Le dérapage du « je », un jeu politique largement pratiqué, au détriment du « nous »
par Louis SAISI
Le « je » en politique est utilisé de manière quasi permanente dans la bouche de nos hommes politiques s’exprimant sur les sujets les plus divers. Il témoigne de la personnalisation de plus en plus accrue du pouvoir et de sa captation par une élite souvent imbue d’elle-même et considérant le pouvoir comme sa propriété alors que celui-ci lui est seulement délégué, et pour une durée limitée, car le véritable souverain, au moins dans les Etats démocratiques, est le peuple.
En ce moment, l’un des « je » qui se fait le plus entendre est le « je » martial de Bruno RETAILLEAU, Ministre de l’Intérieur (photo ci-contre), qui dispense quotidiennement sa bonne parole sur nos rapports avec l’Algérie, les problèmes de sécurité, allant du port du voile dans le sport jusqu’aux narcotrafiquants, en passant par les migrants, son cheval de bataille préféré. C’est ainsi que dans une interview donnée au Parisien dimanche daté du 16 mars 2025, il va jusqu’à faire entendre qu’il est prêt à démissionner si son « je » à lui, sur des affaires qu’il considère comme sensibles ou fondamentales, n’est pas entendu par le Gouvernement. En effet, notre Ministre de l’Intérieur n’hésite pas à s’autoproclamer comme le « responsable de la sécurité des Français », et à ce titre il revendique tous les outils de répression pour lutter contre la criminalité organisée ou les narcotrafiquants au grand dam de certains parlementaires (de la majorité comme de l’opposition) qui ont un avis différent, plus soucieux de certaines formes, ou critiques quant à certaines méthodes peu juridiquement orthodoxes susceptibles d’être utilisées moyennant la modification de l’arsenal législatif actuel.
Or, est-il besoin de le rappeler, s’agissant de faire la loi ou de modifier des lois existantes, dans cette matière, le responsable de la sécurité des Français c’est le Parlement car, aux termes mêmes de l’article 34 de la Constitution de 1958, le domaine de la sécurité touche aux « garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques », ainsi qu’à la « liberté », et tout ce qui a trait à ces droits fondamentaux relève donc de la loi.
Le Ministre de l’Intérieur n’est que le serviteur de la loi qu’il est lui-même chargé de faire appliquer tant qu’elle n’a pas été modifiée par le Parlement.
C’est dire que le Ministre de l’Intérieur en place ne peut penser seul, dans sa tour d’ivoire de la place Beauvau, aux lieu et place du Parlement qui vote la loi et en principe choisit ce qu’il considère comme bien et utile pour notre pays. En d’autres termes, il n’appartient pas à M. RETAILLEAU de faire lui-même unilatéralement et solitairement la loi, même celle relative à son domaine ministériel d’intervention.
Certes, il a, incontestablement, comme tous ses collègues ministres membres du Gouvernement, un droit d’impulsion et de proposition de lois entrant dans la sphère de compétence de son département ministériel, mais celles-ci sont nécessairement filtrées par le Premier Ministre, qui, aux termes mêmes de l’alinéa 1er de l’article 39 de la Constitution, possède l’initiative des lois concurremment avec les membres du Parlement, le Premier Ministre étant, par ailleurs, lui-même responsable devant l’Assemblée nationale (chambre des députés). Les projets de loi émanant du Gouvernement sont ensuite soumis à l’avis du Conseil d’Etat, puis présentés en Conseil des Ministres avant d’être déposés sur le bureau de l’une des deux assemblées pour être ensuite débattus et votés en termes identiques par chacune de celles-ci.
Il reste que le respect dû à la loi et à son processus d’élaboration devrait conduire à des propos plus modestes du Ministre de l’Intérieur quant à la sécurité des Français qui ne dépend pas de lui mais d’abord de la loi, alors que son « je » a ainsi pris le pas sur le « nous » – qui est la marque du vivre ensemble – et qui atteste de l’existence d’une décision politique qui constitue le substrat de cette volonté de vivre ensemble de manière pacifiée.
Or une telle décision politique est prise au nom du peuple par nos représentants nationaux, en général le Parlement, pour les décisions politiques fondamentales énumérées aujourd’hui par l’article 34 de la Constitution de 1958.
Comment en est-on arrivés à occulter ainsi de tels principes fondamentaux ?
Pourtant, Régis DEBRAY nous avait montré excellemment dans son ouvrage « Le moment Fraternité » – publié il y a déjà une quinzaine d’années [1] – comment s’était opéré, pour la France, ce passage du « moi, je » au « nous », sous les auspices de la Fraternité, troisième pilier de la République, dont le caractère sacré réside dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, laquelle a consacré la prééminence du « nous » sur le « je ».
Du point de vue sémantique et phénoménologique, lorsque nous disons « nous », cela signifie implicitement qu’avec ce vocabulaire du « nous » nous abandonnons notre esprit individuel – voire individualiste – pour nous laisser gouverner par le choix d’un intérêt ou d’un but communs. Mais Il nous faut alors un point d’appui destiné notamment à nous aider à passer au-delà du « je ». Il s’agira alors de chercher un fondement pouvant résider dans l’empathie, le partage, la capacité à nous transcender, la solidarité, l’identification, etc.
Dans l’éthique inscrite dans la devise de notre république l’option de la fraternité constitue cette troisième marche, ce temps fort de la formation de ce « nous » que Victor HUGO lui-même (ci-contre) considérait comme un « devoir ».
« Pour lui, il le déclare, car tout esprit doit loyalement indiquer son point de départ, la plus haute expression du droit, c’est la liberté.
La formule républicaine a su admirablement ce qu’elle disait et ce qu’elle faisait ; la gradation de l’axiome social est irréprochable.
Liberté, Égalité, Fraternité. Rien à ajouter, rien à retrancher. Ce sont les trois marches du perron suprême. La liberté, c’est le droit, l’égalité, c’est le fait, la fraternité, c’est le devoir. Tout l’homme est là. » (Actes et Paroles I).
Or nous assistons au processus inverse aujourd’hui où ce « nous » sacralisé est oublié au profit du je » dont font état de nombreux hommes politiques en responsabilité qui se posent en « décideurs » usurpant la fonction du Parlement, lieu où s’élabore la loi en tant qu’expression d’une volonté générale et non du fait d’un seul, aussi illustre soit-il. C’est le retour du culte de la personnalité – souvent funeste aux démocraties – dont avaient usé et abusé de nombreux dictateurs pour asseoir leur emprise sur les femmes et les hommes de leur pays au moyen d’une propagande travestissant la vérité et égarant les esprits naïfs dont la psychanalyse nous disait qu’ils recherchaient l’image d’un père fort et protecteur.
Ainsi, dans les démocraties occidentales mais aussi dans de nombreux pays de tous les continents, nous avons ce retour du culte de la personnalité qui signe quelque part l’échec du Collectif au profit de l’Un.
C’est ainsi qu’en France, où l’on a voulu renouer avec un pouvoir fort depuis 1958, au niveau de l’Exécutif, ce choix constitutionnel a encouragé une débauche de « je » qui s’est répandu ensuite par ruissellement vertical au profit des hommes ou femmes en charge d’une responsabilité ministérielle. Tout se passe comme si le pouvoir exécutif et l’ensemble de ses titulaires – dans les différentes structures gouvernementales qui le supportent – étaient au-dessus de la volonté du peuple et des institutions.
Or cela est d’autant plus affligeant que depuis les dernières élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024, le gouvernement BAYROU lui-même – succédant au gouvernement BARNIER – est toujours un gouvernement minoritaire à la Chambre des députés qui a dû faire adopter le budget annuel sans vote du Parlement par l’usage de l’article 49-3, c’est-à-dire en-dehors de tout consensus sur l’acte le plus important conditionnant le niveau des dépenses et recettes dévolues aux services publics de l’Etat.
L’on était en droit d’attendre, de la part de nos dirigeants politiques, beaucoup plus de modestie et de mise en veilleuse de leur « je » au profit d’un « nous » plus républicain leur commandant de s’oublier eux-mêmes pour rechercher un compromis qui ait du sens et soit surtout conforme à la volonté de changement exprimée par le verdict populaire.
Mais cela n’empêcha pas, au sommet de l’Etat, l’expression habituelle du « je » présidentiel qui s’affirma, sans limites, souvent frénétiquement par des déclarations plus ou moins intempestives car en prise sur une actualité plus ou moins brûlante, ou par des interviews ciblées, des causeries faussement familières, des communiqués unilatéraux, etc.
Ensuite, il y a le « je » du Premier Ministre qui s’affirme sous l’œil vigilant et plus ou moins permissif du Président, jouant le rôle de tuteur plus ou moins bienveillant selon le contexte et les séquences politiques.
Enfin, il y a tous les « je » des nombreux ministres dont la fonction qu’ils occupent leur fait oublier qu’ils sont au service de leurs concitoyens, du « vivre ensemble », de la cohésion sociale » qui passe par le primat du « nous » sur le « je ».
Le dérapage du « je » résultant d’un jeu politique d’ambitions rivales, malgré le fait qu’il soit largement pratiqué, ne doit pas être banalisé et devenir l’horizon indépassable de notre vie politique car il constituerait alors un danger pour la vitalité de notre démocratie.
Sauf à faire de la chose politique une aventure individuelle ou une profession d’initiés.
Louis SAISI
Paris, le 17 mars 2025
NOTE
[1] Régis DEBRAY : Le Moment fraternité , Ed. Gallimard, Paris, 26 février 2009, 367 pages.