Éric SADIN : La siliconisation du monde

Éric SADIN [1]  : La siliconisation du monde – L’irrésistible expansion du libéralisme numérique (Paris, 2016, ed. L’Echappée, 291 pages)

Qu’on ne se méprenne pas ici sur notre intention ! Il ne s’agit pas, à travers l’incursion dans l’ouvrage d’Eric SADIN La siliconisation du monde – L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, de condamner la révolution numérique en tant que telle mais de nous interroger, avec son auteur, sur ses fondements libéraux et marchands mais, surtout, sur son omniprésence dans nos sociétés, notamment de ses effets envahissants dans les plus petits actes de notre vie quotidienne.

Depuis quelques années, Éric SADIN, philosophe, a entrepris de dénoncer, les dangers des technologies numériques aujourd’hui à l’oeuvre partout dans le monde, quels que soient les régimes politiques.

Il s’agit d’un modèle quasi universel qui n’est plus seulement économique mais aussi civilisationnel, fondé sur l’organisation algorithmique de nos sociétés qui entraîne chez les citoyens l’annihilation de leur libre arbitre par le dessaisissement permanent de leur propre pouvoir de décision.

Ainsi se développe ce que SADIN appelle une « industrie de la vie » qu’il décrit comme «  une économie adossée aux flux ininterrompus de la vie et du monde » (p. 124).

Il s’agit d’un « mouvement  conduisant, à terme, à ce que la quasi-totalité des gestes individuels et collectifs génère des données, traitées en vue d’ériger une connaissance approfondie des comportements et de nombre de phénomènes du réel, faisant l’objet de multiples exploitations, d’ordre prioritairement commercial. Une brosse à dents connectée signalera des inflammations de la gencive, des dégradations de l’émail, et suggérera par exemple des dentifrices ou des bains de bouche, supposés adaptés, ou une consultation auprès d’une clinique dentaire. Une tétine équipée de capteurs sera reliée au carnet de santé de l’enfant, procédera en continu à un examen salivaire, préconisera un lait « approprié » ou quelques produits alimentaires ou paramédicaux. Le téléviseur suivra les pratiques de visionnage, analysera les conversations tenues à proximité par chacun, et recommandera des programmes personnalisés, autant que des produits ou services en fonction des différents profils.

Soudainement, un horizon économique virtuellement infini se dessine. Comme la vie ne cesse de se manifester à tout moment, c’est une source inépuisable de richesse qui jaillit. C’est la vie dans ses flux physiologiques, dans ses différentes actions, dans ses états émotionnels, qui est appelée à être captée et traitée par des systèmes rétroactifs offrant à des milliards d’individus des produits ou services ajustés à chaque instant. » (cf. pp. 124-125).

L’idéologie « start up » – inventer des applications sociales (au sens large) à partir d’un « besoin » – considéré momentanément comme « non couvert » par le secteur marchand des objets ou des services, même si ce besoin est futile – se développe aujourd’hui de manière débridée… Après la publicité formatant le désir et le besoin, il s’agit d’une nouvelle posture communicative commerciale – actuellement à l’oeuvre sur tous les continents – consistant à se lancer à la conquête incessante de tous les actes de la vie quotidienne pour les disséquer et en faire des objets spéculatifs…

Or, nous dit SADIN, dans son entretien donné au Figaro le 12 janvier 2017 :

« La start-up, c’est la nouvelle utopie économique et sociale de notre temps. N’importe qui, à partir d’une «idée», en s’entourant de codeurs et en levant des fonds grâce aux capital-risqueurs, peut désormais se croire maître de sa vie, «œuvrer au bien de l’humanité», tout en rêvant de «devenir milliardaire».

« La start-up offre une cure de jouvence au capitalisme. Un capitalisme paré de contours lumineux, non plus fondé sur l’exploitation de la majorité de ses acteurs, mais sur des «vertus égalitaires», offrant à tous, du «startupper visionnaire», au «collaborateur créatif», ou à «l’auto-entrepreneur autonome», la possibilité de s’y raccorder «librement» et de s’y «épanouir». C’est pourquoi elle est adoubée par les forces tant «progressistes» que libérales, faisant l’objet d’une quasi-unanimité puisque chacun peut aller y piocher des arguments répondant à sa sensibilité. En cela, la start-up incarne de façon paradigmatique le consensus idéologique social-libéral de notre temps. »

Ce constat n’est hélàs que trop vrai lorsque nous voyons combien cette idéologie est aujourd’hui puissamment et béatement relayée en France, sans aucun bénéfice d’inventaire, par de nombreux ministres en exercice et certains candidats à l’élection présidentielle sous un masque de pseudo modernité qui risque d’être trompeur et ravageur…

Or n’oublions pas que dans notre héritage de la Grèce antique comme dans ceux de la Renaissance et de la philosophie des Lumières, c’est l’Homme qui est au centre de toutes choses… Et l’Homme c’est l’aventure de la Raison, du libre arbitre et de la liberté de conscience… bref, c’est l’aventure de l’Humanisme qui ne peut être que celle de l’émancipation des hommes…

Louis SAISI

Paris, 23 avril 2017

[1] Éric SADIN est écrivain et philosophe. Intervenant régulier à Sciences Po Paris, il a été professeur à l’Ecole supérieure d’art de Toulon et visiting professor à L’ECAL de Lausanne et à l’Université d’art IAMAS (Japon). Il a publié de nombreux ouvrages, notamment sur l’état de nos rapports aux technologies numériques : Surveillance Globale. Enquête sur les nouvelles formes de contrôle (éd. Flammarion, 2009) ; La Société de l’anticipation (éd. Inculte, 2011) ; L’Humanité Augmentée. L’administration numérique du monde (éd. L’échappée, 2013) ; La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique (éd. L’échappée, 2015).

Lire également Éric SADIN : «L’anarcho-libéralisme numérique n’est plus tolérable», interview donnée au journal Libération (en ligne) du 20 octobre 2016.

Lire aussi son entretien fleuve donné au journal Le Figaro.fr/Figaro Vox le 12 janvier 2017.

 

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