SARTRE, l’AMÉRIQUE ET LE GAULLISME EN 1945…
Sur l’invitation du Département d’Etat américain adressée à une douzaine de journalistes français pour leur permettre de découvrir les États-Unis, Jean-Paul SARTRE, en tant que correspondant et envoyé spécial du Figaro, va pendant trois mois sillonner le continent américain en traversant de nombreuses villes américaines comme NEW-YORK, BALTIMORE, HOLLYWOOD et la NOUVELLE-ORLÉANS.
Considérant alors que le journalisme n’était pas un genre mineur, notamment dans le combat politique des idées, infatigable reporter-chroniqueur, SARTRE va ainsi livrer à ce journal ses impressions sur le nouveau monde, mais va surtout développer son analyse, toujours critique et lucide, de la politique américaine qui s’entrecroise alors de près avec la situation politique française au lendemain de la Libération. C’est ainsi qu’il rédigera une dizaine d’articles qui seront publiés, entre janvier et avril 1945, dans Le Figaro. Ce journal les a fort heureusement exhumés de ses archives en 2015, ce qui nous donne une documentation très utile et précieuse, aujourd’hui, nous instruisant sur le climat politique particulier de l’époque régnant notamment au sein de la communauté française d’émigrés à NEW-YORK.
Dans l’un de ces articles daté du 25 janvier 1945 (reproduit ci-dessous), en même temps qu’il annonce la « victoire du gaullisme » (qui en donne le titre), il y célèbre la France comme une « démocratie de combat ».
Louis Saisi
Paris, le 22 mars 2018
Le FIGARO, 25 janvier 1945
Victoire du Gaullisme [1]
(De notre envoyé spécial Jean-Paul SARTRE)
Le «State Department» soutenait Giraud pour des raisons militaires. Dopés par ses larges subventions, certains journaux français commencèrent d’embrasser la cause giraudiste. Dans le fond, la situation n’avait pas changée: simplement, puisque les Américains allaient gagner la guerre, il fallait remplacer Pétain, trop compromis, par ce général distingué. Les gaullistes ne voulurent pas plus de Giraud que de Pétain. La Nation organisa des meetings contre Giraud. Des milliers de personnes y assistèrent. Il y eu des discussions violentes et publiques. «Avec Giraud, disaient les giraudistes, nos boys sont entrés dans Alger presque sans pertes. «Il y a encore trop de pertes, répondaient les gaullistes. Avec de Gaulle vous n’en auriez pas eu du tout». Un Américain m’a parlé à ce propos d’une «nouvelle affaire Dreyfus».
«Une jeune américaine se traça au couteau une croix de Lorraine sur le bras»
À New York, certaines, parmi les meilleures familles, étaient scindées en deux; le lycée connut la guerre civile; il y eu des brouilles; une jeune Américaine se traça au couteau une croix de Lorraine sur le bras. Chez les émigrés français, haine et violence étaient à leur comble. C’est que leur passion était d’autant plus violente qu’elle restait, malgré tout, abstraite.
De New-York, de Gaulle, Giraud, la France, l’occupation, les Allemands restaient des entités. Et puis il y a eu le complexe d’infériorité de l’émigré.
Ceux-là mêmes qui ont le mieux servi la France, aux États-Unis gardaient une sorte de honte de n’être pas demeurés dans leur pays, pour partager ses malheurs. Plusieurs d’entre eux, aujourd’hui encore, m’ont demandé, avec inquiétude: «Qu’est-ce qu’on pense de nous? Nous en veut-on? La fureur de leurs sentiments leur paraissait une compensation: ils se sentaient meilleurs Français parce qu’ils étaient plus irrités contre leurs compatriotes. Mais que des Américains en soient venus au même point de passion, c’est ce qui doit particulièrement nous toucher. C’est, qu’au fond, ils se combattaient pour des principes dont la France était redevenue pour eux le symbole. Ces deux images de la France – celle-là, la France peureuse et renfermée sur elle-même, celle-ci la France révolutionnaire – s’opposaient comme les Américains eux-mêmes. Non pas comme les démocrates et les républicains, mais à l’intérieur de chacun de ces deux grands partis, comme des libéraux, les progressistes et les conservateurs. C’est l’existence même de ces libéraux qui a rendu à la France sa vieille signification internationale. Ce sont eux qui l’ont défendue par toute espèce de propagande.
Lorsque le président Roosevelt invita de Gaulle à Washington, la bataille durait toujours. Un décret du gouvernement avait fendu en un seul les deux groupements de bienfaisance: le gaulliste et le pétainiste. Mais au sein de l’organisation nouvelle on se haïssait de près. Les partisans même du général qui étaient inquiets.
«Depuis la réception du roi et de la reine d’Angleterre, on n’avait rien vu de tel» (Le chef de la police de Washington).
Quel accueil la population new-yorkaise lui réserverait-elle? On sait ce qu’il fut. «Depuis la réception du roi et de la reine d’Angleterre, a dit le chef de la police, on n’avait rien vu de tel.» Les dissensions profondes du gaullisme et du giraudisme étaient soudain surmontées et les barrières brisées.
Ce qui parut un déchaînement subit de l’enthousiasme fut préparé par un travail patient, et nombreux sont ces Américains qui n’ont pas craint de se désavouer et de consacrer tout leur temps à la propagande française. Il faut qu’on le sache en France et qu’on mesure la force des liens qui nous unissent à l’Amérique d’après la violence du conflit qui opposa, à notre sujet, des citoyens américains. Mais, surtout, il faut voir que si le gaullisme l’a emporté en Amérique, ce n’est pas à titre de parti ou de groupement sectaire. La victoire de de Gaulle, dans ce qu’on a parfois appelé la bataille de New-York, signifie le triomphe d’une image de la France sur une autre image. L’insurrection a confirmé ce triomphe. Ce que les Américains ont jeté dans les rues, le jour de la Libération, ce qu’ils ont applaudi au cinéma lorsque BLANCHAR présentait le film de l’insurrection, c’est une France démocratique et révolutionnaire à laquelle ils ne croyaient plus guère et qu’ils ont retrouvée, la reconnaissance du Gouvernement Provisoire est un succès pour le libéralisme et, du même coup, ce succès des libéraux assure que la France petite-bourgeoise des Giraud et des Pétain est reléguée au magasin des accessoires. Les conservateurs eux-mêmes ont renoncé à cette image. Ils reconnaissent, sans plaisir, que le sang qui a coulé à Paris au mois d’août était un «sang de gauche» dont Malraux a parlé.
Il ne faut pas demeurer longtemps à New-York pour voir quels sont nos vrais amis et pour comprendre ce qu’ils attendent de nous. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que l’accueil émouvant qui nous est réservé partout vise à honorer à travers nous la Résistance Française. Je me suis senti d’abord très gêné, parce que nous n’avions pas été envoyés comme représentants de la Résistance et que, si les journaux avaient pressenti le sens de l’invitation qui leur était faite, ils n’auraient pas eu de peine à choisir de plus digne que moi. Mais, en fait, c’est encore se donner trop d’importance que d’avoir de ces délicatesses. Nos personnes ne sont pas en cause; à travers elles, et simplement parce que nous sommes Français, ces manifestations d’amitié, si délicates et touchantes s’adressent aux Résistants de France, c’est-à-dire à une démocratie de combat.
Jean-Paul SARTRE
[1] Source :http://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2015/01/25/26010-20150125ARTFIG00056-sartre-la-franceune-democratie-de-combat.php. Seuls les deux intertitres de cet article, en plus gros caractères et en italiques, sont de la rédaction du Figaro. Ils reprennent d’ailleurs les expressions utilisées par Jean-Paul SARTRE lui-même.