Les idées des femen : le sextrémisme, un mouvement féministe radical… par LS

Les femen  et leur mode d’expression (suite)

Comme annoncé, nous reprenons, dans cette seconde partie, la suite de notre article consacré aux femen et à leur mode d’expression que nous avions publié le 1er décembre 2017 sur ce site.

Dans une première partie, nous avions analysé l’origine de ce mouvement quant à sa provenance géographique et culturelle, en focalisant d’une part sur le poids de la religion chrétienne orthodoxe en Ukraine ; d’autre part, sur les actrices du mouvement – et notamment sur Inna SHEVCHENKO – et sur leur mode d’action, avec l’évocation de quelques-unes de leurs actions commando, notamment, en France, à Notre-Dame-de Paris le 12 février 2013 et les réactions que cette action avait suscitées.

Dans cette seconde partie nous poursuivons notre enquête en nous efforçant d’analyser les idées des femen en nous proposant de cerner ce que leur mouvement représente dans l’univers du mouvement féministe et quels furent leurs rapports et leurs échanges avec ce mouvement parfois multiforme. Sont-ils conciliables? Complémentaires ? Irréconciliables ? Comment analyser le rapport complexe qu’entretiennent les femen avec la laïcité ou plus précisément avec une certaine forme de laïcité de combat contre les religions à laquelle nous ne sommes guère habitués ni en France ni même ailleurs dans le monde ? Telles sont quelques-unes des questions qui jalonneront notre cheminement intellectuel pour essayer de rendre compte de la réalité sociologique des femen et de leur impact en France.

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SECONDE PARTIE :  Les idées des Femen : le « sextrémisme » :  un mouvement féministe radical…

Les militantes de Femen se revendiquent comme des adeptes volontaires d’un féminisme radical qu’elles appellent « sextrémisme  »[1].

Dans un article intitulé « Le Sextrémisme : la nouvelle voix du féminisme ! » publié le 7 février 2013 au HuffingtonPost.fr, Inna SHEVCHENKO s’exprime ainsi :

« Je dois vous révéler un terrible secret concernant notre civilisation : une femme n’est pas un être humain. Et cela fait des milliers d’années que ce secret se transmet de génération en génération. Ce dogme est clairement expliqué et appliqué dans les trois livres que l’on considère comme sacrés : la Bible, la Torah et le Coran. Il se reflète dans l’art et le folklore de tous les peuples et de toutes les nations. Il s’impose même comme une évidence dans la législation. La doctrine de l’avilissement des femmes est partagée, à des degrés différents, par tous les pays allant du Moyen-Orient à l’Europe Occidentale la plus émancipée. »

Mais pourquoi développer la revendication féministe dans la nudité ?

« Se réapproprier son corps, son sexe, est la seule clé possible pour tendre vers la liberté et en finir avec cette oppression malsaine. La nudité féminine détachée du système patriarcal devient alors le symbole de la libération des femmes : nos corps deviennent des armes et s’imposent comme une nouvelle voix, une transformation du féminisme. Nous sommes nues car nous sommes féministes.

« Mais la plus grande bataille que doit mener le féminisme contemporain, c’est de récupérer la chair qui lui a été dérobée – et bien enfouie au cœur de la machine culturelle et financière du système patriarcal – et de la rendre à celles qui en sont propriétaires. Que nous puissions enfin utiliser nos corps pour protéger les intérêts des femmes, partout dans le monde. »

Et elle enchaîne ensuite :

« Femen essaie d’apporter une nouvelle vision du féminisme, où le corps, au travers de la nudité, devient un instrument actif pour confronter les institutions patriarcales – comme l’église, les sociétés dictatoriales et l’industrie du sexe. Nous avons développé une technique que nous appelons sextrémisme. C’est un nouveau type d’activisme féminin qui est, certes agressif, mais encore non-violent, provocateur mais délivrant un message clair. Le sextrémisme ne nous permet pas seulement de soulever les problématiques auxquelles les femmes sont confrontées, mais permettent aussi de prendre la température, de se rendre compte du degré de libération des femmes dans chaque pays. Ce « sexist-style » est une manière de casser les notions patriarcales concernant la nature des femmes et de laisser place à une grande lutte révolutionnaire. Nous avons organisé des manifestations topless dans de nombreux pays : certaines personnes nous saluent et nous respectent, mais nos activistes ont déjà été frappées, kidnappées ou emprisonnées. Femen est une action permettant de tester réellement la démocratie. »

Le socialiste allemand, Auguste BEBEL, avec son essai sur « La femme et le socialisme »,  serait-il l’inspirateur des femen ? Lui-même artisan (petite entreprise de tournage à Leipzig), autodidacte et figure majeure de la social-démocratie révolutionnaire, Auguste BEBEL fut l’un des dirigeants du plus important parti d’Allemagne à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle (le Parti social-démocrate d’Allemagne, dit « SPD »). Il publia La Femme et le Socialisme en 1879 en allemand. L’ouvrage fut traduit en français et publié en 1891, avec une préface de Paul LAFARGUE. Dans cet ouvrage, BEBEL (1840-1913), étudiant la femme dans le passé et le présent, considère la femme comme un être opprimé, un esclave au sein de la société. Il y a un pouvoir et une emprise de l’homme sur la femme que l’auteur traduit à travers l’expression d’« égoïsme masculin ». Dans le passé, on avait même pu ainsi se demander, à certaines époques, si la femme était un être en tant que tel et si elle possédait une âme (assez curieusement, l’on retrouve, à propos des femmes, le vieux débat, qui fut ouvert à propos des indigènes des colonies espagnoles, au XVIème siècle, lors de la controverse de Valladolid). Selon BEBEL, l’on put constater une minime amélioration de la condition de la femme au Moyen  Âge, avec l’entrée de certaines femmes dans des corps de métier. Dans le présent (fin du 19ème siècle), BEBEL s’intéresse au mariage qui est, selon lui, une sorte de « prison dorée », un refuge, certes, pour la gent féminine, mais, dans celui-ci, la femme subit toujours la domination de son mari. Dans le futur (la société socialiste), la femme sera complètement indépendante. Selon Walter BENJAMIN [2], La femme et le socialisme d’Auguste BEBEL connut un fort retentissement puisque l’ouvrage atteignit les 200 000 exemplaires au cours des 30 années entre sa publication et le début du 20ème siècle (1908).   Ce serait donc, selon l’historienne, journaliste et essayiste Galia ACKERMAN [3],  le livre précité d’Auguste BEBEL qui constituerait la source doctrinale la plus importante de ce mouvement féministe radical.  Selon elle, si cet ouvrage ne semble pas très connu, aujourd’hui, en Occident,  les femen, l’auraient lu. Selon l’auteure précitée, cet ouvrage serait ainsi devenu «  le véritable socle de leur futur mouvement : elles décident de se battre à la fois pour les droits de la femme et contre l’injustice sociale. Leur rejet de toute religion fait partie de cette imprégnation marxiste » (cf. blog précité, note 1).

 

I/ Vers une laïcité athée et antireligieuse de combat?

Une Femen a mimé un avortement devant l’autel de l’église de la Madeleine, en décembre 2013, en soutien aux Espagnoles menacées d’être privées de ce droit, déclenchant la réprobation des candidat-e-s aux élections municipales parisiennes de mars 2014 – AFP/THOMAS SAMSON

Selon Inna SHEVCHENKO « la religion est un mal » car elle a, selon elle, « des conséquences néfastes sur le sort des femmes. »

Le mouvement Femen s’affirme donc athée et antireligieux. Reprochant à la laïcité française d’être « une façon d’accepter l’inacceptable » [4], Inna SHEVCHENKO et le mouvement Femen prônent, à travers leurs publications [5], une laïcité de combat contre les religions.

Toutefois une militante femen (« Alice » qui a voulu garder l’anonymat) a dénoncé « une organisation qui fait penser à une dictature avec des règles qui s’appliquent à certaines mais pas à d’autres. Il y a un phénomène de meute. Quand on n’est pas d’accord on est mis à l’écart« .

À la suite de quoi elle a préféré claquer la porte du mouvement le 13 février 2014. Dans son blog, Inna SHEVCHENKO a répondu sans ambages :

 «FEMEN n’est pas une bande de potes, mais un groupe militant. Nous sommes unies, non pas pour sortir boire des verres, mais pour se battre. L’atmosphère est martiale. Oui, nous avons une hiérarchie affirmée, qui est nécessaire pour une bonne organisation interne, et qui nous permet de mener à bien des opérations complexes. »

 II/ La filiation des Femen avec les précédents mouvements féministes [6]

 
A/ Vue cavalière sur les différentes étapes du mouvement féministe

1°)  Comme on le sait, le mouvement féministe fut d’abord anglo-saxon. Il fit son apparition au début du XIXe siècle, principalement aux Etats-Unis et en Angleterre pour dénoncer les inégalités entre les hommes et les femmes et l’oppression de ces dernières par les premiers. Ce que l’on considère aujourd’hui comme la première vague du féminisme commença dans les années 1800 et se termina dans les années 1900. Elle représentait alors la première grande lutte mondiale des femmes contre l’inégalité entre les sexes. Au cours de cette première vague, les principales revendications mises en avant étaient le droit de vote, le droit à l’éducation et le droit au travail.

2°) La deuxième vague fut l’autre étape de l’histoire du mouvement féministe. Elle démarra au milieu des années 1960 et se termina vers la fin des années 1970. Les féministes dénonçaient alors la domination masculine qui se traduisait : d’une part par le fait que l’homme, dans le mariage, pouvait jusqu’alors agresser sa propre femme sans trop se soucier des conséquences puisque le système judiciaire ne lui infligeait que de faibles sanctions et peines ; d’autre part, par l’asservissement sexuel de la femme à l’homme. Les femmes revendiquèrent alors la liberté de leur corps et leur droit à une procréation sans contrainte. Au cours de cette période, les femmes réclamèrent le droit à la contraception, à l’avortement, puis condamnèrent systématiquement la violence conjugale.

 3°) La troisième vague [7] est de nature culturelle. Elle représente la vague la plus récente de l’histoire du féminisme, et commence au début des années 1980. Les budgets étaient jusqu’alors essentiellement consacrés à l’aide aux artistes masculins dans le domaine de la création (expositions) ou des publications littéraires. Les féministes revendiquent leur place dans le droit d’accès à la libre représentation des choses et de la réalité. Elles désirent changer l’opinion de la population afin que celle-ci accorde sa juste place à la femme dans le milieu des arts. Ainsi, elles veulent établir que les femmes sont également capables de faire de grandes choses. Les féministes mobilisent donc la société en manifestant dans les rues, en utilisant les nouveaux moyens technologiques à leur disposition (blogs, réseaux sociaux, sites Internet, etc.) et en produisant de nouvelles publications (revues, journaux, essais, etc.).

4°) À partir des années 1990 naquit une quatrième vague, d’ailleurs pas toujours repérée en tant que telle, car beaucoup plus composite. Une nouvelle génération de féministes intégrait dans sa lutte d’autres enjeux et surtout d’autres pratiques se situant parfois en rupture, d’autres fois en continuité avec ceux des trois vagues précédentes.

Les caractéristiques de cette nouvelle vague, par rapport aux précédentes résidaient dans l’importance accordée à la diversité au sein des groupes, en focalisant sur des populations féminines jusqu’alors oubliées alors qu’elles devaient, au contraire, être considérées comme doublement pénalisées, en tant que femmes d’abord, mais aussi comme des femmes appartenant à des groupes minoritaires ou marginalisées et stigmatisées tels que ceux des femmes de couleurs, autochtones, lesbiennes, prostituées, transgenres, handicapées, ou encore les femmes grosses, pour n’en citer que quelques-uns.

Sur un plan plus théorique – et c’est là une des grandes différences avec les trois premières vagues – la nouvelle vague féministe ne s’est pas constituée en un mouvement homogène et cohérent, dotée d’une ligne idéologique claire. D’où la difficulté, voire l’impossibilité, d’en faire une description bien définie et stable dans le temps. Certaines voix réfutent même l’existence d’une dite « nouvelle vague », et la considèrent comme un épisode rattaché à la vague précédente.

B/ Le difficile rattachement des femen à l’une des vagues du mouvement féministe

Il semble que les femen puissent être rattachées à la quatrième vague féministe, même si par leur créativité et leur mode de contestation, à la fois artistique et corporel, elles peuvent être également rattachées à la troisième vague. Le rattachement du mouvement des femen au mouvement féministe en général, et à l’une de ses phases en particulier, est donc incertain et aléatoire.

C’est dire qu’au-delà des trois premières vagues [8] ci-dessus recensées (et de manière certes plus approximative pour la troisième), il devient difficile de concevoir celle qui suit – dans le temps et de manière thématique – car le mouvement féministe perd alors son unité et son homogénéité au profit d’expressions diverses fortes dans lesquelles l’ensemble des femmes ne peuvent toutes se reconnaître dans leur genre (= identité sexuelle originelle) par rapport à des femmes appartenant à des groupes minoritaires divers (femmes de couleurs, autochtones, lesbiennes, prostituées, transgenres, handicapées, ou encore les femmes grosses, etc.). En effet, ces expressions nouvelles du féminisme post fin des années 80 tournent autour soit de groupes sociologiques divers, soit autour de groupes faisant de l’orientation sexuelle un marqueur essentiel, rejoignant en cela les mouvements homosexuels et gays masculins (la jonction étant réalisée dans les Gay Pride, la première étant née aux Etats-Unis le 28 juin 1970 pour commémorer les émeutes de Stonewall à New-York, en juin 1969).

Aujourd’hui, certaines formes de populisme et d’intégrismes qui menacent les droits acquis par les femmes à la suite des combats du mouvement féministe sont susceptibles de redonner au mouvement féministe son unité et sa vigueur originelles, et il nous semble, quant à nous bien modestement, que le mouvement des femen, dans le cadre de ses « manufestations » (néologisme évoquant les manifestations seins nus), s’inscrit, en partie au moins, dans cette suite-là.

En France, aujourd’hui, le mouvement féministe a retrouvé un surcroît de vigueur à l’occasion de l’ampleur du phénomène du harcèlement sexuel et des abus sexuels révélée notamment dans le monde artistique, du spectacle et des médias (mais qui existe aussi fréquemment dans l’univers professionnel, quelles que soient les activités) et surtout de la force de sa dénonciation partout dans le monde, ce qui tend à accréditer, pour une partie du mouvement féministe, le caractère universel de la domination masculine.

III/ Les appréciations diverses sur le mouvement femen

Nous écarterons ici les appréciations excessives : soit de rejet total et allant jusqu’à demander que le mouvement soit considéré comme une secte et en tant que tel dissout (cf. Georges FENECH, ex magistrat devenu député jusqu’en 2017, proche des traditionalistes et anti mariage gay) ; soit de louange inconditionnelle (cf. Caroline FOUREST [9], par exemple, féministe, pro mariage gay et essayiste).

Parmi ceux qui développent des appréciations plus nuancées et argumentées, les avis sont très partagés sur les femen

1°) Tout d’abord au sein du mouvement féministe français [10]

Du côté des féministes françaises, le choc des cultures avec les jeunes activistes ukrainiennes, la cohabitation s’est révélée difficile. En décidant de « combattre » seins nus et en les érigeant comme la nouvelle esthétique de la révolution féminine, les Femen ont ouvert un autre front – celui de l’exposition provocatrice du corps – assez peu habituel pour les féministes françaises au point que celles-ci se firent taxer, selon l’une des représentantes d’Osez le féminisme, par Inna de « jalouses, ringardes parce que certaines n’étaient pas d’accord pour se déshabiller ». Quant aux coups d’éclat et actions happening, Clémentine AUTAIN [11], fondatrice du mouvement Mix-Cité, d’une part rappelait qu’en 1910, comme dans les années 1970, les militantes féministes françaises avaient su, elles aussi, « monter des coups », d’autre part elle ajoutait que « Le vocabulaire guerrier, militaire, est loin de notre culture. On n’a pas l’habitude de reprendre les modèles virils pour s’organiser ».

Pour Julia MURET, porte-parole d’Osez le féminisme, « … il est assez paradoxal de dénoncer l’exhibition et l’exploitation du corps des femmes, et de parallèlement utiliser la nudité pour se faire entendre. Le féminisme est un combat d’idées, l’important est de les porter dans la société pour rencontrer un écho chez les gens, par tous les moyens possibles (Internet, réseaux sociaux, rue, happenings…) » [12]

2°) La regrettée anthropologue Françoise HÉRITIER [13] – qui fut professeure au Collège de France et une spécialiste scientifique incontestée de la construction sociale des genres – déclarait en juin 2013 au Point :

« …toutes les actions – non violentes, bien sûr – sont bonnes à prendre, y compris les actions de provocation sexuelle. Mais également car elles renvoient à des coutumes extrêmement intéressantes qui ont lieu dans des sociétés africaines que l’on considère comme primitives. Il s’agit de femmes, pas seulement jeunes et belles, mais parfois âgées, aux seins tombants, qui, pour protester contre l’action ou les décisions de certains hommes, se rassemblent et se déshabillent [ 14]. À la vue de la poitrine et du sexe des femmes, bien souvent, les hommes, horrifiés, finissent par céder. Généralement, ils vivent cette nudité comme une grande malédiction [15]. En dévoilant leur sexe, les femmes montrent aux hommes qu’ils ne seraient pas là si elles ne les avaient pas mis au monde. Elles semblent dire : « Voyez d’où vous venez [16] ! » Or, si les hommes veulent bien révérer la mère, ils ont horreur de l’idée qu’ils sont sortis de son sexe. Je crois que les Femen, en montrant leurs seins, ont spontanément retrouvé cette idée et reproduit la malédiction.« 

3°) Ana Luana STOICEA-DERAM [17], sociologue française d’origine roumaine, est plus réservé et perplexe :

« … le mouvement Femen a son origine en Ukraine, un pays où une grande partie de la population est croyante, a une pratique religieuse et où l’Etat est attaché et lié à l’église, orthodoxe, et que ce mouvement est né là-bas, dans ce contexte. Quand il est transplanté en occident, ça n’a pas du tout la même portée. J’ai fait le choix de vivre en France, comme Inna SHEVCHTCHENKO, je trouve nécessaire de respecter les personnes qui vivent dans ce pays, puisqu’on suppose qu’on adhère à ce que ce pays est déjà. La laïcité est une chose importante, mais elle suppose de tenir compte et respecter les comportements, les croyances des autres. Porter ce message violent dans un lieu de culte, en agressant les gens qui s’y trouvent, je me dis que c’est dommage, irrespectueux et que n’est pas comme ça qu’on va faire avancer la cause féministe. Le message est difficile à comprendre, mais cela ne fait pas partie de la stratégie des Femen, puisque jusqu’à présent, c’est le “happening”, la médiatisation qui sont, pour elles, visiblement plus importants que la densité du message. »

Et la sociologue continue, mettant en avant chez les femen le culte de Barbie et le respect du plus fort en oubliant la tolérance :

« Dans la mesure où lorsqu’on affirme « j’entre dans l’image que l’autre veut avoir et me donner de moi et que je me colle à cette image, et bien je deviens cette image« . Barbie ne peut être autre chose que Barbie. Elle n’a pas beaucoup de cervelle. Elle a une vision des choses, et bien c’est la sienne, mais ce sera tout. Les Femen se disent contre les religions, mais de toute évidence il n’y a pas tous les monothéismes qui sont visés dans leurs actions, et par ailleurs leur vision est particulièrement dure : elles affirment « ma vérité est la vérité ». Si le féminisme nous a enseigné quelque chose, c’est qu’il faut prendre en compte la pluralité des approches, il faut essayer de croiser les différents regards, et il faut de la tolérance [18]. Sinon on n’arrive pas à s’entendre, ni à vivre ensemble. Mais les Femen ne peuvent pas porter ce discours-là, puisque la façon dont elles se sont formées, ce qui a fait leur succès initial, leur a permis de s’implanter ailleurs n’est pas cette recette-là. Ce n’est pas la recette de la tolérance, du respect, mais le respect du plus fort. Tu es le plus fort parce que tu m’imposes une image de Barbie, et bien je vais rentrer dans le rôle de Barbie pour te montrer que j’ai des seins, ce qui va te choquer, parce que tu pensais payer pour avoir le droit de les voir, mais tu n’auras pas plus [19]. Ce n’est bien sûr pas la seule vérité et en rentrant dans cette logique-là, qui est la logique de l’autre, la logique patriarcale, la logique du seul point de vue valable, on ne pourra pas parler et faire avancer des choses au nom d’un féminisme pour tous. Non seulement en Occident, mais ailleurs aussi. En prenant en compte le contexte national, politique, culturel et en respectant les sensibilités des personnes, bien sûr. »

4°) Certaines critiques mettent en avant le fait que les femen, assez paradoxalement, empruntent leurs arguments et les signes de la langue patriarcale dans sa vision très sexualisée (la réduction permanente des femmes à leur corps et à leur sexualité) que dans le système marchand certains hommes peuvent avoir de la femme (ravalant celle-ci au rang d’objet sexuel) et en arrivent ainsi à desservir elles-mêmes la cause égalitaire du féminisme.

C’est ainsi que pour Stéphanie PAHUD[20], « les interventions des FEMEN génèrent régulièrement des « événements discursifs moraux, c’est-à-dire la production de discours qui formulent une indignation, un rejet, une critique d’ordre moral, faisant appel à des notions comme la correction, la décence, voire les bonnes mœurs, souvent articulées avec des valeurs esthétiques » (2013 : en ligne). En d’autres termes, les « attaques à corps nu » des militantes suscitent davantage l’adhésion – ou le rejet – que l’argumentation : comme le déplore FRAISSE, quand la nudité entre en politique, « tout le monde se précipite pour énoncer un jugement, un jugement de valeur, dévalorisant si possible » (2014[21]).

« Les FEMEN ont choisi de combattre le sexisme par la médiatisation, puisque c’est massivement par ce biais que se multiplient les stéréotypes, et pour reprendre l’expression de MARTIN, « à l’image des virus, [de] tester l’immunité de chacun » (2013 : 4). La non- transparence de leur objectif, « pirater le système médiatique rempli de ces stéréotypes qui en une image, assignent une place de subalterne à la femme dans la société, pour les remplacer par nos images d’amazones » (FEMEN 2015 : 48), altère cependant leur stratégie de retournement de stigmate. On reproche en effet aux militantes de produire un discours adapté aux exigences du marché :

« Le langage du corps, du sexe, est, plus encore que les autres, piégé par le système marchand. À l’heure d’Internet et de sa profusion pornographique et du déferlement obscène de la publicité, bien malin, bien maline [sic], qui prétend jouer des stimuli et des refoulements sexuels sans s’emmêler les muqueuses et les neurones. Croyant choquer le bourgeois (et quel intérêt ?), on lui parle publiquement un langage qu’il parle couramment en privé et/ou dont il fait déjà commerce. (GUILLON 2014)

« La langue des FEMEN reprend les signes de la langue patriarcale, et en inverse les interprétations. Mais ne pouvant présupposer une connivence suffisante, sans un métadiscours soigneusement adapté aux différents auditoires visés, le discours des militantes s’expose au contresens. Cette portée potentiellement double de leurs performances fait des FEMEN la cible d’une invalidation radicale de leur engagement féministe. Ainsi, pour CHOLLET, par exemple, « l’intérêt pour les FEMEN s’avère parfaitement compatible avec l’antiféminisme le plus grossier » :

« La réduction permanente des femmes à leur corps et à leur sexualité, la négation de leurs compétences intellectuelles, l’invisibilité sociale de celles qui sont inaptes à complaire aux regards masculins constituent des pierres d’angle du système patriarcal. Qu’un « mouvement » – elles ne seraient qu’une vingtaine en France – qui se prétend féministe puisse l’ignorer laisse pantois. […] Un féminisme qui s’incline devant la domination masculine : il fallait l’inventer (2013). »

CONCLUSIONS

Par rapport au contexte ukrainien dans lequel il a pris naissance, le mouvement des femen s’inscrit dans une forme de rejet total de toutes les religions qu’il considère comme étant toutes oppressives. Ce rejet n’est pas purement philosophique et spéculatif, il s’agit d’un rejet de combat physique au moyen de l’exhibition du corps dans des lieux voués à certains cultes religieux.

Le rejet des religions que les femen continuent à développer en France – où la situation des rapports des religions avec l’Etat est régie par la loi de séparation du 9 décembre 1905 –, mais aussi ailleurs et partout dans le monde, ne s’inscrit pas dans notre conception de la laïcité qui n’est pas une déclaration de guerre aux religions avec des assauts contre certains lieux de culte.

La laïcité telle qu’elle s’est développée en France s’appuie sur la raison, et ses inspirateurs sont VOLTAIRE et KANT, après le détour par la raison cartésienne.

En définissant la tolérance [22] en tant qu’« apanage de l’humanité », VOLTAIRE pose la première règle du « vivre ensemble ». Elle est fondée sur un constat d’humilité assez cartésien, celui de notre « faiblesse » et de nos « erreurs » [23] qui nous commandent de nous pardonner réciproquement nos « sottises » car c’est la « première loi de la nature », selon VOLTAIRE (cf. VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, article « Tolérance », 1764).

Pour autant, la définition voltairienne de la tolérance n’empêche pas la résistance à toute forme d’oppression qui, avec la Révolution française de 1789, est un droit naturel et imprescriptible de l’homme (cf. l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789), comme d’ailleurs VOLTAIRE lui-même le fit lorsqu’il dénonça et combattit justement avec sa plume, éloquente et magnifique, la religion catholique, mais seulement dans ses excès et ses débordements, lorsqu’elle se fit intolérante et oppressive, comme dans les affaires Calas (1763) [24] ou du chevalier de La Barre (1766) [25]. Cette résistance à l’oppression est d’ailleurs aussi une forme de légitime défense et de survie lorsqu’on est menacé dans son identité ou/et dans sa vie.

La liberté de critiquer les religions – toutes les religions – est également un droit attaché à notre liberté d’opinion et d’expression, mais en prenant garde, toutefois, même s’il ne saurait y avoir délit de blasphème, de ne pas outrager inutilement leurs adeptes, mais en respectant leur dignité et leur honneur.

La liberté religieuse, comme la liberté de ne pas avoir de religion, la liberté de croire comme de ne pas croire sont au cœur du principe même de laïcité qui implique tolérance et respect de de toutes les convictions, croyances et religions, et surtout de celles qu’on ne partage pas. Derrière les croyances et religions, il y a des femmes et des hommes qui en ont fait le choix et qui doivent être respectés, comme étant nos égaux, dans leurs convictions. Sans quoi, c’est notre propre liberté que nous remettrions en cause car, si nous contrevenions à ce principe de tolérance, l’autre, autrui, celui qui est différent de nous, pourrait, à son tour, tout comme nous, contester notre posture et nous interdire pareillement nos propres choix, et c’est tout notre « vivre ensemble » qui pourrait alors être compromis.

Au moment où nous venons de célébrer le cent-douzième anniversaire de la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Églises et de l’Etat, la règle d’égalité, comme celle du « vivre ensemble » nous imposent que :

–          une religion d’Etat ne saurait être imposée et par suite tout cadre concordataire exprimant des « préférences » ou des « reconnaissances » religieuses n’est pas satisfaisant car il heurte les consciences de ceux appartenant aux religions « non élues » comme les consciences de ceux qui se tiennent à l’écart des religions, n’en ont pas et n’en pratiquent pas ; il est donc difficile de souscrire à ces formes de discriminations positives concordataires en faveur de certaines religions comme cela perdure encore en France en Alsace-Moselle car de telles discriminations positives au profit de quelques religions heurtent le principe d’égalité entre toutes les opinions et croyances, qu’elles soient religieuses ou non religieuses ;

–          à l’inverse, une discrimination vis-à-vis d’une religion ne saurait être professée ni encouragée car elle heurte, de la même manière, le principe d’égalité et constitue une forme d’agression morale et spirituelle grave contre une religion en particulier en la stigmatisant et en la mettant au ban de la société ;

–          l’intolérance doctrinale par rapport aux religions en général est en soi moralement discutable et socialement générateur de troubles car, outre qu’elle heurte ceux qui ont des opinions religieuses, elle serait contraire à l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (DDHC) qui reconnaît toutes les opinions, « même religieuses », dès lors que « leur manifestation ne trouble pas l’ordre public » ; ainsi la DDHC assimile-t-elle les religions à des opinions et donc à ce titre comme ne devant pas être « inquiétées »…

Le débat sur la laïcité ne doit pas être enfermé dans un débat particulier trop cloisonné ou confiné, car il en va de notre posture sur la laïcité comme de notre réflexion pouvant porter sur tout autre principe ou toute autre règle de vie commune, comme Voltaire nous y invitait…

La question que nous devons nous poser sur nos choix quant à la laïcité est la suivante : est-ce que la solution, que nous préconisons, fait sens et permet le « vivre ensemble » ? Mais cette condition, si elle est nécessaire, n’est pas forcément toujours suffisante car il nous faut aller plus loin en nous posant une autre question aussi forte.

Cette solution peut-elle être érigée en loi universelle ?

 

« Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la Nature » nous recommandait KANT…

L’on retrouve ici l’impératif kantien de l’universalisme de toute loi, au sens le plus large – juridique, spirituel et moral -, le plus haut et le plus beau.

L’actualité de ce précepte kantien est aujourd’hui plus forte que jamais.

La loi française du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’Etat est plus moderne que jamais car elle s’inscrit dans cet universalisme kantien qui est un universalisme de liberté, de paix et de concorde.

Louis SAISI

Paris, le 16 décembre 2017

NOTES

[1] Cf. ACKERMAN (Galia) : Le blog de Perspectives ukrainiennes,1 08 /048 avril 2013 /avril : /201322:49 « 5 questions à Galia Ackerman, coauteur du livre Femen », http://www.perspectives-ukrainiennes.org/article-5-questions-a-galia-ackerman-coauteur-du-livre-femen-116932987.html.

[2] Cf. BENJAMIN (Walter) : Sur le concept d’histoire, Petite Bibliothèque Payot, Ed. Payot et Rivages  (avec une préface de Patrick BOUCHERON), Paris, 2017, 195 p, notamment p. 103.

[3] Cf. Cf. ACKERMAN (Galia), Entretien précité, supra, note 1.

[4] À l’initiative du Réseau Féministe « Ruptures », plusieurs associations et individu-es féministes ont constitué, autour de l’UFAL, en septembre 2008, le groupe transversal « Laïcité. Luttes contre les intégrismes religieux ». C’est ainsi que dans le cadre des 40 ans du Mouvement de Libération des femmes, une soirée-débat fut organisée le 4 novembre 2010 à Paris sur le thème : « Les engagements féministes face aux intégrismes et aux pouvoirs politico-religieux : solidarités, acquis et limites ».

[5] Le premier ouvrage portant le titre Femen (co-auteur Galia ACKERMAN) fut publié en mars 2013 chez Calmann-Lévy. Il retrace l’histoire du mouvement, de ses quatre fondatrices ukrainiennes et précise leur doctrine. Dans les couloirs de son éditeur parisien, Inna Chevtchenko, l’une des figures majeures du groupe, avait déclaré : «ça me fait bizarre de publier un livre. D’habitude on fait ça quand on a terminé un travail. Nous on ne fait que commencer». Le second ouvrage Manifeste FEMEN par les FEMEN (ouvrage collectif), Collection « Dépasser le patriarcat », Éditions Utopia, mars 2015, 64 pages ; Le troisième ouvrage s’intitule Anatomie de l’oppression  d’Inna SHEVCHENKO et Pauline HILLIER, Ed. Seuil, 2017. Le propos de cet ouvrage est de montrer que le corps féminin est un objet de persécution de la part des religions, organe après organe, partie après partie. Outre de nombreux éléments du manifeste du mouvement, l’on y trouve également de nombreux témoignages, en général pour illustrer de telles persécutions ainsi que les expériences propres aux auteures, que ce soient les intimidations et violences subies par Inna SHEVCHENKO en Biélorussie et en Ukraine, ou l’incarcération en Tunisie de Pauline HILLIER ; Rébellion du mouvement FEMEN (Collectif), (Ed. des Femmes/Antoinette FOUQUE, 2017) est un ouvrage conçu sous la forme d’un recueil de témoignages et de réflexions organisé autour de thèmes liés aux actions FEMEN dans divers pays. En Ukraine où le mouvement Femen est né, mais aussi en Turquie et en Iran dans le chapitre « Les dictatures détestent les femmes ». La Tunisie est également dénoncée dans le chapitre « La religion, fléau de l’humanité ». Mais les pays occidentaux ne sont pas eux-mêmes épargnés. Ainsi l’Espagne est mise en cause dans la partie qui porte sur l’IVG. Quant au Canada, il est pointé du doigt à propos de la prostitution et du harcèlement sexuel.

[6] Cf. Lisane ARSENAULT-BOUCHER : « Regard sociologique sur l’évolution du féminisme », in ASPECTS SOCIOLOGIQUES, pp. 213-226, Cégep (collège d’enseignement général et professionnel), Trois-Rivières, Québec,https://www.google.fr/search?q=arsenaultboucher2014-4.pdf&ie=utf-8&oe=utf-8&client=firefox-b&gfe_rd=cr&dcr=0&ei=kpsWWs6_KLDA8gfKmYPgAg

[7] Au-delà des deux premières vagues, il devient difficile de concevoir les autres, dans le temps et de manière thématique car le mouvement féministe perd son unité et son homogénéité au profit d’expressions diverses fortes dans lesquelles l’ensemble des femmes ne peuvent se reconnaître car celles-ci tournent autour soit de groupes sociologiques divers, soit de groupes faisant de l’orientation sexuelle un marqueur essentiel.

[8] Cf. THOUZARD Claire : « Se dirige-t-on vers un nouveau féminisme ? », in magazine GRAZIA, 8 avril 2016, à propos de jeunes féministes américaines issues de la nouvelle vague artistique.

[9] Voir son livre Inna, Ed. Grasset, 2014 qui est surtout, comme cela a été largement souligné, une hagiographie. Libération en a rendu compte ainsi : « L’essayiste et journaliste militante publie un récit sur la leader des Femen, où elle mêle enquête et histoire de sa «romance» avec la jeune Ukrainienne. » (Quentin GIRARD, 21 janvier 2014).

[10] Cf. CHOLLET (Mona) : « Femen partout, féminisme nulle part », Le Monde Diplomatique, 12 mars 2013

[11] Cf. op. cit. Le Monde.fr, Société, « Le féminisme à l’épreuve du sextrémisme », 8 mars 2013.

[12] Cf. l’interview de Julie MURET par Ide PARENTY pour TERRAFEMINA, 26 septembre 2012, http://www.terrafemina.com/societe/international/articles/17760-olf-sur-les-femen-dommage-de-se-deshabiller-pour-attirer-lattention-sur-le-feminisme.html

[13] Cf. TV5Monde.com : 15 février 2014, Sylvie BRAIBANT, « Les Femen entre adoration et répulsion », http://information.tv5monde.com/terriennes/les-femen-entre-adoration-et-repulsion-3171.

[14] Tous les caractères mis en gras et soulignés l’ont été par nous, LS.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Cf. l’interview réalisé par Pascal HERARD sur TV5Monde.com : « Les Femen veulent faire croire que Barbie part au combat », http://information.tv5monde.com/terriennes/les-femen-entre-adoration-et-repulsion-3171.

[18] Tous les caractères mis en gras et soulignés l’ont été par nous, LS.

[19] Ibid.

[20] PAHUD (Stéphanie) : « Le corps exhibé : un texte singulier du féminisme quatrième génération », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 18 | 2017, mis en ligne le 27 septembre 2017, URL : http://aad.revues.org/2338 ; DOI : 10.4000/aad.2338

[21] FRAISSE (Geneviève) : Les excès du genre. Concept, image, nudité, Paris, Éditions Lignes, 2014.

[22] Cf. VOLTAIRE : Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763).

[23] Cf. DESCARTES : Discours de la méthode (1637) : « L’erreur est humaine ». L’entreprise cartésienne de déculpabilisation de l’erreur est manifeste. L’erreur est une privation de connaissance, ce qui est un phénomène humain se traduisant par une quête de vérité car ne se trompe que celui qui cherche, l’erreur étant dans un rapport dialectique avec la vérité, la seconde ayant besoin de la première pour apparaître. Dans un prolongement cartésien et en se situant dans une dimension plus sociale et morale, VOLTAIRE nous invite, quant à lui, à porter un regard indulgent sur les faiblesses et les erreurs des autres si semblables aux nôtres. Dès lors, les hommes doivent se pardonner mutuellement leurs faiblesses et leurs erreurs.

[24] Il n’est pas sans intérêt de rappeler que VOLTAIRE crut tout d’abord à la culpabilité des CALAS et à un excès du fanatisme huguenot. Mais les contradictions du jugement modifièrent son opinion. Convaincu de l’innocence du père supplicié en 1761, il prit l’affaire en mains. C’est ainsi qu’il écrivit son Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763). L’arrêt du Parlement de Toulouse fut cassé en 1764 et Jean Calas fut réhabilité, un peu plus tard, en 1765.

[25] Un juge d’Abbeville apprit que son ennemi personnel – le chevalier de La Barre – était passé devant une procession sans saluer en se découvrant selon les convenances habituellement pratiquées. Il confondit cette affaire d’impiété avec un sacrilège tout à fait différent (mutilation d’un crucifix) dont il accusa sans preuve le jeune chevalier. Le 28 février 1766, La Barre fut condamné par le tribunal d’Abbeville pour « impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables » à faire amende honorable, à avoir la langue tranchée, à être décapité et brûlé. En appel, la Grand-Chambre du Parlement de Paris suivit le rapport du conseiller PASQUIER qui attaqua violemment l’esprit philosophique en citant nommément VOLTAIRE, dont le Dictionnaire philosophique figurait parmi les livres de lecture de l’accusé, et confirma le 4 juin 1766, par quinze voix contre dix, la sentence, qui fut exécutée le 1er juillet 1766 à Abbeville. Le chevalier de La Barre fut supplicié, décapité puis son corps fut jeté au bûcher. VOLTAIRE écrivit aussitôt une Relation de la mort du chevalier de La Barre à Monsieur le Marquis de Beccaria, récit d’une vingtaine de pages qu’il fit d’abord circuler avec beaucoup de précautions sous le pseudonyme de M. CASSEN. En effet, le conseiller PASQUIER du Parlement de Paris n’avait pas hésité à requérir que l’on brûlât non seulement le Dictionnaire philosophique, mais aussi son auteur  » que Dieu demandait en sacrifice « .

Il y a lieu de rappeler qu’en 1764 son Dictionnaire philosophique portatif, sans nom d’auteur, mais qui avait rapidement été identifié comme étant l’œuvre de VOLTAIRE fut mis à l’Index par le Parlement de Paris. VOLTAIRE ne réussit pas à faire réviser le jugement du chevalier de La Barre dont la réhabilitation, réclamée dans les cahiers de doléances de la noblesse de Paris, ne sera prononcée que beaucoup plus tard par la Convention le 25 brumaire an II (15 novembre 1793).

 

 

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