Débarquement des migrants du Diciotti en Sicile… Quand le juge italien s’en mêle… Par Louis SAISI

DÉBARQUEMENT DES MIGRANTS DU DICIOTTI  EN SICILE…

QUAND LE JUGE ITALIEN S’EN MÊLE…

 

Ci-dessous, Francisco de VITORIA

(né vers 1483, mort en 1546)

 

« Au commencement du monde, alors que tout était commun à tous, chacun pouvait, à son gré, voyager et se rendre dans un pays quelconque. » (Francisco de VITORIA [1], De indis, 1542)

Après l’affaire de l’Aquarius (cf. sur ce site notre article précédent du 14 août 2018 « La Déclaration universelle des Droits de l’Homme et l’accueil des réfugiés libyens de l’Aquarius », http://www.ideesaisies.org/la-declaration-u…-par-louis-saisi/), celle du DICIOTTI concerne à nouveau le débarquement de migrants dans un port italien, ce qui montre le caractère permanent des migrations vers l’autre rive de la Méditerranée toujours non résolues au sein de l’Union européenne…

Dimanche matin, 26 août 2018, 150 migrants – qui se trouvaient à bord du DICIOTTI, bateau italien garde-côtes – ont été enfin autorisés par les autorités italiennes à débarquer à CATANE où ils étaient bloqués depuis cinq jours dans le port sicilien.

Le gouvernement italien refusait, depuis lundi 20 août 2018, de laisser débarquer les passagers, majoritairement originaires d’Érythrée.

L’Italie mettait la pression sur l’ensemble des États de l’Union européenne qui devaient, selon le gouvernement de Rome, accepter d’en accueillir un certain nombre.

Le Ministre de l’Intérieur italien, Matteo SALVINI, avait suscité le 24 août 2018 un grand émoi au sein de l’Union européenne (UE) en la mettant violemment en cause. Il l’accusait notamment d’avoir abandonné l’Italie en la laissant seule confrontée à la gestion de l’immigration sur ses côtes. Après avoir menacé l’UE de « payer moins » pour le budget communautaire, en raison de l’absence de solidarité des membres de l’Union sur la question de l’immigration, il est revenu, menaçant, à la charge le samedi 25 août 2018, en déclarant que l’Italie ne voterait pas le budget de l’UE.

De son côté, le Haut-Commissaire de l’ONU pour les réfugiés (HCR), Filippo GRANDI, déclarait dans un communiqué : « Il est dangereux et immoral de mettre en danger la vie des réfugiés et des demandeurs d’asile pendant que les États se livrent à une lutte politique pour trouver des solutions à long terme« . Et le HCR de conclure : « Des vies sont en jeu. Déjà, en 2018, plus de 1600 personnes ont perdu la vie en tentant d’atteindre les côtes européennes, bien que le nombre de personnes tentant de traverser se soit considérablement réduit par rapport aux années précédentes« . 

Il lançait en même temps « un appel aux États membres de l’Union européenne pour qu’ils offrent d’urgence des places de réinstallation à quelque 150 personnes secourues qui restent à bord du DICIOTTI, navire des garde-côtes italiens« . 

Mais, en attendant, le HCR exhortait «  les autorités italiennes à autoriser le débarquement immédiat des personnes à bord« .

L’ALBANIE, L’IRLANDE ET L’EGLISE CATHOLIQUE ITALIENNE AU SECOURS DES MIGRANTS … ET DU GOUVERNEMENT ITALIEN…

Samedi 25 août 2018, l’ALBANIE puis l’IRLANDE, dans la soirée, devaient donner des gages de bonne volonté en manifestant leur accord : la première, pour accueillir 20 de ces personnes, la seconde, pour en recevoir de 20 à 25, selon le ministère italien des Affaires étrangères.

Aussitôt, Matteo SALVINI devait déclarer : « Je remercie le gouvernement albanais, qui s’est montré plus sérieux que le gouvernement français« .

Quant aux autres personnes, selon le Ministre de Intérieur italien, « Une grande partie des migrants sera hébergée par l’Église italienne, par les évêques qui ont ouvert leurs portes, leurs cœurs et leurs portefeuilles». Ils seront ainsi logées « sans frais » pour le contribuable italien, devait préciser Matteo SALVINI.

L’ENTREE EN SCENE DE LA JUSTICE ITALIENNE…

De son côté, la justice italienne ouvrait le 25 août 2018 une enquête contre le ministre de l’Intérieur, Matteo SALVINI, soupçonné de «séquestration de personnes, arrestations illégales et abus de pouvoir».

A priori ces chefs d’accusation contre le Ministre de l’Intérieur italien pourraient sembler extravagants, au moins si l’on s’en tient à l’idée que nous nous faisons habituellement de ces crimes ou délits pénaux qui défraient la chronique et qui sont le plus souvent évoqués comme des faits gravement répréhensibles commis par de simples particuliers dans un sens plus ou moins crapuleux pour tirer un profit des situations ainsi créées en violation du droit et de la loi.

En l’occurrence, cette grave décision de mise en cause d’une autorité politique italienne par le juge est intervenue à l’issue d’un interrogatoire de deux hauts responsables du ministère de l’Intérieur effectué le 25 août 2018 à Rome par Luigi PATRONAGGIO, le procureur du parquet d’AGRIGENTE, qui avait ouvert, le premier, une enquête sur cette affaire, cherchant à remonter la chaîne de commandement pour déterminer qui avait donné l’ordre d’interdire le débarquement des migrants.

En effet, la séquestration se définit habituellement comme le fait de détenir enfermées des personnes contre leur gré et sous la contrainte en les privant ainsi de leur liberté habituelle, ce qui semblerait impliquer par le juge italien une forme de reconnaissance de la liberté de ces personnes même dans un pays étranger… La séquestration ici est le fait d’entraver la liberté des passagers du bateau en les empêchant de débarquer et circuler.

Rappelons qu’en droit français, la séquestration est un crime puni de 20 ans de réclusion hormis si la personne séquestrée est libérée volontairement dans les 7 jours, auquel cas la peine est de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende (article 224-1 du Code pénal).

L’arrestation illégale est également une violation du droit à la liberté. Elle désigne l’arrestation et la privation de liberté d’une personne dans le non-respect du droit national ou des standards internationaux. Les traités internationaux peuvent en effet être invoqués pour garantir le droit à la liberté si la législation nationale protégeant l’individu n’est pas suffisante, complète et impartiale.

C’est ainsi que l‘article 9-1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques conclu à New York le 16 décembre 1966 dispose :

« Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraires. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi. »

Quant à l’ « abus de pouvoir », il désigne le plus souvent le comportement d’une autorité administrative qui utilise ses pouvoirs à des fins autres que celle pour laquelle ces pouvoirs lui ont été conférés.

En l’occurrence, si le Ministre de l’Intérieur italien est normalement chargé de veiller, au sein du gouvernement, au maintien de l’ordre public dans son pays, les restrictions apportées au régime des libertés des citoyens doivent être justifiées par la protection de l’ordre public, mais encore faut-il que cet ordre public ait été réellement menacé…

Son chef de cabinet est également visé par la même enquête qui a été diligentée par le parquet de la ville sicilienne d’AGRIGENTE, mais qui sera désormais menée, selon certains médias, par un «tribunal des ministres» de PALERME, le chef-lieu de la SICILE.

Cette enquête ne constitue toutefois pas un véritable danger pour le ministre de l’Intérieur, qui est également le chef de la Ligue (extrême droite). En effet, la procédure devant un «tribunal des ministres» est assez complexe car l’éventuel renvoi du Ministre en justice requiert l’autorisation préalable du Sénat, où le gouvernement, dont il est également vice-Premier ministre, dispose de la majorité nécessaire pour la refuser.

CONCLUSIONS

La mise en cause courageuse par le juge italien des autorités politiques de son pays est intéressante quant au débat de fond qui oppose les droits universels de l’homme, sous l’angle notamment du respect des libertés fondamentales, à la protection de l’ordre public national exercé par des États entendant user de leur pouvoir souverain quant à la détermination de leur « politique migratoire », ou plutôt de ce qui leur en tient lieu, car ce n’est qu’une « politique » de fermeture de leurs frontières…

 

Droits universels de l’Homme contre la force de la raison d’Etat…
Droit à la vie et à la survie des êtres humains contre la souveraineté des États…
Droit naturel hors frontières contre droit positif étatique s’exerçant sur un territoire donné…
Un peu comme le vieux débat entre Antigone et Créon…

 

 

Ci-contre, SOPHOCLE, né à Colone en 495 av. J.-C et

mort en 406 av. J-C, auteur d’Antigone (442 av. J.-C)

 

 

 

 

Si nous convoquons les théoriciens du droit des gens, quant à leur manière d’appréhender l’autre, l’étranger, l’on peut mesurer combien leur analyse a subi un rétrécissement au profit de la souveraineté de l’Etat aujourd’hui.

Dans ses deux écrits majeurs [2], GROTIUS (1583-1644), au nom de la reconnaissance d’un droit général de communication, assignait aux États l’obligation de reconnaître aux étrangers le droit de passage et de séjour qui s’étendait même, dans l’hypothèse où ces personnes avaient été chassées de leur patrie, au droit d’éta­blissement. Le principe du libre accès pacifique des étrangers devait, selon lui, s’appliquer non seulement aux choses communes comme la mer mais aussi aux terres susceptibles d’appropriation, « pourvu qu’il s’effectue sans armes et ne soit point à charge au peuple qui le permet ». Du droit de libre passage il fait par la suite découler un droit au séjour… temporaire : « On doit aussi permettre à ceux qui transportent leurs marchandises ou qui passent de séjourner quelque temps soit pour leur santé, soit pour quelque autre juste sujet ; car ce séjour est compris au nombre des usages innocents ». Quant à l’asile, on trouve également chez GROTIUS des préoccupations que l’on qualifierait aujourd’hui d’humanistes résidant dans l’obli­gation pour l’État d’accueil d’accorder protection sur son territoire aux étrangers chassés de leur pays en tant que « victimes d’une haine imméritée », par op­position à ceux qui ont commis quelque chose de nuisible à la société.

Un peu plus tard, avec VATTEL [3], si la norme change en tant que c’est la souveraineté de l’État qui prévaut dé­sormais – car d’après lui, chaque État souverain a le droit de « défendre l’entrée de son territoire, soit en général à tout étranger, soit en certains cas ou à certaines personnes, selon qu’il le trouve convenable au bien de l’État » -, l’État doit toutefois respecter les préceptes du droit naturel : « il ne peut sans des raisons particu­lières et importantes refuser ni le passage, ni même le séjour, aux étrangers qui le demandent pour de justes causes. Car le passage ou le séjour étant, en ce cas, d’une utilité innocente, la Loi Naturelle ne lui donne point le droit de le refuser ». Il n’empêche qu’en cas de conflit entre le droit souverain de l’État et le « droit naturel de l’étranger » c’est le premier qui doit prévaloir. Ce qui revient à dire que le droit d’entrer dans un Etat n’est qu’un droit imparfait.

Mais le passage suivant de son même ouvrage – montrant la tension qui existe entre le droit fondamental de quitter son pays qui ne trouve pas sa contrepartie dans le droit d’entrer dans un autre pays – mérite d’être souligné : « Un homme, pour être exilé ou banni, ne perd point sa qualité d’homme, ni par conséquent le droit d’habiter quelque part sur la terre. Il tient ce droit de la Nature ou plutôt de son Auteur, qui a destiné la terre aux hommes pour leurs habitations […]. Mais si ce droit est nécessaire et parfait dans sa généralité, il faut bien observer qu’il n’est qu’imparfait à l’égard de chaque pays en particulier. Car, d’un autre côté, toute Nation est en droit de refuser à un étranger l’entrée de son pays, lorsqu’il ne pourrait y entrer sans la mettre dans un danger évident ou sans lui porter un notable préjudice […] En vertu de sa Liberté naturelle, c’est à la Nation de juger si elle est ou si elle n’est pas dans le cas de recevoir cet étranger. Il ne peut donc s’établir de plein droit et comme il lui plaira dans le lieu qu’il aura choisi […] ; et si on [le] lui refuse, c’est à lui de se soumettre ».

C’est dire que VATTEL s’en remet ici à la sagesse des nations en les exhortant, au moins implicitement, malgré leur souveraineté, à ne pas oublier la qualité d’hommes des migrants qui détiennent un droit naturel à habiter la terre

VATTEL étendait aussi l’exception fondée sur le droit de nécessité à l’hypothèse où des étrangers – se présentant à la frontière poussés par la tempête ou dans l’incapacité de se soustraire à un péril imminent – pouvaient légitimement alors forcer le passage qu’on leur refusait injustement au nom du principe de la souveraineté étatique.

Le contexte actuel des migrants en provenance de pays du sud fuyant l’oppression ou la misère quotidienne confèrent aux propos de GROTIUS et de VATTEL une force étonnante.

Il est donc urgent, plus de trois siècles après GROTIUS et plus de deux siècles après VATTEL, que la société internationale, comme elle s’était saisie du statut des apatrides, de celui des réfugiés, etc., se saisisse enfin du problème des migrations, quels que soient leurs motifs et nature, et se mobilise enfin pour lui apporter une solution impliquant la communauté internationale tout entière à une échelle plus vaste que celle des frontières des États et de celles de l’Union européenne.

Peut-on se contenter, au nom de la souveraineté des États, d’accepter, comme le dénonce le GISTI [4],  ces « tentatives d’assignation à résidence des populations du Sud » érigées en un principe de droit positif international ?

Car, comme l’a écrit excellemment Danièle LOCHAK, « si la liberté de circulation transfrontières n’est pas garantie en tant que telle par le droit international conventionnel ou cou­tumier, les entraves qui lui sont apportées aujourd’hui n’en sont pas moins contraires à des principes généraux ou à des règles précises du droit internatio­nal, notamment parce qu’elles aboutissent à la violation de droits qui, eux, sont bel et bien garantis en tant que tels. Car les barrières qu’on dresse devant les mi­grants ne menacent pas seulement la liberté de circulation mais aussi d’autres droits et libertés dont la liberté de circulation est la condition d’exercice, à com­mencer par le droit de chercher asile pour échapper à la persécution, la liberté individuelle qui implique le droit de ne pas être arbitrairement détenu ou encore le droit à la vie. » [5] 

Ce problème doit être résolu par l’appel à la solidarité internationale des pays riches envers les pays pauvres et leurs migrants, ce qui passe par une autre vision du monde que celle fondée uniquement sur le commerce et le business

Louis SAISI

Paris, le 28 août 2018

NOTES

[1] Francisco de VITORIA (né vers 1483, mort en 1546) fut à la fois un théologien, un philosophe et un grand juriste espagnol de l’École de Salamanque. Entré dans l’ordre des dominicains en 1504, il exerça une grande influence sur la vie intellectuelle de son temps. Dès 1516, Francisco de VITORIA enseigna à La Sorbonne, et reçut finalement son doctorat en théologie en 1522. Vingt ans plus tard, dans son De Indis, VITORIA exprima sa réprobation des nombreux excès commis par les conquistadors espagnols en Amérique. Il affirma que les Indiens n’étaient pas des êtres inférieurs, mais que possédant les mêmes droits que tout être humain, ils étaient les légitimes propriétaires de leurs terres et de leurs biens. Avec Bartolomé de LAS CASAS, il exerça une grande influence sur CHARLES QUINT lors de l’adoption des Nouvelles Lois sur les Indes, qui plaçaient les Indiens sous la protection de la Couronne. Il fut l’un des premiers à proposer l’idée d’une communauté des peuples fondée sur le droit naturel, et à envisager que les relations internationales ne puissent pas simplement reposer sur l’usage de la force. VITORIA montra également que l’action de tout État dans le monde est soumise à des limites morales.

[2] Notamment Mare liberum, 1609, trad. fr. : De la liberté de mers, Bibl. de philosophie politique et juridique, Université de Caen, 1990 ; De jure belli ac pacis, 1625, trad. fr. : Le droit de la guerre et de la paix, PUF, coll. Léviathan, 1999. GROTIUS vécut en France de manière quasi continue de 1621 à 1644 et dédia même à Louis XIII son De jure belli ac pacis précité.

[3] Emer de VATEL (1714-1767), juriste et philosophe neufchâtelois, fut, en 1747, le conseiller privé d’Auguste III, Électeur de Saxe. En 1758, il rédigea son œuvre maîtresse Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains.

[4] GISTI = Groupe d’information et de soutien des immigrés, antérieurement dénommé Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés, est une association à but non lucratif de défense et d’aide juridique des étrangers en France créée en 1972, dont le siège social est à Paris. Le GISTI a créé en 2011 sa nouvelle collection « Penser l’immigration autrement » afin « d’irriguer le débat public et de toucher toutes les personnes attachées aux droits fondamentaux et à l’impératif de solidarité ».

[5] Cf. Danièle LOCHAK, professeure de droit à l’université de Paris Ouest-Nanterre La Défense : « Des droits fondamentaux sacrifiés », in Liberté de circulation, un droit, quelles politiques, GISTI, Recueil rassemblant les contributions d’une journée d’étude organisée en novembre 2009 sur le thème « La liberté de circulation : un droit, quelles politiques ? », éd. GISTI, Paris, janvier 2011, 164 pages. Voir aussi Danièle LOCHAK : « Jusqu’à quand la fermeture des frontières pourra-t-elle tenir lieu de politique ? », Hommes et Libertés n° 93, décembre 1996.

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