Le fascisme selon Umberto ECO par Louis SAISI

Le fascisme selon Umberto ECO

Umberto ECO (1932-2016) était un remarquable philosophe, écrivain et essayiste.

Brillant universitaire, il était titulaire de la chaire de sémiotique [1] à l’université de Bologne et directeur de l’École supérieure des sciences humaines de cette même université. Outre la sémiotique, il y enseignait également l’esthétique médiévale, la communication de masse, la linguistique et la philosophie.

Il est considéré comme l’un des penseurs européens les plus importants de la fin du XXe siècle.

Mais il est surtout connu par le grand public comme l’auteur à succès des romans Le nom de la Rose (1980) [2] et Le pendule de Foucault (1988).

À la fin des années 90, il s’est penché, avec une grande finesse et profondeur, sur l’analyse du fascisme qui devait déboucher, en 2017, un peu après sa mort, par la publication, chez Grasset, de son livre Reconnaître le fascisme, ouvrage aussi pédagogique que fondamental.

Reconnaître le fascisme d’Umberto ECO, publié par Grasset en 2017.

Ce petit ouvrage de 52 pages (au format de poche) trouve sa source, nous dit la Note de l’éditeur, dans une conférence prononcée par Umberto ECO à l’université de Columbia (New-York) le 25 avril 1995. Il fut publié d’abord dans The New Review of Books.

L’édition originale de l’ouvrage sera publiée en Italie en 1997 sous le titre Cinque Scritti Morali (Ed. Bompiani).

Repris en France sous le titre « Le fascisme éternel », en 2000, il fera partie du volume d’essais calqué sur le volume d’essais de l’édition italienne de 1997, mais cette fois sous le titre français Cinq leçons de morale.

Umberto ECO nous met tout de suite en garde : le mot « fascisme » est devenu aujourd’hui « une synecdoque, la dénomination pars pro toto de mouvements totalitaires différents » (p. 25). Or, selon lui, il n’y a ni une « quintessence » du fascisme, ni même une « essence ».

I/Un ensemble flou et contradictoire au niveau idéologique (cf. pp. 25-33)[3]

Analysant le fascisme italien, ECO l’appréhende comme un « totalitarisme fuzzy », c’est-à-dire « flou, confus, imprécis, voilé » (voir note 1 du bas de page 25).

« Le fascisme, nous dit-il, n’avait rien d’une idéologie monolithique, c’était un collage de diverses idées politiques et philosophiques, fourmillant de contradictions. Peut-on concevoir  un mouvement totalitaire qui réunisse la monarchie et la révolution, l’armée royale et la milice personnelle de MUSSOLINI, les privilèges accordés à l’Église et une éducation étatique exaltant la violence, le contrôle de l’Etat et le libre marché ? » (pp. 25-26)

Pour ce qui est du cas de l’Italie, il donne ensuite une description de ce qu’il considérait, contrairement au nazisme, comme une image incohérente du fascisme italien. Ainsi d’un côté l’on pouvait y percevoir un esprit intolérant et inquisitorial qui sévissait : GRAMSCI en prison ; le député socialiste MATTEOTTI et les frères ROSSELLI assassinés ; la presse muselée ; les syndicats démantelés ; les opposants politiques exilés ; etc. (p. 30). D’un autre côté, l’on pouvait relever : l’admission d’une forme rationaliste architecturale moderne se démarquant de celle des architectes fascistes et de leur pseudo-colisées ; la protection par BOTTAI, fasciste cultivé, de l’art pour l’art (conception de l’art habituellement considéré comme une forme de décadence par les régimes autoritaires et notamment celui de l’Allemagne nazi) ; la célébration du poète D’ANNUNZIO, poète national, acceptée malgré son dandysme, puis sa prise de distance avec le fascisme, et malgré sa proximité et son compagnonnage avec les travers français du décadentisme [4] ; les tendances futuriste d’artistes italiens célébrés (MARINETTI) ; la dissension tolérée des poètes et écrivains hermétistes, alors qu’ils s’opposaient au style pompeux du régime et au culte fasciste de l’optimisme et de l’héroïsme (pp.27-30).

Toutes ces contradictions dénotent, pour Umberto ECO, une « désarticulation politique et idéologique » (p. 31).

Ainsi, pour Umberto ECO, s’il n’y eut qu’un seul nazisme, « on peut jouer au fascisme de mille façons, sans que jamais le nom du jeu change… Le terme fascisme s’adapte à tout parce que même si l’on élimine d’un régime fasciste un ou plusieurs aspects, il sera toujours possible de le reconnaître comme fasciste. » (pp 31 et 33).

II/ Les caractéristiques du fascisme primitif et éternel (pp. 34-48) [5]

Umberto ECO, malgré cet « imbroglio » ne renonce pas pourtant à établir « une liste de caractéristiques typiques » de ce qu’il appelle « l’Ur-fascisme, c’est-à-dire le fascisme primitif et éternel. »

Il en décline ainsi pas moins de quatorze :

1°) Le culte de la tradition (pp. 34-36)

Le traditionalisme, note ECO, est plus ancien que le fascisme. Il rappelle qu’il fut la caractéristique de la pensée catholique contre-révolutionnaire après la Révolution de 1789.

Mais il s’était manifesté bien avant, sous l’Antiquité, dans le bassin méditerranéen, sous la forme du syncrétisme. Tous les messages contiennent des germes de vérité et de sagesse, et il faut tolérer les contradictions des pratiques et des croyances. Il n’y a pas d’avancée du savoir, tout a déjà été dit. Ceci posé, c’est admettre alors que la vérité a été énoncée une fois pour toutes et qu’il n’y a pas lieu de la remettre en cause ni encore moins d’en changer.

2°) Le corollaire du traditionalisme est le refus du modernisme (p. 37)

Il s’agit de refuser l’esprit de 1789. Il faut rejeter le siècle des lumières et l’âge de la Raison qui signent, selon les fascistes, le début de la dépravation moderne. Umberto ECO estime donc, en conclusion, que « l’Ur-fascisme peut être défini comme irrationalisme ».

3°) L’irrationalisme débouche sur le culte de l’action pour l’action (p. 38)

Seule l’action vaut en tant que telle et doit être mise en œuvre spontanément, sans être ralentie ou altérée par une phase de réflexion préalable.

La réflexion, liée à la pensée, équivaut à une forme d’émasculation.

La culture, susceptible d’alimenter la capacité critique, est suspecte et dangereuse et donc, à ce titre, doit être combattue comme une forme d’amollissement de l’énergie et de la virilité (cf. la phrase de Goebbels) [6].

Les intellectuels sont les ennemis du régime : la plupart du temps, ils sont soit snobs, soit radicaux, soit communistes.

Les « intellectuels » fascistes n’auront de cesse de dénoncer le monde des intellectuels comme perverti par la culture moderne au détriment des « valeurs traditionnelles ».

4°) La condamnation de toute critique (p. 39)

Le syncrétisme est l’ennemi de la critique car celle-ci établit des distinctions subtiles équivalant à un signe de modernité suspecte.

Prôné par la culture moderne comme un gage de progrès et de développement des sciences, des connaissances, la recherche de la vérité, etc., le désaccord, pour le fascisme, est un signe de trahison.

5°) Le consensus et la prohibition du désaccord (p. 39)

Pour U. ECO, le fascisme recherche le consensus et la cohésion et développe une peur instinctive de tout ce qui est différence, singularité. Le fascisme désigne l’autre dans sa différence comme un intrus. C’est un mouvement raciste dans ses fondements et dans ses principes unanimistes.

 6°) L’exploitation de la frustration individuelle ou sociale (pp. 39-40)

Dans les contextes de crise économique se traduisant par l’aggravation de la condition sociale des classes moyennes ou à la suite d’une humiliation politique [7], les frustrations s’accumulent chez certains groupes sociaux qui constituent ainsi le réceptacle tout désigné sur lequel se déverse la propagande fasciste.

7°) L’appartenance identitaire, l’obsession de l’ennemi et du complot (pp. 40-41)

L’appartenance au même pays – et notamment le fait d’être né au sein d’une grande nation, elle-même tant vantée et glorifiée par le nationalisme exacerbé de ses dirigeants – va déboucher sur une identité d’autant plus forte qu’elle sera nourrie par la désignation d’ennemis décrits de manière vindicative. Cette identité sera confortée par la dénonciation d’un complot international faisant naître un sentiment de rejet et de xénophobie à l’encontre des juifs dans l’Allemagne nazie [8].

 8°) L’opulence et la force de l’ennemi : son évaluation (pp. 41-42)

 Il ne suffit pas de désigner l’ennemi, il faut le faire dans des termes tels que celui-ci soit perçu comme un danger à cause de sa richesse ostentatoire et de ses forces telles qu’elles fassent naître un sentiment d’humiliation suffisamment belliqueux.

Car, en même temps, il y a lieu d’inculquer l’idée que cet ennemi pourra et même devra être vaincu, d’où le dosage difficile entre la description de la force réelle ou supposée de l’ennemi. Pour U. ECO cette difficulté à évaluer objectivement l’ennemi constitue une faiblesse des fascismes et, selon lui, les condamne toujours à perdre leurs guerres.

9°) La dénonciation du pacifisme en tant que collusion avec l’ennemi (p. 42)

Dans le fascisme, la vie est assimilée à la lutte qui est nécessaire, l’état de guerre étant permanent et inhérent à la vie elle-même. Dès lors, toute manifestation de pacifisme est dénoncée comme une collusion avec l’ennemi. Mais, comme le souligne lui-même U. ECO, très justement, les fascistes rencontrent alors une contradiction centrale dans leur discours. En effet, souligne ECO, s’ils peuvent vaincre leurs ennemis, à l’issue d’une lutte finale, suivra alors une ère de paix, laquelle ne pourra plus être assimilée à un état de guerre permanent.

10°) L’élitisme, idéologie réactionnaire (pp. 43-44)

U. ECO, ce qui est assez rare chez nos penseurs et hommes politiques contemporains [9], analyse d’emblée « l’élitisme » comme « un aspect de l’idéologie réactionnaire, en tant que fondamentalement aristocratique. » Et, ajoute-t-il, « Au cours de l’histoire, tous les élitismes aristocratiques et militaristes ont impliqué le mépris pour les faibles ».

D’où la proposition d’élitisme populaire développé par l’Ur-fascisme. Mais le fascisme organise le groupe de manière hiérarchique (modèle militaire) avec au sommet un dominateur. Cela est justifié par le fait que les masses elles-mêmes sont faibles et ont besoin d’un chef, d’où la structure pyramidale dans laquelle chaque leader, lui-même subordonné à un autre leader plus haut placé que lui dans la chaîne hiérarchique, méprise à son tour ses subalternes qui à leur tour méprisent leurs inférieurs.

C’est l’élitisme de masse fondé sur l’obéissance au chef à chaque degré hiérarchique.

11°) Le culte du héros (pp. 44-45)

Pour U. ECO, dans l’idéologie fasciste, le héros est la norme et chacun doit être éduqué pour en devenir un.

Le culte de l’héroïsme est inévitablement associé à la mort [9], laquelle doit être affrontée sans peur et dans la dignité. La mort devient ainsi la récompense d’une vie héroïque.

12°) Le machisme (p. 45)

Il n’est pas toujours facile de faire la guerre ni davantage d’être un héros tous les jours. Aussi, selon Umberto ECO, le fascisme transfère-t-il sur les femmes sa volonté de puissance et de domination sexuelle. Pour l’auteur du Roman de la Rose, il n’y a pas de doute que l’origine du machisme – développant un certain mépris pour les femmes et une position intolérante et brutale parfois sur des mœurs sexuelles non conformistes (homosexualité) – vient de là.

13°) La négation de l’individu au profit du peuple et du chef, la haine du parlementarisme (pp. 45-46)

Pour l’Ur-fascisme, il n’y a pas d’individus ni de citoyens dotés de droits politiques.

Il n’y a qu’un peuple – qui n’est pas l’addition des individus – mais qui n’est « qu’une qualité, une entité monolithique exprimant la « volonté commune ». Puisqu’aucune quantité d’êtres humains ne peut posséder une volonté commune, le Leader se veut leur interprète… les citoyens n’agissent pas, ils sont seulement appelés, pars pro toto, à jouer le rôle du peuple… qui n’est plus qu’une fiction théâtrale. »

ECO redoute que ne se constitue, dans l’avenir, un « populisme qualitatif télé ou Internet, où la réponse émotive d’un groupe sélectionné de citoyens peut être présentée et acceptée comme la  « voix du peuple » ».

Le corollaire de ces fondements est que le fascisme s’oppose aux régimes parlementaires qu’ils exècrent et abominent. L’on sait comment MUSSOLINI, comme HITLER, réglèrent leur sort à leurs parlements respectifs, lesquels, selon eux, ne représentaient plus la volonté populaire.

14°) La novlangue des fascismes (pp. 47-48)

Si, note U. ECO, la « novlangue » fut inventée par ORWELL dans 1984, il y a lieu de ne pas oublier que, bien avant, les textes scolaires, nazis ou fascistes, s’étaient fondés sur un vocabulaire pauvre et élémentaire pour limiter et empêcher toute forme de raisonnement complexe fondé sur la critique et la réflexion.

L’auteur nous invite à être vigilants et à identifier toutes les autres formes de novlangue, « même lorsqu‘elles prennent l’aspect innocent d’un talk-show »[11]

En guise d’épilogue, U. ECO cite le président ROOSEVELT qui considérait le 4 novembre 1938 que le seul moyen de lutter contre le fascisme était la progression de la démocratie (américaine en l’occurrence) [12]  « comme une force vive cherchant jour et nuit, par des moyens pacifiques, à améliorer la condition de nos citoyens.»

Louis SAISI

Paris, le 30 mai 2017

 NOTES

[1] De manière schématique, l’on peut dire que la sémiotique est plus connue en France sous le terme sémiologie (à ne pas confondre toutefois avec sémantique qui n’en est qu’une partie se rapportant aux mots). Cette discipline se définit comme l’étude du processus de signification, c’est-à-dire de la production, codification et communication de signes. Elle se propose d’étudier les signes ou/et les symboles en privilégiant le concept de signe.

[2] Dont on fit le film à succès que l’on connaît.

[3] Les phrases mises entre guillemets dans tous les développements qui suivent sont des citations de l’auteur et correspondent aux pages cités entre parenthèses.

[4] BAUDELAIRE, PÉGUY, etc. Selon la Revue ACCATTONE, « Le décadentisme, courant né au XIXe siècle, et porté par des auteurs aussi célèbres que BAUDELAIRE, PÉGUY, ou D’ANNUNZIO, fait son grand retour dans nos milieux intellectuels. Mouvement justement appelé « fin-de-siècle », notamment en littérature où celle-ci connaissait une production inflationniste, il s’est toujours érigé contre l’idée d’un progrès ou d’un modernisme qui aurait pour mission de tout emporter dans son sillage, au service d’une logique éminemment tautologique. » (cf. https://accattone.net/2015/10/16/eternel-retour-du-decadentisme/)

[5] Les phrases mises entre guillemets dans tous les §§ qui suivent (1 à 14) sont des citations de l’auteur et correspondent aux pages cités entre parenthèses dans l’intitulé de chacun de ceux-ci.

[6] La sinistre phrase de GOEBBELS est bien connue : « Quand j’entends le mot culture, je sors mon révolver ».

[7] On peut penser ici à l’Allemagne vaincue, humiliée par le Traité de Versailles du 28 juin 1919, qui donnera naissance à l’Allemagne de Weimar et à la naissance, au moins chez certains, d’un sentiment national revanchard qui contribuera à faire le lit du nazisme (LS).

[8] Les fascistes y ajoutent aussi les francs-maçons et les communistes, et parfois les trois réunis : complot « judéo-maçonnique communiste ». (LS)

[9] En dehors même de l’analyse développée par Umberto ECO, il y a lieu de souligner que même dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui, les moins totalitaires (France, Allemagne, Royaume-Uni, USA, etc.), l’élitisme est souvent prôné comme une nécessité dans toutes les formes de régime politique constitutionnel depuis 1789. Si l’on admet, après H. ECO, que certains germes du fascisme soient dans l’élitisme, cela devrait appeler à une certaine réflexion collective.

[10] U. ECO rappelle justement que « Viva la muerte ! » était la devise des phalangistes ». C’était en effet le cri de ralliement franquiste pendant la guerre d’Espagne, créé par José MILLÁN-ASTRAY. Viva la muerte est aussi le titre d’un film de Fernando ARRABAL réalisé en 1971 (LS).

[11] Rappel : Un talk-show est généralement défini comme une émission télévisée ou radiophonique réunissant des personnes pour discuter de thématiques diverses sélectionnées par l’animateur de l’émission. Ces personnes sont invitées à venir s’exprimer à tour de rôle, selon leurs compétences et notoriété, sous la forme de chroniques par exemple, ou sous la forme de débats, c’est-à-dire d’éclairages complémentaires ou parfois contradictoires à l’occasion desquels les intervenants confrontent leurs points de vue. Ce sont souvent des « initiés » de la radio ou du petit écran qui reviennent régulièrement selon les goûts et sensibilités des animateurs. Une tendance dominante, un style et un vocabulaire se dégagent à l’occasion de chacune de ces émissions. C’est ainsi que se forge la pensée dominante (note LS).

[12] Souligné par nous, LS.

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