Les internants : acheminement d’un entretien par Philippe TANCELIN

LES INTERNANTS : ACHEMINEMENT D’UN ENTRETIEN [1]

par Philippe TANCELIN

Il fut d’emblée désiré un poème, non qu’il ne soit plus attendu mais que sous ses mots murmurés, soit craint le soliloque d’un rêve contre l’épreuve consentie du cortège des pertes…
Nous voici non pas rendus au silence, mais bien acharnés à hurler « nous ne sommes pas fous » mais il est vrai horrifiés par ce qu’il en coûte d’un traitement de sangles sur nos libertés blessées, meurtries…

— Nous ne sommes pas fous. La mort à tout instant dort à nos côtés et nos flancs n’en abandonnent pas pour cela leur robe de fête.

Nous ne sommes pas fous. Chaque heure médiatique disperse ses mots de cendres sur nos lendemains. Entre notre visage et celui de l’autre, « ils » ont posé une première puis une seconde, et une et une et une pierre de plus pour le mur d’enceinte du très grand hôpital de jour de nos cerveaux.

— Mais vous êtes fou Monsieur le poète, vous délirez, vous voyez des murs quand il n’y a que des barrières, vous entendez des « ils » quand il n’y a que vous et vous face à l’abandonné courage d’affronter la simple réalité d’une infection traversière des frontières, de nos langues, de nos cultures, de nos civilisations.

— Je ne suis pas fou. Je ne répéterai pas ce que j’ai dit hier et ce que d’autres parmi mes frères, sœurs ont déjà dit, analysé depuis des mois. Je ne répéterai pas sous peine de paraître un maniaque dépressif en proie au paysage intérieur des ombres sur mon passage d’immortel hurleur.

Ils ont parfaitement saisi l’opportunité d’une forme virale bien vivante pour poser cette longe de peur et la sceller à nos visions libres. C’est avec non moins d’arrogance et défi qu’ils gèrent leurs flots d’alertes contre nos aubes innocentes.

C’est toujours avec la même grandiloquence et ce dessein réglé de leur gouvernance sur le pérenne danger, qu’ils apprivoisent l’avenir de leurs ressources…leurs prochaines échéances électorales…

— Mais vous êtes complètement fou… à lier de toutes les lianes du corps de nos élites de la santé… Vous n’avez rien compris ni mesuré de la peine excellencielle déployée par les plus grands chercheurs de ce siècle à travers les cinq continents… Par cette soif insatiable de vos délires de création, vous menacez l’immensité des pas de la recherche d’une économie comportementale, d’une éco-politique globale de l’immobile horizon…Vous êtes dangereux monsieur le poète pour vous et pour les autres… Nous devrons prendre les mesures qui s’imposent au plan de notre sécurité de santé publique et de notre philosophie de gestion de crise. Vous faites trop souvent référence aux biens de la culture pour que dans votre état, on vous tolère encore comme agent légitime de leur usage et de leur développement.

— Vous me voulez fou à m’acheminer vers une parole engagée dans l’étrange, une parole non plus du refus de l’heure des deuils et de l’analyse des joies entaillées, mais une parole que vous ne comprenez plus sur quelque ton qu’on la profère, qu’on la hurle jusqu’au péril de la voix, vers ce silence que vous vous plaisez à prendre pour une paix, un « calmer le jeu » un « pas de vagues ».

Cela ne saurait être quand nous apprenons qu’à vous entendre, à suivre vos prudences contagieuses au nom du soin de nous, c’est droit sur notre péril que nous allons…

Péril de la planète qui peine à pousser l’herbe sur vos images, péril de la culture portée à l’échafaud de vos « startup », péril de la langue hâtée de mot en mot vers votre ombrageuse dicte du déclin, péril de la pensée immergée dans l’impensé de vos lumières blafardes, péril de l’âme approchée dans l’obtusion de vos esprits, péril de l’imaginaire de création débordant le jour, péril de l’audace du poème devançant ses bergers.

— Vous n’êtes pas seulement fou et dangereux Monsieur le poète, vous êtes semeur de tremblements sociétaux menaçant la santé morale, portant atteinte à l’ordre psychique, déséquilibrant nos temples. Vous allez nous contraindre à une très haute surveillance de vos nourritures terrestres autant que spirituelles. Mieux que le bracelet électronique, c’est le « Pass » hygiène physique et mentale que vous trouverez en application sur votre téléphone-COVID (consentement opérationnel à une vie instrumentalisée, dématérialisée). Une réinitialisation annuelle vous sera commandée afin de bénéficier des dernières technologies de résignation.

— Alors oui, je suis fou, fou du mot gardien d’avenir, le mot d’adieu à celui qui le précède, le mot d’expérience vivante de la présence, du règne des apparitions qui nous confrontent à la vocation du large, du libre détachement jubilatoire des définitions, le mot qui ne mène nulle part, est simplement en chemin, apprend à découvrir l’attention à lui-même afin de capter ce qui tient de lui, est en lui comme ce tiers inclus du cri des choses, ce coursier des longues vues, cet éclair rendu à l’horizon qui se dérobe.

Oui Messieurs-dames les « internants », je suis fou du voisinage avec la pensée la plus proche du lointain, cette pensée des senteurs allègres d’un blé mûr, d’une île d’autres âges où la voix humaine réalise l’alliance nue de la rue et du ciel, où l’arbre passant de regard en regard, visite sa transparence, quand l’étoile tient le sang des mots entre ses terres obscures…

Nous sommes fous car notre pensée est la prouesse de, soudain le sens, grâce à ce jet de braises en la contrée du face à face de la parole avec son exil…

Vous pourrez toujours nous interner dans vos santés hospitalières, vous ne réduirez pas l’envol des eaux profondes ?

Philippe TANCELIN

Poète-philosophe

Paris, le 10 mars 2021

[1] Paru dans lundimatin#278, le 8 mars 2021.

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

error: Contenu protégé !