Régis DEBRAY : La singularité française… L’exigence d’une increvable égalité par Louis SAISI

Régis DEBRAY : « La singularité française…

L’exigence d’une increvable égalité »

par Louis SAISI

Dans un débat organisé par le magazine L’Obs, avec Edgar MORIN, autour de la thématique « Nos révolutions » [L’Obs n° 2875 du 12 au 18 décembre 2019, pp. 24-41], Régis DEBRAY [voir, en Annexe, notre brève incursion chez Régis DEBRAY] nous livre son éclairage sur la période actuelle de tensions et de conflits sociaux.

Si les syndicats ont repris la main et sont descendus dans la rue, aujourd’hui, c’est parce qu’ils ont dû prendre le relais d’une gauche effrayée par les conflits sociaux – et refusant de les voir – en posant comme préalable à leur résolution le « dialogue social » comme le point de passage obligé, voire comme la médecine douce et unique de tous les maux. Ce retour des syndicats d’une part exprime, selon lui, le fait que le mouvement ouvrier (au sens large) est redevenu « central » pour faire front contre une classe élitaire ayant fait du paradigme du nombre son mode de gouvernement (1) ; d’autre part, nous fait mesurer le « vide idéologique propre à l’époque » (2) avec la désertion des partis de gauche de la scène du combat des idées.

Ainsi il considère que la Révolution française de 1789-1793, « exemple universel », doit rester un pôle de référence (3).

I/ Retour des syndicats, colère légitime, classe élitaire, vide idéologique

1/ Régis DEBRAY : « Une bonne nouvelle que ce 5 décembre (mouvement de contestation de la réforme des retraites, note LS)! La lutte des classes se porte donc bien, signe que la singularité française (souligné par nous, LS) est toujours en vie. Le monde syndical organisé a repris la main et quand le mouvement ouvrier est central, la casse nihiliste est marginale. Le point de retraite a joué en point d’accroche, pour une colère plus profonde et légitime. On comprend l’exaspération de ceux et celles qui gagnent autour de 1500 euros par mois et sont taxés de privilégiés par ceux qui gagnent dix fois plus. Surtout quand les premiers, professeurs des écoles, sapeurs-pompiers, cheminots, infirmières, étudiants, conducteurs de métro vont sacrifier des jours de salaire dans le froid et que les seconds restent au chaud….On a d’un côté, la corporation élitaire aux commandes, avec ses managers, ses start-uppers, et ses cadres sup, unifiée par la gouvernance par les nombres. Et de l’autre, pour lui faire face, un ensemble de corporations populaires, dont on voudrait bien qu’un autre idéal puisse les unifier en une sorte de bloc national-républicain, à la GRAMSCI. That is a question (après le Black Friday et Halloween, je parle gallo-ricain, comme il faut, non?). Vu que la gauche officielle s’est noyée dans un social sans conflits et les ex-socialistes dans une Europe ordo-libérale, l’horizon n’est pas très clair.»

2/ Régis DEBRAY : « Jusqu’ici il y avait la colère qui fait une révolte et l’idée qui fait une révolution. Jusqu’ici, il y avait l’alliance d’une pensée et d’un terrain, d’une construction intellectuelle, au futur, et d’un soulèvement de malheureux, au présent. C’est peut-être maintenant le troisième stade historique, sur la longue durée, de l’increvable exigence d’égalité (souligné par nous, LS). Il y a eu, au Moyen Age, la jacquerie des manants, sous l’égide de l’Évangile ; puis, à l’époque moderne, la révolution des sans-culottes, sous l’égide des Lumières. Et à présent dans le post-moderne, l’émeute urbaine des sans espoir, sous l’égide d’un certain vide idéologique propre à l’époque. Le projet viendra peut-être, mais pour l’heure le rejet est là. C’est un bon point, si j’ose dire, non de retraite mais d’avancée. »

3/ Régis DEBRAY : « La Révolution française réunit pour nous les deux versants du peuple, l’ethnos et le demos, dont la séparation finit toujours par coûter cher. L’ethnos, c’est la singularité d’un groupe humain, distinct des autres. Le demos, c’est la population de partout à qui revient le droit de parole et de vote. 1789-1793, c’est à la fois notre exception nationale et un exemple universel (souligné par nous, LS), dont tout le monde peut tirer profit. Qui jette tout cela à la poubelle ne rend service ni à notre pays ni à tous les autres. »

II/ L’absence de projet politique présidentiel ou la « start-up nation »

Régis DEBRAY nous fait part des doutes qui l’assaillent quant à l’absence de « projet politique » qui caractérise la société française et qui constitue un point de rupture avec notre glorieuse histoire.  Interrogé sur le « à quoi s’attendre sur le plan politique ? », sa réponse ci-dessous est sceptique mais sa réflexion se termine néanmoins par sa conviction que la « société du profit » ne fera jamais consensus :

Régis DEBRAY : « A rien de décisif… Les dernières décennies ont fermé le ban. Nous avons changé de médiasphère. Avec la culture de l’imprimé et de l’alphabétisation générale, le XVIIIe siècle a vu le passage de la jacquerie à la révolution. Avec la culture de l’image et l’immédiateté numérique, notre XXIe siècle prend le chemin inverse. Et avec la désindustrialisation et le primat des services, la décomposition du mouvement ouvrier voit le retour du nihilisme anarchisant. Les révoltes sont des colères, la révolution est un projet. On pouvait dire des soulèvements révolutionnaires qu’ils sacrifiaient le présent à l’avenir, et on peut dire des révoltes sans programme qu’elles sacrifient l’avenir au présent. Je n’ai jamais brillé dans l’optimisme, mais le théâtre politique local me frappe comme une comédie aux acteurs interchangeables, sans mémoire ni projet. Qu’un young leader candidat à la présidentielle puisse intituler « Révolution », sans rire ni faire rire, un projet de start-up nation, montre bien que la page est tournée.»

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« Et ensuite, quelque chose nous dit qu’il y aura toujours des gens pour refuser de marcher au pas de la société du profit, et renouer le fil d’un passé dont il faut souhaiter qu’il ne passe pas. »

C’est dire combien ce regard lucide posé sur notre présent et notre histoire nationale peut constituer pour tous les citoyens une utile et précieuse réflexion pour la compréhension de la période actuelle et du monde contemporain.

Louis SAISI

Paris, le 18 décembre 2019

ANNEXE : BRÈVE INCURSION CHEZ Régis DEBRAY

I/ Brève notice biographique

Écrivain, philosophe et haut fonctionnaire français, Régis DEBRAY, est né le 2 septembre 1940 à Paris.

Dans ses années de jeunesse, en 1960, il s’engagea aux côtés de Che Guevara, ce qui lui vaudra d’être emprisonné et torturé à plusieurs reprises en Amérique du Sud. À partir de cette expérience, Régis DEBRAY écrira Révolution dans la révolution ? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine en 1966 (publié aux éditions François Maspero en janvier 1967).

Il s’affirma, par la suite comme un brillant essayiste et écrivain très prolifique. Dans le domaine des sciences de l’information, il créa et développa la médiologie en fondant la revue Médium. De 2011 et 2015, il fut pendant 4 ans membre de l’académie Goncourt.

Le « Sacré » tient une place importante dans sa réflexion philosophique et politique. En effet, pour DEBRAY, un groupe doit nécessairement se définir par rapport à une référence transcendante – celle-ci pouvant être territoriale, doctrinaire ou légendaire – vers laquelle se tourne la croyance de ses membres.

Il appelle incomplétude la nécessité pour tout groupe de se définir par une entité qui lui est extérieure, et nomme cette entité, ce « nous » (voir son ouvrage Le moment Fraternité), le « sacré du collectif », qui est la représentation de ce que le groupe estime être le « meilleur ». C’est cette croyance qui assure la confiance réciproque entre les membres du groupe, et garantit selon R. DEBRAY l’ordre social.

Si, selon DEBRAY, l’on a pu éliminer chez beaucoup d’individus leur appartenance à la religion au profit de la Raison, notamment à partir du siècle des Lumières, en revanche, l’on n’a pas pu éliminer la croyance. Or, selon lui, la crise actuelle, en France, est une crise de la symbolique républicaine, due à un manque de sacré.

II/ Quelques publications (liste volontairement non exhaustive) :

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