Jacques PRÉVERT (1900-1977)
Jacques PRÉVERT (ci-contre) est le plus souvent connu pour ses poésies amusantes et parfois fantaisistes tournées souvent vers les enfants [1], mais aussi comme le parolier des Feuilles mortes (adapté en chanson par Joseph KOSMA) ou encore comme l’inoubliable auteur de scénarios et dialogues de films réalisés par Marcel CARNÉ : Les enfants du paradis qui, tourné en 1943-1944 et sorti en mars 1945, est considéré comme un chef-d’œuvre du réalisme poétique ; Les portes de la nuit (1946), film évoquant, sur fond d’une intrigue amoureuse tragique, la collaboration et la résistance [2].
Mais il a aussi écrit, sur un registre plus grave et sombre, des poèmes portant sur les problèmes politiques et sociaux des années 1950 dont il fut lui-même le témoin.
Étranges étrangers, poème écrit en 1951 et paru en 1955 dans le recueil Grand bal du printemps [3] aux éditions Gallimard, est de ceux-là. Il y aborde la condition des immigrés, ces déracinés qui vivent en France, à une époque où les gouvernants d’un pays dévasté par la guerre n’hésitaient pas, pour la reconstruire, à recourir largement à une main-d’œuvre étrangère, comme ils n’avaient pas hésité, également, pour défendre la France en guerre, à recourir aux populations indigènes de nos colonies. Mais les besoins de notre pays couverts par ces étrangers n’empêchaient pas une vague xénophobe de déferler sur la France.
Louis Saisi
Paris, le 19 février 2025
Étranges étrangers – Poème de Jacques PRÉVERT (1951/1955)
Source : Grand bal du printemps, éditions Gallimard, Paris, 1955
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
Doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians [4] de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou bien du Finistère
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus [5]
tiraillés et parqués
au bord d’une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
Qui dormez aujourd’hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez
NOTES
[1] Jacques PRÉVERT est classé comme l’un des plus grands poètes français du XXe siècle. Sa poésie synthétise la simplicité, une vive sensibilité et baigne dans une profonde humanité car le poète a su exprimer, au lendemain de la seconde guerre mondiale, toutes les aspirations et les thèmes populaires si caractéristiques de la vie quotidienne de cette époque, et notamment celui de l’amour, avec des mots accessibles à tous.
[2] Le film Les portes de la nuit, de Marcel CARNÉ, est lui-même une adaptation du ballet Le Rendez-vous, écrit par Jacques PRÉVERT, mis en scène par Roland PETIT, et joué au théâtre des Champs-Élysées peu après la Libération,
[3] Jacques PRÉVERT (1900-1977), in Œuvres complètes, vol.1, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Gallimard, 1992. Poème publié la première fois in Grand bal du printemps, Ed. La Guilde du livre, Lausanne, 1951.
[4] Selon la définition du Dictionnaire de la langue française, le boumian est un terme régionaliste utilisé principalement dans le sud de la France pour désigner les personnes appartenant à la communauté tsigane ou bohémienne. Ces individus, également appelés gitans ou romanichels, sont souvent associés à un mode de vie nomade et à une culture riche en musique, danse et traditions orales. Le mot « boumian » provient du provençal « boumi » qui signifie bohémien, lui-même issu du mot français « bohème ».
[5] C’est à partir de la première guerre mondiale que Fréjus devint l’une des bases de cantonnement des troupes coloniales, cf. Laurent MIRIBEL : Les camps de troupes coloniales de Fréjus-Saint-Raphaël durant la première guerre mondiale, Mémoire de maîtrise soutenu à la Faculté des Lettres de Nice, in Archives départementales – Recherches Alpes Maritimes et contrées limitrophes régionales, Juillet-septembre 1998, N°145 : » Le premier engagement massif de ces troupes (participation des populations d’Afrique Noire à la défense de la France) se déroula durant la Grande Guerre. Elles ne furent pas les seules à apporter des effectifs à l’effort de guerre national : outre les Nord-Africains …, l’Armée coloniale fut composée de Malgaches, d’Indochinois et d’indigènes des possessions françaises du Pacifique. Des camps d’acclimatation et de transit furent aménagés à leur intention. Ceux de Fréjus-Saint-Raphaël furent les plus importants. Pour Fréjus, ce fut le début d’une tradition d’accueil des troupes coloniales qui perdura jusqu’à l’indépendance des colonies. Les unités formant aujourd’hui la garnison de Fréjus gardent d’ailleurs des missions tournées vers l’Outremer. De 1914 à 1919, la majorité des unités des contingents cités séjourna au moins une fois sur le site varois, véritable plaque tournante de l’armée coloniale. La présence massive de ces troupes bouleversa aussi les habitudes de la population locale : même loin du front, la guerre faisait partie du quotidien. »