La praxis du choix par l’homme libre des hommes et de l’humanité : retour sur KANT et SARTRE par Louis SAISI

Ci-dessous Emmanuel KANT vers 1785

« Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle ; agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité en toi-même et en autrui comme une fin et jamais comme un moyen ; agis comme si tu étais à la fois législateur et sujet dans la république des volontés libres et raisonnables. »

Emmanuel KANT (1724-1804) : Critique de la raison pratique, 1788, source Encyclopédie Larousse, sous « impératif catégorique ».

 

Louis SAISI

Fondateur et animateur du site « ideesaisies »

vous présente ses meilleurs vœux pour une bonne et

heureuse année 2021

et vous remercie pour votre intérêt et votre fidélité

 

 

« Un des principes que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d’éducation, c’est qu’on ne doit pas élever les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après un état meilleur, possible dans l’avenir, c’est-à-dire d’après l’idée de l’humanité et de son entière destination. Ce principe est d’une grande importance. Les parents n’élèvent ordinairement leurs enfants qu’en vue du monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient au contraire leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état en pût sortir dans l’avenir. »

Emmanuel KANT (1724-1804) Réflexions sur l’éducation (1803) publiées et traduites en France par Jules BARNI sous le titre Traité de pédagogie en 1855 chez Auguste Durand.

 

LA PRAXIS DU CHOIX PAR l’HOMME LIBRE DES HOMMES ET DE L’HUMANITÉ : RETOUR SUR KANT et SARTRE

par Louis SAISI

Nous avons voulu placer nos vœux pour 2021 sous les auspices de la pensée de KANT (1724-1804) [1] dont nous avons volontairement choisi les trois citations – se référant à l’érection d’une philosophie morale pratique – de celui qui fut probablement le plus grand philosophe allemand.

Mais, beaucoup plus largement encore, trois réflexions liminaires expliquent – sinon justifient – le choix de notre thématique ainsi que l’intitulé de notre titre.

1/ Dans notre titre nous avons cru devoir associer au nom d’Emmanuel KANT celui de cet autre éminent philosophe que fut Jean-Paul SARTRE (1905-1980), père de l’introduction de l’existentialisme en France. Ainsi KANT et SARTRE jettent un pont – celui du temps long de l’Histoire – entre, d’une part, le 18ème siècle, siècle des lumières auquel appartenait le premier qui fut très attentif au mouvement des idées modernes qui conduisirent à la Révolution française de 1789 dont il fut un fervent admirateur [2] ; d’autre part, le 20ème siècle – siècle du développement du capitalisme générant lui-même, en riposte, l’organisation et la lutte du mouvement ouvrier né à la fin du 19ème siècle dans ses composantes révolutionnaires et réformistes – auquel appartenait le second qui n’a jamais caché sa fibre contestataire. Ces deux philosophes-là n’étaient guère conformistes mais baignaient bien, au contraire, dans les idées nouvelles et « révolutionnaires » de leur temps.

2/ Les deux philosophes tracèrent la voie des chemins de la liberté – certes conçue à partir de prémisses différentes. Ils y arrivèrent l’un et l’autre à travers la réconciliation de la philosophie avec la pratique morale mise en œuvre dans l’action qui, seule, donne sa véritable dimension à l’homme.

3/ Dans le titre de cet article, nous empruntons le terme « praxis » à la philosophie grecque de l’Antiquité, notamment dans le sens que lui donnait ARISTOTE. Il opposait ainsi à la science théorique – composée de la « philosophie première » ou métaphysique, de la mathématique et de la physique, appelée aussi philosophie naturelle – à la science pratique tournée vers l’action (praxis) qui était le domaine de la politique et de l’éthique. C’est dans l’Éthique à Nicomaque et sa Métaphysique qu’ARISTOTE théorisa le terme « praxis » pour désigner, à travers lui, l’activité morale de transformation du sujet agissant. C’est dire combien cette définition nous rapproche de KANT et de SARTRE, même s’ils n’ont eux-mêmes pas fait un usage – KANT surtout – du terme aristotélicien pour lui préférer souvent le qualificatif « pratique », comme le fit ce dernier, en 1788, dans son maître-ouvrage « Critique de la Raison pratique ».

Ci-dessous, Jean-Paul SARTRE

Quant à SARTRE lui-même, il utilisa – en particulier dans son ouvrage majeur Critique de la raison dialectique (1960) [3], sous-titré Théorie des ensembles pratiques et précédée de l’article écrit en 1959, « Questions de méthode »  – le terme « praxis » au sens marxiste [4], pour désigner l’action exercée par un individu ou par un groupe sur son milieu, sous la pression d’une menace. Cette action consiste dans une transformation de ce milieu en fonction d’une fin, qui est avant tout la nécessité de conserver son intégrité organique. Cette action consiste à transformer ce même milieu en fonction d’une finalité. Le terme, chez les marxistes, est également repris pour désigner, plus largement, l’analyse rationnelle des pratiques humaines (économico-sociales et culturelles).

Les citations de KANT faites plus haut, extraites de Critique de la Raison pratique illustrant l’impératif catégorique kantien, nous conduisent à quelques modestes réflexions ci-dessous autour de la pensée de KANT prolongée par celle de SARTRE.

I/ Etat des lieux : le culte du pragmatisme, le relativisme des valeurs et le culte du moi : l’oubli des deux philosophes…

Aujourd’hui, le culte du pragmatisme, le relativisme des valeurs et le culte du moi expliquent sans doute les raisons pour lesquelles les deux philosophes sont tombés dans l’oubli. En effet, le relativisme des valeurs, la versatilité des choix, le pragmatisme substitué au rationalisme et revendiqué comme une forme quasi exclusive de pensée, l’explosion des affects au détriment de la réflexion, un certain goût marqué pour l’empirisme fondé sur l’expérience sensible et débouchant souvent sur le primat de l’action – joints au culte du moi – nous ont beaucoup éloignés de l’humanisme. Pourtant il n’en fut pas toujours ainsi. L’on connaît, au lendemain de la seconde guerre mondiale, le choix que fit Jean-Paul SARTRE, à l’occasion de la conférence donnée à Paris, le 29 octobre 1945 [5], de revendiquer pour l’existentialisme l’héritage humaniste, fondamentalement kantien, même s’il avait désarçonné un certain nombre de ses partisans (dont Michel Tournier, à l’époque assez sévère, sans parler des communistes…). Cela donna lieu, un peu plus tard, à la publication de son ouvrage L’existentialisme est un humanisme (1946) sous la forme d’un texte qui, très accessible, clair, puissant et lumineux, constitua un véritable Manifeste en faveur de l’existentialisme. Il est vrai que la postérité de Jean-Paul SARTRE, aujourd’hui, est mal assurée tant la critique est plus féroce que juste et équilibrée, l’auteur de L’être et le Néant comptant plus de détracteurs que de fidèles disciples, aujourd’hui, en France. Sans doute SARTRE n’est-il plus dans l’air du temps car son éthique exigeante n’est plus guère louée ni encore moins pratiquée avec la chute de la pensée comme moteur de la vie sociale, culturelle et politique au profit du culte de l’immédiateté et de la primauté des affects.

Sans doute aussi son engagement radical dans les années 70 au sein de la Cause du peuple [6] ne fut pas toujours bien compris ni bien perçu par une bonne partie de l’intelligentsia française.

En 2005, lors de l’anniversaire du centenaire de la naissance de Jean-Paul SARTRE, le philosophe passa presqu’inaperçu éclipsé par l’écrivain. Car, en effet, ce fut surtout l’écrivain qui fut célébré à travers les émissions, expositions, colloques qui furent organisées un peu partout en France et dont les médias donnèrent une large couverture. Il est vrai que Jean-Paul SARTRE avait dit lui-même « Je veux être Spinoza et Stendhal », mais des deux on semble n’avoir retenu que l’auteur du Rouge et du Noir.

    Ci-dessous, exposition organisée à la BNF,

 en 2005, à l’occasion du centième anniversaire

 de la naissance de JP SARTRE (1905-1980)

Il n’est pas inutile également de rappeler que, dans l’exposition qu’elle lui consacra, la BNF préféra retenir l’écrivain mettant l’accent sur le fait que SARTRE était, et reste avant tout, un homme d’écriture. Et d’ailleurs l’écrivain-philosophe n’avouait-il pas lui-même volontiers qu’il ne pouvait pas regarder « une feuille de papier blanc sans avoir envie d’écrire quelque chose dessus » ? Et c’est, dit-on, la seule cécité naissante qui, à la fin de sa vie, l’empêcha de continuer à noircir des pages…

Par ailleurs, ses qualités d’écrivain ne furent-elles pas consacrées, en 1964, par l’académie Nobel de Stockholm qui lui décerna son célèbre prix de « littérature » même si Jean-Paul SARTRE s‘empressa vite de refuser la célèbre distinction, refus qu’il expliqua, le 22 octobre 1964, dans une lettre adressée aux journaux suédois, et traduite en français dans Le Monde et Le Figaro ?

Mais en revanche, les initiatives et entreprises diverses qui furent organisées autour du nom du philosophe, loin d’être laudatives, visaient davantage à critiquer radicalement son œuvre philosophique et à déconsidérer le philosophe ainsi que son influence – pourtant majeure – dans le mouvement des contradictions, nombreuses, qui caractérisèrent son siècle – le 20ème siècle – plutôt que d’essayer d’analyser impartialement et rigoureusement ses écrits et son mode d’implication dans les tensions et conflits politiques et sociaux qui traversèrent son temps.

C’est ainsi que bien avant la date anniversaire et sous le titre, « Sartre, classique d’aujourd’hui », Le Figaro du 11 avril 2005 [7] tira le premier à boulets fumants… Il exultait, trop heureux de feindre de rendre hommage à Jean-Paul SARTRE, l’écrivain prolifique et talentueux de romans et pièces de théâtres, pour mieux enterrer définitivement le philosophe existentialiste en ces termes :

« Qu’en est-il de ses écrits philosophiques ? Peut-on encore être sartrien ? La question mérite d’être posée. Il y eu un temps où, en tant que philosophe, l’on ne pouvait qu’être que « pro » ou « anti » Sartre : il était impératif de se positionner. Désormais, dans le monde universitaire, Sartre, bien qu’il ne soit pas considéré comme un auteur subsidiaire, n’est plus une référence absolue, incontournable ; il est en quelque sorte à la marge. Pire, le corpus sartrien est souvent considéré par les chercheurs comme une référence théorique réservée aux lycéens. L’idolâtrie existentialiste n’a plus la côte. » (en gras dans le texte)

On semble percevoir chez la journaliste du FIGARO presque comme un soulagement …

Si tout homme porte certes à côté de sa part de lumière sa part d’ombre, il nous semble néanmoins, modestement ici, que le sort qui lui fut fait par ce journal, en cette circonstance, fut assez injuste et sans doute – consciemment ou inconsciemment – revanchard…

Or, n’en déplaise au Figaro, on ne peut qu’être surpris et indigné dans ce que fut la symptomatique et désolante réception sartrienne en France – frappant le philosophe existentialiste d’anathème, à l’occasion de ce centenaire -, et la référence obligée que constitue toujours SARTRE partout dans le monde…

En effet, au Sartre souvent présenté comme un mauvais maître, un penseur démodé et oublié, et parfois même, encore plus dramatiquement, comme un imposteur, s’opposait, au contraire, partout dans le monde, la vision d’un philosophe, respecté et intègre, pour sa clairvoyance et son engagement entier sur les problèmes de son temps. C’est ainsi que de nombreux et vibrants hommages affluaient de la plupart des pays d’Europe, d’Afrique, d’Asie et des deux Amériques. Or tous ces hommages s’accordaient sur un point : le message de SARTRE restait toujours pour eux un outil de référence pour déchiffrer leur époque. Ainsi, pour eux, et toujours avec le même intérêt et la même ferveur, plus de 25 ans après sa mort, ils vouaient à son œuvre le même respect, le même culte, plein d’intelligence et de reconnaissance, pour les magnifiques combats qu’il mena avec certains d’entre eux pour leur propre indépendance et développement.

II/ Des philosophes modernes épris de liberté

Entre Emmanuel KANT et Jean-Paul SARTRE, tous deux éminents philosophes épris de liberté, l’existence d’une certaine proximité – souvent discutée, et d’abord par SARTRE lui-même sur certains points – nous paraît bien réelle même si les prémisses de la genèse de leur concept respectif de liberté sont fondamentalement différentes.

Ci-dessous Jean Jacques ROUSSEAU

                    (1712-1778)

Auteur « Du contrat social » (1762)

la plus grande théorie démocratique

« L’obéissance à la loi qu’on s’est soi- même prescrite est liberté » disait Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778) [8]. C’est à partir de ce fondement que KANT déploie sa philosophie pratique, celle de la « raison pratique » qui est celle de la « volonté ». Or la liberté, pour le philosophe allemand, est fille de la volonté conçue comme « une sorte de causalité particulière ».

À la fameuse affirmation kantienne impérative « Tu dois donc tu peux. Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une seule et même chose » tirée des Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) faisait écho le thème sartrien : « Le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore. » [9]

Il est néanmoins vrai que SARTRE reprocha souvent au kantisme de borner la liberté par des valeurs a priori qui n’avaient, à ses yeux, pas de réalité.

Et il n’est guère contestable que chez KANT, la liberté conditionne la possibilité de la moralité et que la loi morale est à son tour ce par quoi nous pouvons connaître notre liberté, nous donnant la certitude de nous positionner en êtres libres dès lors que nous savons, a priori et de façon certaine, ce que nous avons à faire.

Le caractère absolu de cette liberté est lui-même lié à la loi morale par laquelle elle se connaît, celle-ci étant elle-même absolue. Et si la liberté est autonomie c’est parce qu’elle est toujours accompagnée de la possibilité d’une maîtrise, qui est la loi morale comme faktum de l’impératif catégorique (ou apodictique) qui, rappelons-le, se définit comme ce qui doit être fait inconditionnellement. Seules des actions dont la maxime sera conforme à ce principe seront morales. Il n’y a pas ici de fin instrumentale, l’impératif catégorique s’impose de lui-même sans autre justification.

III/ Le rejet du déterminisme

A/ Le rejet chez KANT du déterminisme des lois scientifiques appliquées à l’homme

KANT estime que tout acte humain, et notamment délictueux ou condamnable, peut être considéré sous l’angle d’un fait physique, chimique, biologique, etc. et peut donc être soumis à une analyse scientifique. Le propre de celle-ci est de déboucher sur l’élaboration de lois dites naturelles envisageant ce fait physique dans un processus d’une série de causes engendrant une série d’effets, à l’instar de ce que nous appelons aujourd’hui les lois des « sciences dures ». De la même manière, les spécialistes des sciences humaines vont mettre en rapport l’acte condamnable incriminé avec la mauvaise éducation ou une déficience d’éducation, les mauvaises fréquentations, certaines causes occasionnelles (se tirer d’un mauvais pas ou ne pas perdre l’affection ou l’estime d’un être proche ou cher), un tempérament léger et peu scrupuleux, une certaine inconscience, etc. Dès lors l’acte répréhensible cesse d’être considéré comme volontaire et donc comme susceptible d’engager la responsabilité de son auteur.

Si l’on reste dans le cadre de ce registre, il devient vite moralement impossible de juger un acte répréhensible, voire délictueux.

Or tout jugement moral sur un acte (approbation, louange ou réprobation) suppose que l’on considère le sujet, auteur de cet acte, comme un homme conscient capable de distinguer le bien et le mal et comme étant apte à apprécier les conséquences de son acte, et donc comme ayant agi en toute connaissance de cause.

Mais encore faut-il également que ce que le sujet a fait, il ait eu la possibilité de ne pas le faire car un autre choix était possible.

KANT souligne l’inconséquence d’invoquer le déterminisme des phénomènes naturels et en même temps le fait de condamner le menteur ou le délinquant, ce qui signifie que l’on ne se tient pas cantonné à la première approche déterministe de son acte mais qu’on fait intervenir, dès lors qu’on le condamne, le principe d’une autre causalité.

Le philosophe de la Critique de la raison pratique récuse la méthodologie séductrice du savant appliquée à l’homme et à ses actions.

Le moraliste ou le juge doivent arracher l’action humaine à l’enchaînement mécanique des causes et des effets. Il s’agit de la sortir de la « physique » et de ses lois de la Nature relevant de l’étude empirique pour entrer dans l’univers de la « métaphysique », celle des mœurs, en l’occurrence se rapportant à l’expérience morale qui est la partie pure et rationnelle de l’éthique. Il s’agit de considérer l’homme comme le véritable auteur de son acte, sa cause première.

Ainsi l’auteur d’un mensonge ne saurait être considéré comme l’effet d’un mécanisme extérieur à lui-même exigeant de le réintégrer dans cet enchaînement déterministe de causes et d’effets car c’est bien lui qui initie son mensonge.

KANT est donc un philosophe de la liberté laquelle ne résulte pas chez lui d’une affirmation dogmatique ni davantage comme une évidence dont il serait impossible de douter. Sa liberté relève du domaine du postulat : elle doit être en effet supposée si l’on veut admettre le principe de la dignité de la personne humaine et la rationalité de nos pratiques, avec comme corollaire la responsabilité de nos actes.

B/ Le rejet du déterminisme chez SARTRE

1/ Le primat de la liberté chez SARTRE

À l’opposé de KANT, SARTRE, ne pose pas qu’il soit besoin pour l’homme de recourir à la loi morale pour connaître sa liberté puisque c’est elle qui se manifeste à lui sur le mode de l’angoisse. En effet, pour l’existentialiste qu’est Jean-Paul SARTRE, « l’homme est angoisse »[10], ce qui signifie, nous explique-t-il, que « l’homme qui s’engage et qui se rend compte qu’il est non seulement celui qu’il choisit d’être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi ( = lui) l’humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale responsabilité. »[11]

Ainsi surgissant de manière existentielle en même temps que l’angoisse, la liberté fait également apparaître l’étendue de sa responsabilité. Elle est première, elle n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour surgir et c’est cela même qui est facteur d’angoisse.

Le rapprochement entre l’importance que SARTRE attribue à l’angoisse comme fondatrice de la liberté et celle que KANT attribue au respect permet de mesurer l’écart apparent entre les deux pensées. Mais SARTRE aussi évoque la « dignité » [12] donnée à l’homme mais il la voit dans la vérité indiscutable pour lui du cogito cartésien « je pense donc je suis » [13] qu’il considère comme « la vérité absolue de la conscience s’atteignant elle-même. » [14] et comme la seule théorie qui ne fasse pas de l’homme « un objet » [15] (ce qui justifie sa critique du matérialisme [16].

Par ailleurs, le reproche qu’adresse SARTRE à KANT sur l’irruption de loi morale pour l’accomplissement de la liberté doit être apprécié de manière nuancée car si le bien et le mal sont, effectivement, déterminés a priori chez KANT, c’est surtout en tant que concepts car ils n’ont aucune substance par eux-mêmes. Ils doivent être plutôt appréhendés comme des outils au service de la faculté de juger et surtout d’agir car ils ne reçoivent de sens que par leur détermination résultant de la règle pratique de l’action. Par ailleurs SARTRE lui-même ne peut s’empêcher de faire allusion au mal et au bien [17].

Comme KANT, on l’a vu, Sartre a fait également de l’universalisation possible de notre action la condition nécessaire de la moralité. « Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes En effet, il n’est pas un seul de nos actes qui en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. Choisir d’être ceci ou cela, c’est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c’est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l’être pour tous. Si l’existence, d’autre part, précède l’essence, et que nous voulons exister en même temps que nous façonnons notre image, cette image est valable pour tous et pour notre époque tout entière. Ainsi notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer car elle engage l’humanité entière… Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de l’homme que je choisis ; en me choisissant je choisis l’homme. [18] »

2/ le rejet du déterminisme chez SARTRE

Ci-dessous,

SARTRE  au travail

La liberté devient, pour ainsi dire, la condition (ratio cognoscendi) de notre responsabilité. En effet, pour SARTRE, « Si … l’existence précède l’essence, … il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, il est liberté… Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. L’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit finalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion. L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l’orientera, car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme. » [19] C’est dire que pour SARTRE, notre liberté est absolue, non parce qu’elle s’appuierait sur une loi morale a priori dont Sartre, comme on l’a vu, nie l’existence, mais précisément parce qu’elle ne peut s’appuyer sur rien de figé… Ce qui permet à l’homme de se construire au fil de ses actions et de ses choix et en même temps de construire sa morale… Du point de vue de la morale, SARTRE la compare à l’art qui se crée et s’invente :

« … il faut comparer le choix moral avec la construction d’une œuvre d’art… Quel rapport cela a-t-il avec la morale ? Nous sommes dans la même situation créatrice… Quand nous parlons d’une toile de Picasso, nous ne disons jamais qu’elle est gratuite ; nous comprenons très bien qu’il s’est construit tel qu’il est en même temps qu’il peignait, que l’ensemble de son œuvre s’incorpore à sa vie.

Il en est de même sur le plan moral. Ce qu’il y a de commun entre l’art et la morale, c’est que dans les deux cas, nous avons création et inventionL’homme se fait ; il n’est pas tout fait d’abord, il se fait en choisissant sa morale, et la pression des circonstances est telle qu’il ne peut pas ne pas en choisir une. Nous ne définissons l’homme que par rapport à un engagement. » [20]

IV/ La conquête de l’autonomie de la volonté chez KANT

A/ L’autonomie de la volonté et la responsabilité chez KANT

Ci-dessous, Emmanuel KANT (1724-1804)

L’exigence kantienne autour de l’autonomie de la volonté qui se conquiert au quotidien en réprimant nos penchants et les inclinations de notre nature mérite considération car elle nous fait comme une obligation morale d’exercer nous-mêmes une « coercition » contre nos propres faiblesses en faisant surgir un sentiment honorable, ce sentiment moral universel qu’est le respect d’autrui comme de nous-mêmes. Il reste que si la liberté et la raison sont des composantes incontestables de la dignité de la personne humaine mise au jour par KANT, en revanche, l’on dissocie de nos jours de plus en plus, sur le terrain du droit, ces deux déterminants de celui de la responsabilité retenue et de la peine encourue. L’on est, en effet, plus circonspect, aujourd’hui, quant à la notion même de responsabilité et son application car, en droit pénal notamment, le principe de la personnalisation des peines, de leur proportionnalité par rapport au délit, l’existence de circonstances dites atténuantes interviennent pour prendre en compte des éléments contextuels et portant sur la personnalité de l’auteur d’une infraction. La rigueur de la loi des hommes n’écarte pas toute forme de compréhension et la chute peut être suivie d’un cheminement rédempteur…

B/ La vision de la responsabilité chez SARTRE

L’on s’est beaucoup acharné pour critiquer et parfois fustiger la vision de la responsabilité chez KANT pour la dénoncer comme une construction souvent abstraite et peu réaliste mais en oubliant souvent que sur le chapitre de la responsabilité, le niveau d’exigence chez SARTRE ne le cède en rien à KANT car chez le philosophe existentialiste, cette même exigence est également portée très haut, sans concession : « Ce que nous voulons dire, c’est qu’un homme n’est rien d’autre qu’une série d’entreprises, qu’il est la somme, l’organisation, l’ensemble des relations qui constituent ces entreprises…. l’existentialiste, lorsqu’il décrit un lâche, dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté. Il n’est pas comme ça parce qu’il a un cœur, un poumon ou un cerveau lâche, il n’est pas comme ça à partir d’une organisation physiologique, mais il est comme ça parce qu’il s’est construit comme lâche par ses actes… Ce que dit l’existentialiste, c’est que le lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ; il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de cesser d’être un héros. Ce qui compte c’est l’engagement total, et ce n’est pas un cas particulier, une action particulière, qui vous engagent totalement. » [21]

V/ Des pratiques philosophiques tournées vers l’action et le choix de valeurs

Les philosophies de SARTRE comme de KANT ont en commun d’être orientées vers l’homme en mouvement, l’homme dans l’action confronté à des choix de vie et de valeurs.

A/ Le contexte méthodologique de l’impératif catégorique kantien

L’impératif catégorique kantien ne laisse aucun doute sur la force de l’action et des choix révélant la morale kantienne de l’Universel : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle. »[22]

Si KANT avait dû prendre son parti du fait qu’il ne pouvait épurer la Philosophie envisagée comme une Métaphysique classique – bardée de ses abstractions et de ses dogmes ou sombrant dans le désespoir sceptique – pour en faire une science comparable aux mathématiques et à la physique afin de lui donner un statut comparable permettant la connaissance objective de la vérité et du réel, à cause du fait qu’elle relevait d’un type d’appréhension du réel qui différait de la connaissance scientifique, il sut néanmoins explorer une voie pour une Métaphysique qui ne serait pas théorique et abstraite, ni davantage un pur savoir objectif. C’est ainsi qu’il ouvrit la porte à la Raison pratique qui, face aux limites de la raison spéculative et à son incapacité à pouvoir connaître l’intelligible du fait de sa faillite à pouvoir étendre au monde suprasensible les lois scientifiques gouvernant la nature, occupa alors la place disponible. C’est ainsi que la Raison pratique put instituer les fondements de la Métaphysique des mœurs en s’appuyant une volonté bonne, éclairée par la morale issue de l’impératif catégorique.

B/ La révélation de l’homme à lui-même et aux autres n’est possible que dans l’action à l’origine de sa propre construction permanente

SARTRE, de son côté, sut démontrer à travers, l’existentialisme – affirmant la primauté de l’existence sur l’essence caractérisant « l’homme ou, comme dit HEIDEGGER, la réalité humaine » [23] – que l’homme « existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. [24]»

Pour SARTRE, « S’il (il = l’l’homme) n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il sera fait. Ainsi il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir… ; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait… C’est ce qu’on appelle la subjectivité » [25], ce qui veut dire « que l’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table » [26].

SARTRE, comme KANT avec son impératif catégorique, estime de manière aussi radicale : « … il n’y a de réalité que dans l’action… l’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. » [27]. Ou encore : l’existentialisme «ne peut pas être considéré comme une philosophie du quiétisme, puisqu’il définit l’homme par l’action ; ni comme une description pessimiste de l’homme ; il n’y a pas de doctrine plus optimiste, puisque le destin de l’homme est en lui-même ; ni comme une tentative pour décourager l’homme d’agir puisqu’il lui dit qu’il n’y a d’espoir que dans son action, et que la seule chose qui permet à l’homme de vivre, c’est l’acte. » [28]

Quant à l’élément moral, il n’est pas seulement présent chez KANT mais aussi chez SARTRE lui-même qui n’hésite pas à admettre que l’homme « se fait en choisissant sa morale, et la pression des circonstances est telle qu’il ne peut pas ne pas en choisir une » [29]. L’élément moral apparaît encore lorsque SARTRE affirme, au cours de la discussion suivant sa conférence, que l’existentialisme est une « morale de la liberté » [30].

EN GUISE DE CONCLUSION…

Ainsi donc si ces quelques réflexions, à partir de ces deux grands philosophes majeurs que furent KANT et SARTRE – qu’il nous a semblé utile de réunir, malgré leurs différences, sur cette thématique aussi centrale et fondamentale de « la praxis du choix par l’homme libre des hommes et de l’humanité » (qui les rapproche sur de nombreux points) -, sont certes inévitablement bien trop succinctes et imparfaites, elles peuvent néanmoins nous permettre d’envisager au moins déjà une orientation grâce au legs immense que nous ont donné ces deux philosophes exigeants quant au sens à imprimer à nos actions quotidiennes au moyen de notre encombrante mais si belle et nécessaire liberté dont ils étaient des partisans exaltés et des militants convaincus.

C’est aussi cette même liberté qui peut également être actionnée pour changer le monde dans le sens d’une plus grande rationalité – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui –, rationalité qui est vaine si la volonté, au centre de l’action et du changement, n’est pas bonne, c’est-à-dire si elle n’est pas elle-même au service de l’intérêt général qui lui-même navigue et chemine de concert avec une pensée nécessairement humaniste éclairant tous nos choix moraux et politiques.

Sapere aude ! Ose penser par toi-même ! nous disait KANT dans son opuscule « Qu’est-ce que les lumières? ». Penser par nous-mêmes, pour nous-mêmes et pour les autres aussi. C’est dire qu’il est temps de penser la société et de redéfinir la place que l’homme y occupe, comme l’avaient déjà fait, en d’autres temps, nos ancêtres eux-mêmes en 1789…

Louis SAISI,

Paris, le 31 décembre 2020

[1] Il ne s’agit pas ici de nous lancer dans un exposé exhaustif de la philosophie de KANT, mais de l’aborder sous l’angle de notre problématique en nous efforçant de montrer tout l’intérêt, sous l’angle de nos actions quotidiennes, de sa Métaphysique des mœurs ou de sa Critique de la Raison pratique qui en est le prolongement le plus complet et le mieux abouti, bref le couronnement. Pour un exposé synthétique de la philosophie kantienne, l’on peut avec profit se référer au Que sais-je ? de Jean LACROIX : Kant et le kantisme, PUF, N° 1213, Paris, 1966, 128 pages. Pour une étude plus approfondie, et parmi d’autres ouvrages nombreux, l’on peut consulter : ALAIN : Lettres sur la philosophie de Kant, Ed. Hartmann ; DELEUZE (Gilles) : La philosophie pratique de Kant, PUF.

[2] L’on sait que KANT s’enquerrait tous les jours de la marche de la Révolution française à Paris. Il avait su discerner et opérer le rapprochement entre les « lumières » définies dans son fameux opuscule de 1784 « Qu’est-ce que les lumières ? » et la grande révolution française dans laquelle il voyait le signe d’un progrès moral pour l’humanité. Cf. Jean FERRARI : « Kant, les Lumières et la Révolution française », in Mélanges de l’École française de Rome, Année 1992, 104-1, pp. 49-59. ; voir aussi : Paul SCHRECKER : « Kant et la Révolution Française », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 128, No. 9/12 (SEPT.-OCT ET NOV.-DÉC. 1939), pp. 394-426 (33 pages).

[3] SARTRE : Critique de la raison dialectique, tome 1, « Théorie des ensembles pratiques », éditions Gallimard p. 179

[4] Karl MARX (1818-1883), dans ses 11 Thèses sur Feuerbach, a mis en évidence l’importance de la pratique sociale (praxis) pour comprendre la société et aussi la transformer, proposant ainsi une nouvelle forme de matérialisme (de l’activité (sociale), de l’action, du mouvement, la praxis), réconciliant à la fois l’aspect actif de l’idéalisme dialectique hégélien et le matérialisme mécaniste de Feuerbach. Dans L’idéologie allemande (1845/46), publiée avec ENGELS, MARX et ENGELS mettent une nouvelle fois l’accent sur l’activité pratique humaine.

[5] La conférence fut donnée par SARTRE à la demande du club Maintenant, créé à la Libération par Jacques CALMY et Marc BEIGDEBER, dans un but d’« animation littéraire et intellectuelle ». L’année suivante, la conférence fut publiée, à peine retouchée par SARTRE, par les éditions NAGEL qui en firent ensuite plusieurs rééditions.

[6] La Cause du peuple est fondée le 1er mai 1968 par Roland CASTRO. Il s’agit alors d’un journal de la Gauche prolétarienne actif jusqu’en 1972 puis à nouveau actif de 1973 à 1978.

[7] Sous la plume de Anne-Claire JACUBIN pour Evene.fr – Avril 2005 – Le 11/04/2005.

[8] Jean-Jacques ROUSSEAU : Du contrat social (1762), notamment « De l’état civil » (Livre I, chapitre 8).

[9] Cf. Jean-Paul SARTRE : L’existentialisme est un humanisme, Ed. Nagel, collection « Pensées », Paris, 1970, 141 pages, notamment p. 73.

[10] Ibid. p. 28

[11] Ibid., p. 28.

[12] Ibid p. 65.

[13] Ibid., p. 64.

[14] Ibid., p. 64.

[15] Ibid., p. 65.

[16] Ibid., p. 65.

[17] Ibid., p. 25.

[18] Ibid., pp. 25-26-27.

[19] Ibid., pp. 36-37-38. Les mots et expressions soulignés en italiques sont de nous, LS.

[20] Ibid., pp. 75-76-77-78. Même remarque que ci-dessus sur le choix des italiques.

[21] Cf. Jean-Paul SARTRE : L’existentialisme est un humanisme, Ed. Nagel, collection « Pensées », Paris, 1970, 141 pages, notamment pp.58-59-61-62

[22] Cf. Voir KANT : Critique de la raison pratique, Analytique de la raison pure pratique, loi fondamentale de la raison pure pratique.

[23] Cf. Jean-Paul SARTRE : L’existentialisme est un humanisme, Ed. Nagel, collection « Pensées », Paris, 1970, 141 pages, notamment p. 21.

[24] Ibid., p. 21.

[25] Ibid., p. 22.

[26] Ibid. pp. 22-23.

[27] Cf. SARTRE : L’existentialisme est un humanisme, op. cit. p. 55.

[28] Ibid., pp. 62-63

[29] Ibid., p. 78

[30] Ibid., p. 105.

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