espèce dans lesquelles elle est née, cette décision est intéressante à un quintuple point de vue :

1/ Elle a consacré de manière très nette et forte la notion de « directives anticipées » en lui donnant la dimension d’une liberté personnelle en tant que cette manifestation de volonté était assise sur la liberté d’un choix personnel face à la fin de l’existence humaine.

2/ Le Conseil constitutionnel a confirmé sa jurisprudence antérieure prétorienne relative à la dignité de la personne humaine, principe de valeur constitutionnelle reconnu en dehors de tout texte constitutionnel mais qui s’appuie sur la philosophie des premières lignes du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 en s’adossant implicitement sur la séquence historique de la seconde guerre mondiale qui a vu la lutte des peuples libres contre la barbarie de certains régimes politiques.

3/ Il a confirmé également la notion de « liberté personnelle » en lui conférant une large autonomie fondée sur les articles 1, 2 et 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 au lieu de passer par le détour de l’article 66 consacrant la liberté individuelle tournée essentiellement vers la protection de la sûreté individuelle et du régime de l’habeas corpus dans sa version française.

4/ En même temps Le Conseil constitutionnel a reconnu le statut légal de ce type de liberté dont le législateur doit dessiner les contours et le contenu dans le respect des principes constitutionnels. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel reconnaît au législateur le pouvoir de définir les conditions dans lesquelles un médecin peut écarter les directives anticipées d’un patient en reconnaissant implicitement la légitimité d’un arrêt des traitements.

5/ De nombreuses questions subsistent quant à la pertinence du cadre de l’accompagnement de la fin de vie. Celui-ci est-il adapté aux différentes situations individuelles rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils y être introduits ? Comme on le sait, les partisans d’une euthanasie – plus ou moins calquée sur un certain nombre de pays européens (Pays-Bas, Belgique, Luxembourg) qui ont déjà franchi le pas – militent, depuis de nombreuses années, pour une modification du cadre légal. Sur ce sujet grave et crucial qu’est la fin de vie – touchant à la fois l’intime et le collectif, et constituant la marque de l’éthique d’une société – le 13 septembre 2022, le Président de la République a annoncé le lancement d’une Convention citoyenne composée de quelque 150 membres dont le pilotage a été confié au Conseil économique, social et environnemental. Celui-ci a été chargé de définir toutes les conditions les plus objectives, rigoureuses et éthiques en vue de l’organisation d’un débat approfondi, et si possible serein, sur un sujet aussi complexe et sensible.

Louis SAISI

Paris, le 12 novembre 2022

I/ Sigles et abréviations :

CE = Conseil d’Etat ;

CMU = Couverture Maladie Universelle. La CMU a été créée par la loi n° 99-641 du 27 juillet 1999 portant création d’une couverture maladie universelle.  Elle a pour objet de permettre la prise en charge des soins aux assurés en situation de précarité, à la fois pour la part prise en charge par la sécurité sociale (CMU de base) mais également pour la part complémentaire (CMU-complémentaire).

TA = Tribunal administratif ;

QPC = Question prioritaire de constitutionnalité ;

SPCMD = Sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès.

II/ NOTES

[1] Cette décision intervient alors que le président Emmanuel Macron a évoqué l’été dernier un changement de législation sur la fin de vie. En effet, le 13 septembre 2022, le Président de la République a annoncé le lancement d’une Convention citoyenne sur la fin de vie, dont le pilotage a été confié au Conseil économique, social considéré comme étant au carrefour de la participation citoyenne. Le cadre de l’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations individuelles rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? C’est à cette question centrale que la Convention citoyenne de 150 membres tirés au sort répondra, en réunissant toutes les conditions de l’organisation d’un débat approfondi et serein sur un sujet complexe touchant à la fois l’intime et le collectif.

Pour piloter ce dispositif, le CESE a désigné un Comité de Gouvernance, présidé par Claire THOURY, membre du CESE, regroupant des membres du CESE, des membres du Comité Consultatif National d’Éthique, une philosophe spécialisée en éthique de la santé, un membre du Centre National des Soins Palliatifs et de la Fin de Vie, des experts de la participation citoyenne et des citoyens ayant participé à la Convention citoyenne sur le climat. Ce comité de gouvernance est chargé dassurer le suivi méthodologique du dispositif et de veiller aux principes de transparence et de neutralité. Il se réunira de façon hebdomadaire jusqu’à la fin du mois de mars.

C’est la société Harris Interactive, institut d’études et de sondages, qui a été mandatée pour réaliser le tirage au sort à partir de numéros de téléphone générés de façon aléatoire (85 % de portables et 15 % de fixes) et procéder à des appels téléphoniques afin d’identifier 150 citoyens volontaires représentatifs de la diversité de la société française.

Afin de garantir un panel représentant la diversité de la société française, le Comité de Gouvernance a décidé de retenir 6 critères de sélection des membres de la Convention : 1/le sexe ; 2/ l’âge : 6 tranches d’âge, proportionnelles à la pyramide des âges à partir de 18 ans, ont été définies ; 3/ les typologies d’aire urbaine : en se basant sur les catégories INSEE, la Convention devant respecter la répartition des personnes en fonction du type de territoires où elles résident (grands pôles urbains, deuxième couronne, communes rurales…) ; 4/ la région d’origine : en fonction du poids démographique de chaque région française, l’ensemble des territoires français seront représentés (les citoyens d’Outre-Mer devant être ciblés via un tirage au sort spécifique sur téléphones portables dont le préfixe est géolocalisé) ; 5/ le niveau de diplôme : 6 catégories ont été définies, afin de refléter le niveau de diplôme de la population française ; 6/ la catégorie socioprofessionnelle (la Convention Citoyenne devant refléter la diversité des CSP (ouvriers, employés, cadres…) au sein de la population française.

[2] Cf., en Annexe, cette décision n° 2022-1022 QPC du 10 novembre 2022 du Conseil constitutionnel.

[3] Article 61-1 (Création LOI constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet2008, art. 29)

« Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article. »

NB : La loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution a été publiée au Journal officiel du 11 décembre 2009.

[4] Cf. son intervention lors du colloque portant sur La liberté personnelle, une autre conception de la liberté, lors de la Première table ronde. Les aspects constitutionnels de la liberté personnelle, Actes de la journée d’études 17 mai 2005, Université Toulouse I, Capitole.

III/ ANNEXE : Décision n° 2022-1022 QPC du 10 novembre 2022

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 22 août 2022 par le Conseil d’État (ordonnance n° 466082 du 19 août 2022), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mmes Zohra M., Rachida M. et Saïda M. par la SCP Melka – Prigent – Drusch, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2022-1022 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du troisième alinéa de l’article L. 1111-11 du code de la santé publique.

Au vu des textes suivants :

– la Constitution ;

– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

– le code de la santé publique ;

– l’ordonnance n° 2020-232 du 11 mars 2020 relative au régime des décisions prises en matière de santé, de prise en charge ou d’accompagnement social ou médico-social à l’égard des personnes majeures faisant l’objet d’une mesure de protection juridique ;

– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

– les observations en intervention présentées pour l’association Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébro-lésés par la SCP Piwnica et Molinié, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 19 septembre 2022 ;

– les observations présentées pour les requérantes par la SCP Melka – Prigent – Drusch, enregistrées le 20 septembre 2022 ;

– les observations présentées pour le centre hospitalier de Valenciennes, partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;

– les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le même jour ;

– les secondes observations présentées pour l’association intervenante par la SPC Piwnica et Molinié, enregistrées le 30 septembre 2022 ;

– les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Ludwig Prigent, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les requérantes, Me Claire Waquet, avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour le centre hospitalier de Valenciennes, Me François Molinié, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour l’association intervenante, et M. Antoine Pavageau, désigné par la Première ministre, à l’audience publique du 25 octobre 2022 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi du troisième alinéa de l’article L. 1111-11 du code de la santé publique dans sa rédaction résultant de l’ordonnance du 11 mars 2020 mentionnée ci-dessus.

2. Le troisième alinéa de l’article L. 1111-11 du code de la santé publique, dans cette rédaction, prévoit :
« Les directives anticipées s’imposent au médecin pour toute décision d’investigation, d’intervention ou de traitement, sauf en cas d’urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation et lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale ».

3. Les requérantes, rejointes par l’association intervenante, reprochent à ces dispositions de permettre à un médecin d’écarter les directives anticipées par lesquelles un patient a exprimé sa volonté que soient poursuivis des traitements le maintenant en vie. Elles font valoir que, en permettant au médecin de prendre une telle décision lorsque les directives lui apparaissent « manifestement inappropriées ou non conformes » à la situation médicale du patient, ces dispositions ne seraient pas entourées de garanties suffisantes dès lors que ces termes seraient imprécis et confèreraient au médecin une marge d’appréciation trop importante, alors qu’il prend sa décision seul et sans être soumis à un délai de réflexion préalable. Il en résulterait une méconnaissance du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, dont découlerait le droit au respect de la vie humaine, ainsi que de la liberté personnelle et de la liberté de conscience.

4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale » figurant au troisième alinéa de l’article L. 1111-11 du code de la santé publique.

5. L’association intervenante fait en outre valoir que ces dispositions instaureraient une différence de traitement injustifiée entre les personnes en état d’exprimer leur volonté sur l’arrêt d’un traitement et celles qui n’ont pu l’exprimer que dans des directives anticipées.

6. Le Préambule de la Constitution de 1946 réaffirme que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. La sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation est au nombre de ces droits et constitue un principe à valeur constitutionnelle.

7. La liberté personnelle est proclamée par les articles 1er, 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

8. Il appartient, dès lors, au législateur, compétent en application de l’article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, notamment en matière médicale, de déterminer les conditions dans lesquelles la poursuite ou l’arrêt des traitements d’une personne en fin de vie peuvent être décidés, dans le respect de ces exigences constitutionnelles.

9. L’article L. 1111-11 du code de la santé publique prévoit que toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées relatives à sa fin de vie, qui s’imposent en principe au médecin, pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté en ce qui concerne les conditions de la poursuite, de la limitation, de l’arrêt ou du refus de traitement ou d’acte médicaux.

10. Les dispositions contestées de cet article permettent au médecin d’écarter ces directives anticipées notamment lorsqu’elles sont manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale du patient.

11. En premier lieu, en permettant au médecin d’écarter des directives anticipées, le législateur a estimé que ces dernières ne pouvaient s’imposer en toutes circonstances, dès lors qu’elles sont rédigées à un moment où la personne ne se trouve pas encore confrontée à la situation particulière de fin de vie dans laquelle elle ne sera plus en mesure d’exprimer sa volonté en raison de la gravité de son état. Ce faisant, il a entendu garantir le droit de toute personne à recevoir les soins les plus appropriés à son état et assurer la sauvegarde de la dignité des personnes en fin de vie.

12. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conditions dans lesquelles un médecin peut écarter les directives anticipées d’un patient en fin de vie hors d’état d’exprimer sa volonté dès lors que ces conditions ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif poursuivi.

13. En deuxième lieu, les dispositions contestées ne permettent au médecin d’écarter les directives anticipées que si elles sont « manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale » du patient. Ces dispositions ne sont ni imprécises ni ambiguës.

14. En troisième lieu, la décision du médecin ne peut être prise qu’à l’issue d’une procédure collégiale destinée à l’éclairer. Elle est inscrite au dossier médical et portée à la connaissance de la personne de confiance désignée par le patient ou, à défaut, de sa famille ou de ses proches.

15. En dernier lieu, la décision du médecin est soumise, le cas échéant, au contrôle du juge. Dans le cas où est  prise une décision de limiter ou d’arrêter un traitement de maintien en vie au titre du refus de l’obstination  déraisonnable, cette décision est notifiée dans des conditions permettant à la personne de confiance ou, à   défaut, à sa famille ou à ses proches, d’exercer un recours en temps utile. Ce recours est par ailleurs examiné dans les meilleurs délais par la juridiction compétente aux fins d’obtenir la suspension éventuelle de la décision contestée.

16. Il résulte de ce qui précède que le législateur n’a méconnu ni le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ni la liberté personnelle. Les griefs tirés de leur méconnaissance doivent donc être écartés.

17. Par conséquent, ces dispositions, qui ne méconnaissent pas non plus la liberté de conscience ni le principe d’égalité devant la loi, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. – Les mots « lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale » figurant au troisième alinéa de l’article L. 1111-11 du code de la santé publique, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2020-232 du 11 mars 2020 relative au régime des décisions prises en matière de santé, de prise en charge ou d’accompagnement social ou médico-social à l’égard des personnes majeures faisant l’objet d’une mesure de protection juridique, sont conformes à la Constitution.

Article 2. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 10 novembre 2022, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD et Michel PINAULT.

Rendu public le 10 novembre 2022.

ECLI : FR : CC : 2022 : 2022.1022.QPC

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