Analyse anthropologique de Noël et du Père Noël selon Claude LEVI-STRAUSS (« Le Père Noël supplicié »)

Analyse anthropologique de Noël et du Père Noël selon Claude LÉVI-STRAUSS à travers son article « Le Père Noël supplicié » (1952) par Louis Saisi

On est le 23 décembre 1951, l’effigie du Père Noël est brûlée, avec l’approbation de l’épiscopat français, aux grilles de la cathédrale de Dijon …

Voilà de quoi nous réinterroger, avec le très sérieux anthropologue Claude LEVI-STRAUSS,  sur le vrai sens de Noël car le 25 décembre 2017, nous avons fêté Noël et sa moisson de cadeaux avec l’inévitable Père Noël tombé du ciel pour les enfants…

Et cela d’autant plus que le même jour, le 25 décembre de chaque année, les chrétiens célèbrent l’anniversaire de la naissance de Jésus.

La concordance entre Noël et la fête de la Nativité mit du temps à s’instaurer.

Le 21 décembre est le jour du solstice d’hiver. Mais il faut attendre le 25 décembre pour que l’allongement du jour devienne perceptible. Cette date devint donc la Fête de la Renaissance du Soleil, qui devint Noël, l’anniversaire de la naissance de Jésus (= Dieu sauve), considéré par les chrétiens comme le Sauveur, et donc le nouveau Soleil des Hommes.

La date de la célébration de la fête de Noël a été elle-même le résultat de l’évolution des mœurs populaires depuis la Rome antique autour du solstice d’hiver.

Noël vient du latin « dies natalis » = jour de la naissance. C’est la célébration de la naissance de Jésus à Bethléem. On dit aussi « Nativité ». La date de la commémoration de la naissance de Jésus fut longtemps problématique.

BREF RAPPEL…

Dès le premier siècle avant J-C, on célébrait à Rome le culte de MITHRA. Ce culte, d’origine persane, et cher à l’écrivain Henry de MONTHERLANT [1], fut importé à Rome par les légionnaires romains. MITHRA était la divinité perse de la lumière. On faisait ainsi une fête le 25 décembre, quatre jours après le solstice d’hiver, pour célébrer la naissance de MITHRA, et en même temps la date de la renaissance/anniversaire du soleil invaincu (Dies natalis solis invicti). On le fêtait par le sacrifice d’un jeune taureau.

En 274, l’empereur AURÉLIEN déclara le culte de MITHRA religion d’État et il fixa la célébration du solstice au 25 décembre. Ainsi donc fêter un anniversaire de naissance était, au départ au moins, des mœurs d’origine païenne étrangères aux premiers chrétiens.

Les premiers chrétiens attendirent le IVème siècle de notre ère pour adopter de telles mœurs païennes. Cela est d’ailleurs d’autant moins surprenant qu’il était nécessaire, avant tout, de pouvoir déterminer avec exactitude la date de la naissance du Christ. Or c’est seulement à partir du IIème siècle que l’Église chercha à déterminer, dans l’année, le jour de la naissance de JÉSUS sur lequel les évangiles sont muets.

Pourtant, la plus ancienne référence à Noël remonte à 138. Elle fut rapportée dans le Liber Pontificalis [2]. Bien qu’il faille prendre cela avec une certaine circonspection et prudence, il y est notamment dit que le pape TÉLESPHORE (125-138) aurait été le premier pontife à instituer la messe de minuit.

Cependant, Noël n’était toujours pas forcément célébré, à cette époque, le même jour qu’aujourd’hui, la date variant selon les divers calculs. Ainsi il est arrivé que l’on célèbre la naissance du Christ le 6 janvier, le 28 mars (parfois 20 mars) ou encore le 18 avril (parfois aussi 10 avril).

Reprenant la date du culte païen de MITHRA, l’empereur chrétien CONSTANTIN (280-337) décida de fixer la date de Noël au 25 décembre.

Sa conversion au christianisme fut  le fruit d’une double vision : alors qu’il était en guerre contre un rival,  il vit dans le ciel une croix, puis il fut traversé par une vision lui disant qu’il serait victorieux  s’il apposait un signal chrétien sur les étendards de sa légion. LabarumIn hoc signo vinces lui aurait dit la vision : « Par ce signe tu vaincras » et le signe était le monogramme grec du Christ, le chrisme. Le récit de la vision figure dans la “Vie de Constantin” d’Eusèbe de Césarée. L’auteur, qui  avait connu personnellement cet empereur, affirmait tenir cette information de sa bouche.

 

C’est ainsi  qu’en 313, par l’Edit de Milan,  l’empereur Constantin mit fin aux persécutions des chrétiens sous l’Empire Romain.

Mais du côté de la Papauté, c’est seulement en 336 que le 25 décembre fut enfin désigné comme jour fixe de la naissance du Christ. On l’attribue, en effet, au pape MARC qui rédigea le tout premier calendrier faisant l’inventaire des festivités religieuses, où figure Noël à la date du 25 décembre. Malheureusement, son pontificat fut trop court (Janvier-Octobre 336) et l’empêcha d’instaurer officiellement la célébration, ni encore moins d’y prendre part…

Les célébrations de la Nativité

Il fallut attendre encore 20 ans pour qu’en 355 Noël soit fêté comme tel par un pape. C’est saint LIBÈRE (352-366) qui organisa la première liturgie officielle, en la toute nouvelle basilique Saint-Pierre fraîchement inaugurée après la paix constantinienne. Cette date du 25 décembre avait une valeur symbolique. En effet, en s’inspirant de MALACHIE [3] 3/20 [4] et LUC [5] 1/78 [6], on considérait la venue du Christ comme le lever du « Soleil de justice ». La fête de Noël, fête du 25 décembre, célèbre ainsi la naissance de Jésus, soleil de justice…

La fête du 25 décembre s’étendit ensuite progressivement en Orient et en Gaulle : en 379 à Constantinople ; au début du Vème siècle en Gaulle ; au cours du Vème siècle à Jérusalem ; à la fin du Vème siècle en Égypte. Dans les Églises d’Orient, au IVème siècle, on célébrait, sous des formes diverses, le 6 janvier, la manifestation de Dieu.

L’empereur THÉODOSE II, en 425, codifia officiellement les cérémonies de la fête de Noël. La fête du 25 décembre devint exclusivement chrétienne. CLOVIS fut baptisé dans la nuit du 25 décembre 496 [7]. En 506, le concile d’AGDE en fit un jour d’obligation. En 529, l’empereur JUSTINIEN fit de la fête du 25 décembre un jour chômé. La messe de minuit se célébra, dès le Vème siècle, avec le pontificat de GRÉGOIRE LE GRAND.

Beaucoup plus tard, en 800, au cours du Haut Moyen Age, CHARLEMAGNE sera couronné empereur par le pape le jour de Noël.

 

Théodose II (401-450)

 

DÉCEMBRE 1951 ET NOËL…

Il n’y pas que les crèches provençales installés dans le hall des mairies qui suscitent des débats enflammés et très polémiques quant à notre art de vivre ensemble par-delà nos différences et sensibilités inévitables…

La place de la spiritualité, souvent incarnée par certaines religions monothéistes, génèrent des tensions récurrentes, et contrairement à un certain « catastrophisme » ambiant porté par des Cassandre et esprits chagrins, notre période actuelle n’en a pas le monopole…

À l’approche de Noël, en décembre 1951, une polémique éclata en France.

Certains prélats catholiques, excédés par l’importance prise par le mythe du Père Noël qui se traduisait par une dévotion croissante accordée par les familles et les commerçants au personnage du Père Noël, au détriment de la Fête de la Nativité, dénoncèrent avec véhémence la « paganisation » inquiétante de la fête de Noël qui, selon eux, détournait l’esprit des adultes et des enfants du sens proprement chrétien de cette fête, au profit d’une pratique mercantile et festive dépouillée de sa symbolique religieuse.

De manière plus discrète, l’Église protestante avait joint sa voix à celle de l’Église catholique.

À Dijon, le 23 décembre 1951, à l’avant-veille de Noël, la moutarde monta au nez de la communauté catholique pratiquante…

Selon France-Soir, journal du soir – alors en pleine expansion avec le plus fort tirage de la presse française -, plusieurs centaines d’enfants des patronages, avec l’accord et la bénédiction du clergé local – qui avait déjà condamné le Père Noël comme un infâme usurpateur doublé d’un éternel hérétique ayant même reçu droit de cité dans toutes les écoles publiques où la crèche était irrémédiablement bannie – se rassemblent devant les grilles de la cathédrale de Dijon pour y brûler l’effigie du Père Noël…

L’affaire – qui provoqua l’indignation des bons pères de famille, même catholiques, de Dijon mais aussi de tout l’hexagone – fit grand bruit… Comment avait-on osé s’en prendre au vénérable vieillard à la barbe blanche sur fond d’habit rouge ?  L’attitude du clergé dijonnais fut largement désavouée par l’opinion publique et celui-ci dut battre en retraite et se faire discret…

Portrait de l’anthropologue Claude Levi-Strauss

Le célèbre anthropologue Claude LÉVY-STRAUSS (1908-2009) devait s’en emparer pour écrire un peu plus tard, en mars 1952, « Le Père Noël supplicié » dans la revue « Les Temps Modernes » dirigée alors par Jean-Paul SARTRE (no 77, 1952, pp. 1572-1590, Paris, Les Éditions Gallimard).

Il y a lieu de rappeler ici, très brièvement, que Claude LÉVI-STRAUSS, titulaire, à partir de 1959, de la chaire d’anthropologie sociale au Collège de France, fut un brillant anthropologue et ethnologue français qui exerça, au niveau international, une influence déterminante sur les sciences humaines et sociales au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Il devint, sinon le chef de file, au moins l’une des figures fondatrices et marquantes du structuralisme à partir des années 1950, en développant une méthodologie propre, l’anthropologie structurale [8], par laquelle il renouvela en profondeur l’ethnologie et l’anthropologie en leur appliquant les principes holistes [9] issus de la linguistique, de la phonologie, des mathématiques et des sciences naturelles.

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L’ARTICLE DE CLAUDE LÉVI-STRAUSS de MARS 1952…

L’article de Claude LEVI-STRAUSS fut publié dans la Revue Les Temps modernes qui, dès sa création, s’est  définie comme une revue politique, littéraire et philosophique française. Elle fut fondée en 1945 par Jean-Paul SARTRE et Simone de BEAUVOIR, et publiée d’abord aux éditions Gallimard.

Selon l’Encyclopédie Universalis, « Les Temps modernes furent à la fois la revue de Sartre et le lieu d’expression privilégié d’un mouvement vite dominant dans la vie intellectuelle et littéraire d’alors : l’existentialisme. Dès le premier numéro, publié en octobre 1945 chez Gallimard, SARTRE lance le thème-leitmotiv de ces années d’après guerre : la littérature engagée, avec cet avertissement (ou cette restriction) : « L’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature. »

Puisqu’il fallait être « dans le coup », Les Temps modernes allaient donc être chaque mois de tous les coups, et ses rédacteurs des « chasseurs de sens », comme l’écrira Simone de BEAUVOIR ».

Dans l’article remarquable et très incisif  qu’il y écrivit en mars 1952,  intitulé « Le  Père Noël supplicié », Claude LÉVI-STRAUSS met à notre service ses outils d’ethnologue, pour nous inviter à nous interroger sur les raisons de l’attachement profond des gens à la fête de Noël et de la croissance fulgurante de ce rite dans la France de l’après-guerre. Avec la distance critique du chercheur, il nous montre que cette fête se rattache à des pratiques initiatiques bien plus anciennes que le christianisme.

L’anthropologue veut d’abord dépasser ce qu’il qualifie élégamment de « sensiblerie pleine de tact ». En effet, nous dit-il, « il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. »

LA QUESTION CENTRALE : POURQUOI LES ADULTES ONT-ILS INVENTÉ

LE PÈRE NOËL ?

 

LÉVI-SRAUSS considère ensuite qu’il ne s’agit pas de trouver les raisons pour lesquelles le Père Noël a autant de succès auprès des enfants, mais bien plutôt d’analyser les raisons pour lesquelles les adultes l’ont inventé.

Il note finement que la querelle de décembre 1951 se présente, assez curieusement, à fronts renversés entre le camp religieux (en l’occurrence pourfendeur de la superstition) et le camp rationaliste (défenseur du Père Noël) :

« Les anticléricaux traditionnels se sont d’ailleurs aperçu [sic] de l’occasion inespérée qui leur était offerte : ce sont eux, à Dijon et ailleurs, qui s’improvisent protecteurs du Père Noël menacé. Le Père Noël, symbole de l’irréligion, quel paradoxe! Car, dans cette affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui adoptait un esprit critique avide de franchise et de vérité, tandis que les rationalistes se font les gardiens de la superstition. Cette apparente inversion des rôles suffit à suggérer que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais sans doute aussi ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative. » [10]

L’INFLUENCE DES ÉTATS-UNIS N’EXPLIQUE PAS, À ELLE SEULE, L’AMPLEUR ET LE SUCCÈS DU PHÉNOMÈNE EN FRANCE…

Dans l’importance prise par la célébration de Noël, depuis quelques années en France, l’auteur souligne l’influence et le prestige des États-Unis d’Amérique dans la diffusion rapide des pratiques festives américaines.

L’auteur souligne « l’extrême complexité des transformations sociales, même les plus ténues » à telle enseigne que « les raisons apparentes que nous prêtons aux événements dont nous sommes les acteurs sont fort différentes des causes réelles qui nous y assignent un rôle ».

Quant à l’influence des États-Unis, elle n’explique pas, à elle seule, « le développement de la célébration de Noël en France » car « l’emprunt est un fait » qui « ne porte que très incomplètement ses raisons avec lui », ne serait-ce que parce que les emprunteurs eux-mêmes sont rarement conscients de l’origine des objets de consommation qu’ils adoptent ou des pratiques qu’ils font leurs. Par ailleurs, relève-t-il, une « exigence esthétique » ou/et une « disposition affective » déjà préexistantes conduisent à l’adoption d’objets ou de comportement similaires indépendamment de la connaissance de l’origine de ces coutumes étrangères. Cette rencontre engendre la naissance de coutumes identiques sans que cela n’atteste l’existence d’un lien d’importation direct et conscient.

Il rappelle que dès avant la seconde guerre mondiale, la célébration de Noël, selon une marche ascendante, était généralisée en Europe, et donc également en France. Si ce fait social festif peut certes être imputé à l’amélioration progressive du niveau de vie, il est également lié à des causes plus subtiles faisant de Noël une fête moderne malgré un certain nombre de traits « archaïsants ».

Ainsi l’usage du gui est une survivance druidique qui fut remise à la mode au Moyen Âge. Quant au sapin de Noël, il n’apparaît en France seulement qu’au 19ème siècle, alors que sa présence en Allemagne et en Angleterre est bien plus ancienne. En effet, dès le XVIIe siècle sa présence est attestée en Allemagne par certains textes de ce pays. On le retrouve en Angleterre un siècle plus tard, au XVIIIe siècle.

Pour LÉVI-STRAUSS, la diversité des noms donnés au Père Noël dans son rôle de distributeur de jouets aux enfants – Père Noël, Saint Nicolas, Santa Claus – « montre … qu’il est le produit d’un phénomène de convergence et non un prototype ancien partout conservé »[11].

LE DÉVELOPPEMENT MODERNE DE NOËL, SES RACINES ET SES CAUSES…

Ainsi « le développement moderne (de Noël) n’invente pas : il se borne à recomposer de pièces et de morceaux une vieille célébration dont l’importance n’est jamais complètement oubliée ».

L’auteur invoque le dictionnaire de CHERUEL – (Dictionnaire Historique des Institutions, Mœurs et Coutumes de la France) pour qui « Noël… fut, pendant plusieurs siècles et jusqu’à une époque récente, l’occasion de réjouissances de famille » – qui décrit ensuite une série de réjouissances de Noël au XIIIe siècle…

LÉVI-STRAUSS conclut ce rappel historique en soulignant que :

« De très vieux éléments sont donc brassés et rebrassés, d’autres sont introduits, on trouve des formules inédites pour perpétuer, transformer ou revivifier des usages anciens. Il n’y a rien de spécifiquement neuf dans ce qu’on aimerait appeler, sans jeu de mots, la renaissance de Noël. »

D’où son interrogation : « pourquoi donc (cette renaissance) suscite-t-elle une pareille émotion et pourquoi est-ce autour du personnage du Père Noël que se concentre l’animosité de certains ? »

LA FONCTION DU PÈRE NOËL…

Et d’abord, comment se présente le Père Noël et quelle est sa fonction ?

« Le Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans quelle catégorie convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie religieuse? Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions; et ce n’est pas non plus un personnage de légende puisqu’aucun récit semi-historique ne lui est attaché. En fait, cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières ; il récompense les bons et prive les méchants. »[12]

UNE DIVINITÉ D’UNE CLASSE D’ÂGE…

Mais quelle est sa nature ? La divinité d’une classe d’âge…

« C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications. »

UN STATUT DIFFÉRENTIEL ET LE RATTACHEMENT DU PÈRE NOËL À DES RITES D’INITIATION ET DE PASSAGE…

« Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passage et d’initiation. Il y a peu de groupements humains, en effet, où, sous une forme ou sous une autre, les enfants (parfois aussi les femmes) ne soient exclus de la société des hommes par l’ignorance de certains mystères ou la croyance – soigneusement entretenue – en quelque illusion que les adultes se réservent de dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi l’agrégation des jeunes générations à la leur. Parfois, ces rites ressemblent de façon surprenante à ceux que nous examinons en ce moment. »

L’analogie entre le Père Noël et les katchina des Indiens du Sud-Ouest des Etats-Unis…

Claude LÉVY-STRAUSS nous rappelle les rites des katchina, Indiens du Sud-Ouest des États-Unis. Ceux-ci se déguisent en personnages costumés et masqués qui, incarnant des dieux et des ancêtres, reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants. L’important est que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous ce déguisement traditionnel. Pour LEVI-STRAUSS, le Père Noël appartient certainement à la même famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc.

LA FONCTION PRATIQUE DES RITES : ORDRE ET OBEISSANCE…

La fonction pratique des rites et des mythes d’initiation : aider les aînés à maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance.

S’agissant du Père Noël, LÉVI-STRAUSS rappelle que « pendant toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse ; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux. »

UNE TRANSACTION ENTRE GENERATIONS…

Mais pour l’auteur de Tristes tropiques, cette explication n’est pas suffisante car elle ne répond pas à la question « d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les limiter? ».

Pour LÉVI-STRAUSS (que nous désignerons par CLS) la réponse ne fait pas de doute : « la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification plaisamment infligée par les adultes aux enfants ; c’est… le résultat d’une transaction fort onéreuse entre les deux générations. »

Mais pour autant les rites d’initiation ne sauraient être réduits à des considérations purement pratiques et utilitaires.

LES RITUELS : UN RAPPORT ENTRE LES VIVANTS ET LES MORTS…

L’analyse des Rituels d’initiation à travers l’exemple des katchina des Indiens Pueblo est à cet égard éclairante : il s’agit d’un rapport entre les vivants et les morts.

Pour CLS, le fait que les enfants soient tenus « dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchina » pour qu’ils les craignent et les respectent « n’est que la fonction secondaire du rituel ».

La véritable explication réside plutôt dans le mythe originel des katchina : ceux-ci seraient « les âmes  des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort.»

Mais les choses ne s’arrêtent pas là dans le mythe des katchina, et CLS en donne l’explication et l’interprétation suivante.

 

 

En effet, lorsque les ancêtres des Indiens actuels se fixèrent définitivement dans leur village, les katchina venaient, chaque année, leur rendre visite et en partant elles emportaient les enfants. Aussi les indigènes, exaspérés et las de devoir abandonner leurs propres enfants, négocièrent avec les katchina un compromis : celles-ci ne reviendraient plus parmi les vivants mais resteraient désormais dans l’au-delà, contre l’engagement de la part des Indiens Pueblo de les représenter chaque année, dans un Rituel, au moyen de masques et de danses.

Si, pour CLS, dans le mythe des katchina, a priori les enfants sembleraient exclus, ce n’est pas par intimidation, mais bien plutôt pour une raison inverse. C’est « parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts; avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants. »

L’extension de l’interprétation du mythe des katchina à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes : un autre regard anthropologique sur la « non- initiation »

L’anthropologue analyse la « non-initiation » non pas comme « un état de privation » qui serait « défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives ». Il établit ainsi un rapport dialectique entre initiés et non-initiés.

LE CONTENU DE CE RAPPORT « POSITIF » ENTRE LES MORTS ET LES VIVANTS…

Ce rapport est ainsi analysé par l’auteur  « C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des super-initiés; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants. » [13]

LES QUÊTES DES ENFANTS… DE L’AUTOMNE À NOËL, ET DONT NOËL SERAIT LE POINT D’ORGUE…

Claude LÉVY-STRAUSS visite l’histoire sous l’angle de ses mœurs s’agissant des rapports enfants-adultes, et où les premiers sont très actifs pour « taxer » les seconds :

« Au moyen âge, les enfants n’attendent pas dans une patiente expectative la descente de leurs jouets par la cheminée. Généralement déguisés et formés en bandes que le vieux français nomme, pour cette raison, « guisarts », ils vont de maison en maison, chanter et présenter leurs vœux, recevant en échange des fruits et des gâteaux. Fait significatif, ils évoquent la mort pour faire valoir leur créance…

« Si même nous ne possédions pas cette précieuse indication, et celle, non moins significative, du déguisement qui transforme les acteurs en esprits ou fantômes, nous en aurions d’autres, tirées de l’étude des quêtes d’enfants. On sait que celles-ci ne sont pas limitées à Noël [14] . Elles se succèdent pendant toute la période critique de l’automne, où la nuit menace le jour comme les morts se font harceleurs des vivants. Les quêtes de Noël commencent plusieurs semaines avant la Nativité, généralement trois, établissant donc la liaison avec les quêtes, également costumées, de la fête de Saint Nicolas qui ressuscita les enfants morts ; et leur caractère est encore mieux marqué dans la quête initiale de la saison, celle de Halloween – devenue veille de la Toussaint par décision ecclésiastique – où, aujourd’hui encore dans les pays anglo-saxons, les enfants costumés en fantômes et en squelettes persécutent les adultes à moins que ceux-ci ne rédiment leur repos au moyen de menus présents. Le progrès de l’automne, depuis son début jusqu’au solstice qui marque le sauvetage de la lumière et de la vie, s’accompagne donc, sur le plan rituel, d’une démarche dialectique dont les principales étapes sont : le retour des morts, leur conduite menaçante et persécutrice, l’établissement d’un modus vivendi avec les vivants fait d’un échange de services et de présents, enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au prochain automne. »[15]

Les traces aujourd’hui de ces Rituels dans les pays latins et catholiques et les pays anglo-saxons…

  CLS relève ainsi que les pays latins et catholiques, avec la Saint-Nicolas au siècle dernier et Noël aujourd’hui, ont conservé « la forme la plus mesurée de la relation » (enfants-parents, morts/vivants), alors que les pays anglo-saxons pratiquent encore ses « deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween où les enfants jouent les morts pour se faire exacteur des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité ».

LA FÊTE DES MORTS ET LEUR PERSONNIFICATION PAR LES ENFANTS OU PAR CEUX QUI NE SONT PAS COMPLÈTEMENT INTÉGRÉS DANS LA SOCIÉTÉ (ÉTRANGERS, ESCLAVES, FEMMES) : LA SIGNIFICATION DES « FÊTES À CADEAUX » 

« Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés au groupe, c’est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants? Ne nous étonnons donc pas de voir les étrangers, les esclaves et les enfants devenir les principaux bénéficiaires de la fête. L’infériorité de statut politique ou social, l’inégalité des âges fournissent à cet égard des critères équivalents. En fait, nous avons d’innombrables témoignages, surtout pour les mondes scandinave et slave, qui décèlent le caractère propre du réveillon d’être un repas offert aux morts, où les invités tiennent le rôle des morts, comme les enfants tiennent celui des anges, et les anges eux-mêmes, des morts. Il n’est donc pas surprenant que Noël et le Nouvel An (son doublet) soient des fêtes à cadeaux : la fête des morts est essentiellement la fête des autres, puisque le fait d’être autre est la première image approchée que nous puissions nous faire de la mort. »

CLS revient sur sa question liminaire : « Pourquoi le personnage du Père Noël se développe-t-il, et pourquoi l’Église observe-t-elle ce développement avec inquiétude? » [16]

LA TRANSFORMATION DE NOS RAPPORTS AVEC LA MORT…

La transformation de nos rapports avec la mort s’est améliorée : elle est dominée aujourd’hui par « un esprit de bienveillance un peu dédaigneuse » car il ne s’agit plus que de « lui offrir des cadeaux, et même des jouets, c’est-à-dire des symboles… »

Pour autant, cet affaiblissement de la relation entre morts et vivants ne se fait pas au détriment du personnage qui l’incarne depuis si longtemps : le Père Noël…

Or « cette contradiction serait insoluble si l’on n’admettait qu’une autre attitude vis-à-vis de la mort continue de faire son chemin chez nos contemporains : faite, non peut-être de la crainte traditionnelle des esprits et des fantômes, mais de tout ce que la mort représente, par elle-même, et aussi dans la vie, d’appauvrissement, de sécheresse et de privation. »

LE DÉSIR DE CROIRE « EN UNE GÉNÉROSITÉ SANS CONTRÔLE, UNE GENTILLESSE SANS ARRIÈRE-PENSÉE »

Ainsi, note l’anthropologue, dans un bref intervalle chassant toute crainte, bannissant toute envie et nous dépouillant de toute amertume nous pouvons partager pleinement une telle illusion.

Des cadeaux offerts à l’au-delà à travers les enfants en guise de sacrifice à la « douceur de vivre »

Pour lui, en effet, « ce qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir. »

LE PÈRE NOËL, FOYER ACTIF DU PAGANISME, FAIT PEUR À L’ÉGLISE…

Ainsi, souligne CLS, « l’Église n’a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme chez l’homme moderne. » Mais, s’interroge-t-il : l’homme moderne n’a-t-il pas le droit aussi d’être païen ?

Ainsi, conclut-il, l’affaire de l’autodafé de Dijon (de décembre 1951), assez paradoxalement, loin de mettre fin au Père Noël, n’a fait que restaurer dans sa complexité et sa force une figure rituelle dont les ecclésiastiques locaux, alors qu’ils voulaient la détruire, ont ainsi contribué eux-mêmes à asseoir la pérennité.

Ainsi, plus de 65 ans après l’écriture de cet article et à un moment où, comme en 1951, les places respectives du Temporel et du Spirituel, du Profane et du Sacré dans nos sociétés sont aussi disputées, nous ne pouvons que nous réjouir, en cette période de fêtes, de disposer, avec cet article de Claude LEVI-STRAUSS,  d’une très belle leçon pratique d’anthropologie moderne.

Louis SAISI

Paris, le 28 décembre 2017

Abréviation : CLS = Claude LEVI-STRAUSS
NOTES

[1] Également adepte de la tauromachie, cf. son ouvrage Les bestiaires paru en 1926.

[2] Le Liber Pontificalis (« Livre Pontifical ») est un catalogue chronologique de tous les papes et évêques de Rome, compilé à Rome dans des milieux proches de la Curie à partir du Ve siècle et qui s’arrête au IXe siècle. Si ce catalogue constitue une source incontestable de l’histoire du haut Moyen Âge, ses données doivent néanmoins être reçues avec prudence, surtout pour la période antérieure à sa première rédaction qui ne fait que refléter le plus souvent l’état des connaissances de ceux qui l’ont écrit.

[3] Prophète de l’Ancien Testament.

[4] Cf. Bible œcuménique (Ed. 2010, p. 807)

[5] L’un des quatre évangélistes du Nouveau Testament.

[6] L’expression utilisée par l’évangéliste est « astre levant venu d’en haut ».

[7] C’est son baptême et sa date qui auraient fait de la France « la fille aînée de l’Église ».

[8] Il en livra au public le contenu, en 1958, sous la forme d’un recueil d’articles, Anthropologie structurale, premier d’une série d’ouvrages méthodologiques. L’ouvrage Anthropologie structurale deux, fut publié en 1973.

[9] Rappelons que le « holisme » (du grec holos, tout) est l’idée selon laquelle les propriétés d’un système ne peuvent être déterminées ou expliquées à partir des seuls composants du système. Ce mot fut inventé par l’homme politique et intellectuel sud-africain Jan Christiaan SMUTS (1870–1950) qui le définissait comme la tendance dans la nature à former des touts plus grands que la somme de leurs parties grâce à l’évolution créatrice (on parlerait aujourd’hui de la propriété d’émergence).

[10] Les Temps Modernes, no 77, 1952, mars, p. 1575.

[11] Les Temps Modernes, no 77, 1952, mars, p. 1578.

[12] Les Temps Modernes, no 77, 1952, mars, p. 1580.

[13]  Les Temps Modernes, no 77, 1952, mars, p. 1583.

[14] Voir sur ce point A. VARAGNAC, Civilisation traditionnelle et genres de vie, Paris, 1948, p. 92, 122 et passim.

[15] Les Temps Modernes, op cit. p. 1587.

[16] Les Temps Modernes, no 77, 1952, mars, p. 1589.

 

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