Mode de scrutin et démocratie représentative

Mode de scrutin et démocratie représentative

par Louis SAISI

 

Après l’élection présidentielle des 23 avril et 7 mai prochains, nos concitoyens seront appelés à élire leurs députés au scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Quel que soit le candidat qui sera élu Président de la République, il n’est pas assuré que le parti lui ayant promis son soutien soit majoritaire en sièges au sein de l’Assemblée nationale tant les Français sont las de donner à nouveau un chèque en blanc pour cinq ans à un seul homme et au parti politique qui le soutient. L’expérience des trois derniers quinquennats – avec, chaque fois, au sein de l’Assemblée nationale, un bloc politique relativement homogène correspondant à la sensibilité du Président – n’a guère été probante et pose le problème d’une refondation de nos institutions arrivées à bout de souffle, malgré des adaptations et pratiques diverses, et, à gauche au moins, l’appel à l’avènement d’une 6ème République, plus proche des citoyens, est lancé par plusieurs candidats…

D’ores et déjà, il n’est pas interdit de nous interroger sur le sens de notre démocratie représentative et ce que nous pouvons attendre d’un mode de scrutin du point de vue de notre idéal démocratique.

En effet, la représentation du corps électoral [1] est un moment important lié au débat démocratique clôturé par des élections chargées de donner, de la manière la plus rigoureuse, sincère et équitable, la photographie de la force des courants politiques qui se sont disputés les suffrages des citoyens.

Compte tenu de l’enjeu, le mode de désignation des représentants du peuple chargés de faire la loi, acte de souveraineté par excellence, est une question délicate. Pourtant, pour aussi importante qu’elle soit, la solution donnée à cette question ne relève pas de dispositions constitutionnelles mais de la seule compétence du Parlement.

En France, les députés sont élus dans 577 circonscriptions au scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Avec le mode de scrutin actuel, au premier tour, tous les partis politiques peuvent présenter leurs candidats aux libres suffrages des citoyens électeurs, mais, déjà, au second tour, seuls les candidats ayant réuni plus de 12,5 % des inscrits au premier tour seront retenus. Lors du second tour, c’est le candidat arrivé en tête qui est élu. Ce système électoral favorise les grands partis de gouvernement (LR, PS) et aboutit sinon à un bipartisme au moins à une bipolarisation de notre vie politique se traduisant par un affrontement récurrent de ces deux partis dominants. Les autres partis ne parviennent à faire élire des députés que s’ils sont très solidement implantés. Mais le plus fréquemment, ils sont contraints de négocier des alliances avec l’un des deux partis dominants. C’est ainsi, par exemple, que les Verts d’EELV, le PCF et le MRC négocient,  avec le PS, des circonscriptions « gagnables » se traduisant par l’abandon, par celui-ci, de circonscriptions électorales réputés « sûres », en échange de leur soutien au Gouvernement formé par celui-ci.

C’est le plus souvent au nom de l’efficacité qu’est choisi le scrutin majoritaire uninominal à 2 tours. Il permet de constituer à l’Assemblée nationale – devant laquelle est responsable le Gouvernement – une majorité, stable et disciplinée, suffisamment nombreuse en élus soutenant l’action gouvernementale. L’on sait que ce mode de scrutin a été introduit en 1958 par le général de Gaulle pour mettre fin à l’instabilité politique de la IVe République, sous l’impulsion de celui qui allait devenir son Premier Ministre, Michel DEBRÉ, dont le modèle de régime politique était le « two-party system » anglais.

En effet, Michel DEBRÉ, alors Garde des Sceaux et ministre de la Justice en 1958 et principal inspirateur, avec de GAULLE, de la nouvelle Constitution, à l’occasion des élections législatives de novembre 1958, était allé jusqu’à proposer au général de Gaulle le scrutin majoritaire à un seul tour tel qu’il était pratiqué en Grande-Bretagne. L’introduction souhaitée par le Garde des Sceaux d’alors de ce mode de scrutin était destinée à réduire, en France, l’influence des partis politiques. Si cette solution fut écartée au profit du scrutin majoritaire uninominal à deux tours, une telle préoccupation traduisait bien, dans le climat antiparlementaire et antipartis [2] qui régnait alors au sommet de l’Etat, une volonté politique de rationaliser l’offre politique en la réduisant progressivement en deux blocs susceptibles de constituer des majorités stables.

Il reste que le scrutin majoritaire, même à 2 tours, présente l’inconvénient majeur de ne pas permettre à certains partis – qui parfois « pèsent » d’un poids non négligeable dans l’électorat – d’être équitablement représentés au sein de la Chambre des députés. C’est le cas notamment du Front national [3] et de certains petits partis politiques autres que les deux partis dominants [4].

Le scrutin proportionnel, à l’inverse, consiste à répartir les sièges proportionnellement au nombre de voix obtenus par les différents partis (avec, en général, un seuil de représentativité fixé à 5 % des voix). Il existe déjà en France pour les élections municipales (en 2013, il a même été étendu à toutes les communes à partir de 1000 habitants), régionales, européennes, et, en partie au moins, pour les élections sénatoriales (dans les circonscriptions devant élire 3 sénateurs et plus). [5]

Ce mode de scrutin proportionnel semble plus conforme aux attentes et aux votes des citoyens car il favorise la parité, puisque les listes font alterner hommes et femmes.

Il n’est guère surprenant que la proportionnelle soit réclamée par les petits partis, des écologistes, communistes jusqu’à l’extrême droite, en passant par le Parti de Gauche et le MODEM. Le FN, qui revendique être devenu le « premier parti de France » après les dernières élections européennes du 25 mai 2014 – avec près de 25% des suffrages exprimés et 24 eurodéputés élus sur 77 -, estime injuste de n’avoir que 2 députés sur 577 à l’Assemblée nationale.

Traditionnellement, la gauche est plutôt favorable au scrutin proportionnel considéré comme plus représentatif des différents courants d’opinion. L’introduction d’« une part de proportionnelle à l’Assemblée nationale » était l’engagement n°48 du candidat François Hollande en 2012.

À droite, les opposants à ce mode de scrutin brandissent les risques d’instabilité et d’émiettement de la majorité gouvernementale. À gauche, l’autre crainte exprimée est le risque d’arrivée d’une vague d’extrême droite à l’Assemblée. La proportionnelle intégrale, qui figurait parmi les 110 propositions du président Mitterrand, a été mise en œuvre pour la première fois en 1986.

Qualifiée par l’opposition de manipulation électorale, elle avait permis d’atténuer la victoire de la droite en assurant la réélection de plusieurs leaders historiques du PS, mais aussi en faisant entrer 35 députés FN dans l’Hémicycle [6], ce qui suscita un traumatisme politique à l’époque [7]. Entre 1986 et 1988, dans le cadre de la première cohabitation, la droite au pouvoir était immédiatement revenue au système antérieur, qui n’a plus été modifié depuis.

La question de la « représentation » de l’ensemble du corps social est une question politique de fond, trop souvent traitée comme une simple question technique secondaire autour du mode de scrutin le plus adéquat d’un point de vue purement institutionnel et fonctionnel ou, pire encore, de manière partisane en anticipant sur les résultats escomptés de la part de l’équipe gouvernementale au pouvoir. De même, l’on ne peut traiter cette question d’une manière purement juridique et dogmatique (comme en 1789/1791) ou figée (sans la renouveler) en faisant abstraction d’un long processus historique qui nous permet, aujourd’hui, d’avoir une plus claire et nette conscience de la complexité de la notion de corps social qui est multiple et hétérogène – et non en le considérant, de manière fictive, comme un corps politique [8] unitaire et homogène -, compte tenu des progrès des sciences humaines et sociales.

Dans le champ des sciences humaines et sociales (qui excluent elles-mêmes trop souvent le Droit), le concept de « représentation » est un concept fondamental, transdisciplinaire, qui, comme l’écrit S. MOSCOVICI, permet d’«étudier les comportements et les rapports sociaux sans les déformer ni les simplifier. »

En effet, il y a lieu de bien voir ce que nous mettons dans le terme « représentation » qui est un concept très polysémique recouvrant au moins, pour aller vite, les trois champs suivants des sciences humaines et sociales : philosophique [9], sociologique [10], juridique [11].

I/ Il serait aberrant de penser que le corps social [12] est homogène…

Certains nous parlent souvent du rassemblement de nos concitoyens dans un « corps politique » [13] mais sans que l’on sache très bien à quoi ils se réfèrent et quelle serait son identité autre que métaphysique décrite par Jean-Jacques ROUSSEAU lui-même dans le Contrat social [14]. C’est l’acte d’association (le contrat social) qui engendrerait ce « corps moral et collectif » [15] qui aurait ensuite une existence propre, unitaire, abstraite et non contingente.

Dans la Critique de la Raison dialectique, Jean-Paul SARTRE [16] a abordé cette question de la métaphore du corps politique sous l’angle du devenir des rassemblements humains, en considérant que « tout serait plus facile » si l’on pouvait concevoir ces rassemblements comme des « hyperorganismes » [17], c’est-à-dire comme de grands corps vivants, rassemblant et unifiant en eux une multiplicité d’organismes individuels :

« Il va de soi que tout serait plus facile dans une dialectique transcendantale et idéaliste : on verrait le mouvement d’intégration par lequel chaque organisme contient et domine ses pluralités inorganiques se transformer de lui-même, au niveau de la pluralité sociale, en intégration des individus à une totalité organique. » [18]

Pour autant, le père de l’existentialisme rejette cette dialectique « facile », qui aurait la prétention d’appréhender une communauté historique comme une totalité organisée possédant en elle-même le principe de sa propre animation, ce qui serait méconnaître la réalité sociale et « l’indissoluble liaison de la nécessité et de la liberté » [19] qui la constitue.

Ce rejet d’une totalité organique et métaphysique distincte des individus eux-mêmes et des groupes sociaux n’est jamais que le constat lucide que notre société est très multiple, composite et parcourue de contradictions et de tensions sociales et politiques que la mise en œuvre du suffrage universel a précisément pour mission de résoudre en permettant d’exprimer des idées et des choix au moyen de compromis au sens où l’entendait Julien FREUND [20].

En démocratie, les élections sont, en effet, un moment important et essentiel pour résoudre politiquement de manière pacifique ces tensions sociales en invitant le peuple à se prononcer.

Mais, lors de ces élections, le citoyen n’est pas seul et isolé avec son bulletin de vote car les tensions et contradictions sociales sont prises en compte par les partis politiques qui proposent des orientations et des programmes chargés sinon de les dépasser au moins de les surmonter.

Dès lors, il faut aussi s’interroger sur la réalité sociale que recouvrent les partis et courants politiques qui sont des groupes sociaux organisés, la plupart, pour la conquête du pouvoir.

En sociologie, les groupes sociaux sont analysés à travers leurs représentations collectives, en termes de contenus qui comportent essentiellement, une spécificité individuelle mais aussi un noyau commun partagé par la plupart des membres de chacun de ces groupes baignant dans la même culture, la même idéologie, défendant les mêmes intérêts, etc.

Ces représentations collectives définissent des modes de pensée communs (autour de normes, de mythes, d’objectifs) qui règlent et légitiment les comportements au sein du groupe. La notion de « représentations collectives » insiste sur leur spécificité pour le groupe qui les élabore et les partage.

Parmi les représentations collectives, les représentations sociales [21] s’avèrent être des phénomènes complexes très présents dans la vie sociale. Elles sont constituées de différents éléments qui ont longtemps été appréhendés séparément : attitudes, opinions, croyances, valeurs, idéologies, etc. La représentation qu’a un groupe social d’un objet s’appuie sur un ensemble d’informations, d’opinions, de croyances, d’interprétations idéologiques, etc. relatives à cet objet. Elle permet notamment au groupe social de comprendre et d’expliquer la réalité, de définir son identité sociale, d’orienter son action en fonction du contexte et de justifier a posteriori ses choix ou ses attitudes.

De ce point de vue, les partis politiques constituent une catégorie particulière de ces groupes sociaux en tant qu’ils ont une vocation généraliste à penser ou repenser la société en dépassant et transcendant les situations individuelles de leurs membres.

II/ Bien sûr, l’on peut toujours évacuer le problème en le considérant comme déjà résolu…

On peut évacuer le problème – celui de rechercher comment, dans une démocratie représentative, on peut et même doit représenter équitablement les courants politiques – en décrétant que le vote des citoyens est moins destiné à choisir des « représentants » que des hommes chargés de constituer eux-mêmes le Parlement qui doit voter la loi. Dès lors, dans une telle conception purement fonctionnelle de la désignation d’un organe, il importe peu d’exprimer toutes les sensibilités et opinions qui parcourent le corps électoral.

Certes, le Parlement est désigné pour faire la loi (article 24 de la Constitution). Et cela n’est guère discutable, mais il est élu, également, pour « représenter » le peuple souverain, comme l’indique l’article 3 (alinéa 1er) de notre Constitution :

« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».

En effet, il ne faut jamais oublier quel est l’organe souverain dans une démocratie – le peuple – et le lien qu’il entretient avec les organes institutionnels élus. Et d’ailleurs ce même article 3, dans son 3ème alinéa, dispose que le suffrage est « universel, égal et secret ». Tous les citoyens ont donc un droit constitutionnel à participer aux élections et à désigner leurs « représentants » en contribuant ainsi indirectement eux-mêmes à l’élaboration de la loi. Ils ont donc le droit à être représentés dans leurs idées concernant l’organisation de la société.

La détermination du mode de scrutin relève certes du vote d’une simple loi ordinaire (cf. l’article 34 de la Constitution), mais celle-ci devrait néanmoins être élaborée en tenant compte de la philosophie de l’article 4 de notre Constitution.

Or l’article 4 de la Constitution, consacré au rôle et à la place des partis politiques, dispose :

« Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.

 Ils contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au second alinéa de l’article 1er dans les conditions déterminées par la loi.

 La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation. »

III/ Du point de vue d’une certaine éthique politique démocratique

Sous cet angle, il peut paraître discutable, par le biais du choix du mode de scrutin (en l’occurrence majoritaire), de l’adopter dans le but de vouloir exclure a priori, assez artificiellement, certains partis politiques – parce qu’on ne les aime pas, ou même les combat – de leur accès au Parlement, alors même que ces partis n’étant pas interdits sont légaux et respectent la légalité républicaine telle qu’elle est définie par l’article 4 précité de notre Constitution (C).

Par ailleurs, si, aux termes mêmes de l’alinéa 1er de l’article 4 C précité, « les partis et groupements politiques concourent à l’expression des suffrages », il est légitime qu’ils puissent ensuite « représenter » ces suffrages car c’est ce pourquoi ils se présentent aux électeurs.

Quant au calcul visant à exclure la représentation de certains partis politiques au Parlement grâce au choix du mode de scrutin, il n’est d’ailleurs pas forcément infaillible car il ne prend pas en compte le dynamisme de certains partis politiques et leur capacité à rencontrer, au fil du temps, une audience plus grande auprès de l’électorat. Ainsi le choix du mode de scrutin majoritaire n’a pas empêché le FN de devenir de plus en plus gros, faute d’avoir été bien combattu par les partis de gauche notamment (mais pas seulement). Le choix du mode de scrutin majoritaire exclut par ailleurs d’autres petits partis politiques – démocratie chrétienne, partis d’extrême gauche – qui ont pu marquer, à certaines époques, par leur influence philosophique et politique, notre histoire nationale (cf. par exemple le courant du catholicisme social de la fin du 19ème siècle, sans parler, également, de la pensée anarchiste et révolutionnaire, qui a engendré la Commune de Paris).

Indépendamment des modes de scrutin choisis, l’irruption du FN en France et des partis d’extrême droite partout en Europe est un phénomène politique d’une certaine ampleur qui a des causes sociales profondes résidant dans les choix politiques des partis de gouvernement se succédant dans des alternances d’équipes politiques – davantage que sur des programmes – et un mode de fonctionnement des systèmes politiques occidentaux fortement marqués et entravés, aujourd’hui, par l’appartenance de chaque pays concerné à un socle économique, budgétaire et monétaire commun – fondamentalement libéral et marchand – qui est celui l’Union européenne.

Souvenons-nous toujours de la belle leçon de VOLTAIRE : “Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire”.

Pour un citoyen utilisant son bulletin de vote et exprimant un choix positif, rien n’est pire, pour lui, que d’avoir le sentiment négatif qu’il n’est jamais « représenté » et que ses convictions et opinions n’ont jamais droit de cité dans l’enceinte du Parlement chargé de faire la loi et à l’élaboration de laquelle, sur un pied d’égalité avec ses concitoyens, il est lui-même en principe convié à participer…

Bien sûr, pourra-t-on argumenter, il serait toujours possible, pour lui, de « voter utile », en votant pour des « gros » partis politiques (souvent dits de gouvernement), mais ce vote ne traduirait pas, alors, ses convictions profondes, les trahirait et donc n’aurait aucun sens politique…

Alors, au bout d’un moment, il n’ira plus voter si son vote est vain…

Quant au mode de scrutin majoritaire, avec le développement du bipartisme qu’il a engendré en France (à la faveur de l’élection présidentielle), il a fini, précisément, par accoucher d’une grave crise de notre régime politique actuel – notre démocratie dite « représentative », très approximative et imparfaite -, avec le phénomène d’une abstention accrue et récurrente et, parallèlement, la croissance et la montée inexorable, depuis des décennies, du FN, dès l’instant qu’avec un tel bipartisme de fait, quasiment institutionnel, le champ des possibles politiques, c’est-à-dire de véritables alternatives politiques, s’est considérablement rétréci en raison de la réduction du débat politique et de sa confiscation par les deux partis dominants (PS et UMP, ce dernier étant devenu « LR = Les Républicains » depuis 2015).

IV/ De la nécessité de rechercher un nouvel oxygène…

Il faudrait rendre la « représentation » plus présente et effective et prendre le terme dans une acception forte comme celle de « rendre une chose ou une personne présente là où sa présence est due et attendue » [22] (en l’occurrence au Parlement), comme si les représentants tenaient la place des « représentés » pour faire la loi, mais avec l’idée que leur « seconde présence »[23] ne remplace qu’imparfaitement la présence des citoyens qui, dans un schéma de démocratie directe exprimant la souveraineté du peuple, devrait être « primitive et réelle » [24]. C’est dire qu’avec de telles prémisses le niveau d’exigence en matière de représentation ne peut être que très fort.

Pourquoi une telle exigence ? Face à la dégradation du débat public et devant le désaveu régulièrement infligé, en France, à la classe politique par l’ensemble des citoyens, il paraît utile, aujourd’hui d’insuffler de l’oxygène dans nos institutions de « démocratie représentative », avec certes des mécanismes de démocratie semi-directe (référendum d’initiative populaire ou de sanction, révocabilité des élus, etc.) mais aussi avec une bonne dose de représentation proportionnelle.

Il reste qu’il ne faut pas se voiler la face car il y a cependant un inconvénient à la mise en place du scrutin à la représentation proportionnelle.

En effet, lorsque la formation du gouvernement est directement liée au Parlement et à sa composition (système parlementaire), c’est le risque de ne pouvoir constituer une majorité homogène permettant à un pays d’être gouverné.

Mais, même lorsque, comme en France, la désignation de l’Exécutif (Président de la République élu au suffrage universel direct et Gouvernement nommé ensuite directement par lui) est indépendante de l’intervention du Parlement, cela ne suffit pas pour asseoir la stabilité de l’Exécutif, car le Président et le Gouvernement, pour faire voter leurs lois au Parlement, ont besoin d’une majorité suffisamment stable et homogène qui les soutienne.

Or cela est incontestablement difficile et plus aléatoire avec un mode de scrutin à la représentation proportionnelle intégrale qui incite à la multiplication des partis politiques très soucieux de leur indépendance. Cela aboutit donc souvent, au Parlement, à des tractations de couloirs pour composer une majorité de coalition de partis, sans que les électeurs ne soient plus eux-mêmes directement concernés ni encore moins sollicités.

Encore que, comme nous l’avons vu, avec le scrutin majoritaire à 2 tours, les tractations entre gros et petits partis politiques existent avant même l’élection (cf. supra notre Introduction), et les électeurs ne sont pas davantage associés à ces négociations et combinaisons politiques chargées de dessiner une majorité de gouvernement avec la coalition d’un grand et de petits partis.  On ne soulignera jamais assez le rôle joué par le scrutin majoritaire à deux tours dans la formation de deux systèmes d’alliances qui ont été considérablement renforcés, en France, par l’élection du Président de la République au suffrage universel dès l’instant que le second tour ne laisse en présence que les deux seuls candidats arrivés en tête au premier tour.

Les limites et inconvénients de chacun de ces deux modes de scrutin ont conduit certains pays (c’est le cas de l’Allemagne) à adopter des systèmes mixtes complexes combinant le scrutin à la représentation proportionnelle et le scrutin majoritaire (chaque électeur allemand vote 2 fois).

Pour aller vite, l’élection des députés au Bundestag [25] se décompose en une première moitié d’élus qui sont désignés au majoritaire uninominal à 1 tour, et une seconde moitié qui est désignée au mode de scrutin proportionnel plurinominal.

Chaque électeur allemand dispose de « deux voix » pour l’élection du Bundestag.

Avec sa première voix, l’électeur allemand vote pour l’un des candidats de sa circonscription au sein de laquelle les candidats sont départagés au moyen du scrutin majoritaire uninominal à un tour. Comme dans le système électoral britannique, est élu le candidat qui obtient le plus de voix. Ce système favorise les grands partis : la plupart des députés élus avec la première voix sont chrétiens-démocrates (CDU), chrétiens-sociaux (CSU) en Bavière, ou sociaux-démocrates (SPD). Les électeurs allemands élisent ainsi 299 députés de circonscription (1 par circonscription) puisqu’il y a 299 circonscriptions électorales.

Avec sa deuxième voix, l’électeur allemand, au niveau de chaque land, vote pour un parti. C’est le pourcentage de voix recueillies par chaque parti au niveau national qui détermine le nombre de députés qu’aura ce parti. L’ensemble des électeurs allemands élisent ainsi, mais au niveau national cette fois, 299 autres députés. Pour l’élection de ces derniers, chaque land forme une circonscription électorale et un quorum électoral de 5% est fixé au niveau national en dessous duquel un parti n’a pas d’élu. Néanmoins ce quorum tombe si un parti politique a déjà obtenu trois élus dans des circonscriptions uninominales au scrutin majoritaire.

Il y a lieu cependant de noter que, dans la répartition des sièges à la proportionnelle, deux correctifs sont utilisés pour produire une représentation proportionnelle globale des partis politiques au Parlement et pour éviter ainsi que les partis qui remportent beaucoup de sièges au scrutin majoritaire soient surreprésentés :

  1. Chaque parti se voit déduire du nombre de sièges auxquels il pourrait prétendre du fait de l’application stricte du système proportionnel le nombre de sièges qu’il a déjà obtenus au système majoritaire.
  2. Le nombre total de députés élus au système proportionnel varie en fonction des résultats afin de permettre la plus juste représentation possible des partis politiques. Au Bundestag, 323 députés ont ainsi été élus en 2009, contre seulement 315 en 2005.

Au total, il arrive souvent que cela dépasse les 598 députés du fait des mécanismes de compensation complexes destinés à atténuer la rigueur arithmétique du système [26].

L’on pourrait s’en inspirer en France et décider, par exemple, si l’on veut une grosse dose de proportionnelle et une faible dose de scrutin majoritaire, que 2/3 des députés seraient élus à la représentation proportionnelle et le tiers restant au scrutin majoritaire ou choisir l’inverse avec une grosse dose de scrutin majoritaire et une plus faible dose de représentation proportionnelle.

Mais d’autres combinaisons et proportions sont, bien sûr, tout à fait possibles [27]

Il en va du mode de représentation choisi avec tel ou tel type de scrutin, comme de la difficulté de définir le concept de « représentation » en philosophie [28]. Comme en philosophie, le mode de représentation choisi ne nous donne qu’une solution incomplète de ce qu’est la « vérité » sur une question donnée (ici la problématique est celle de la représentation démocratique des citoyens à travers les courants d’opinion)…

Quelle que soit la solution retenue en matière de mode de scrutin, loin d’être inoxydable, elle restera inévitablement fragile, vulnérable et donc perfectible, mais, à un moment donné, elle doit au moins s’appuyer sur un consensus suffisamment large, comme l’est, aujourd’hui, encore plus qu’hier, la large demande de représentation proportionnelle que nous avons, de manière liminaire, soulignée dans notre introduction.

Louis SAISI

Paris, le 20 avril 2017

NOTES

[1] Contrairement à la notion de « corps politique », le corps électoral a une réalité sociale : c’est l’ensemble des citoyens français régulièrement inscrits sur les listes électorales ouvertes dans les mairies.

[2] L’opposition du général de Gaulle au « régime des partis » – auxquels, selon lui, était subordonné tout le fonctionnement de l’Etat sous la 4ème République – est ancienne et bien connue. Lors de son départ du gouvernement provisoire, le 20 janvier 1946, il le relate en ces termes : « Le 19 janvier, je fis convoquer les ministres pour le lendemain, rue Saint Dominique. À l’exception d’Auriol et de Bidault qui se trouvaient alors à Londres, et de Soustelle, en tournée au Gabon, tous étaient réunis le dimanche 20 au matin, dans la salle dite « des armures ». J’entrai, serrai les mains, et, sans que personne ne s’assit, prononçai ces quelques paroles : « le régime exclusif des partis a reparu, je le réprouve. Mais, à moins d’établir une dictature dont je ne veux pas et qui, sans doute, tournerait mal, je n’ai pas les moyens d’empêcher cette expérience. Il me faut donc me retirer ». (cf. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Le Salut, 1944-1946, Plon, 1959).

[3] Le Front National n’est plus considéré aujourd’hui comme un petit parti politique, compte tenu de son audience électorale, même si au niveau national sa représentation reste très faible.

[4] L’électorat des partis dits du « Centre », comme le MODEM et l’UDI, est très fluctuant, compte tenu de leur proximité politique avec l’un des deux partis dominants (hier UMP, aujourd’hui LR) (cf. L’OBS Présidentielle en ligne du 25 septembre 2016 « Que reste-t-il du MODEM ? »).

[5] Le scrutin proportionnel est pratiqué dans les départements qui désignent trois sénateurs ou plus, et le scrutin majoritaire est mis en oeuvre dans les départements qui désignent moins de 3 sénateurs. Au total, 255 sénateurs sont élus au scrutin proportionnel et 193 au scrutin majoritaire.

[6] Une stratégie que les responsables socialistes de l’époque assument aujourd’hui pleinement. «La droite allait l’emporter et la proportionnelle a été un scrutin fait pour freiner et empêcher la droite d’avoir une écrasante majorité à l’Assemblée nationale», expliquait en 2014 Lionel JOSPIN dans un documentaire consacré au parti frontiste. «Est-ce que le Front national était dangereux? Non. Il ne pouvait pas prétendre à autre chose qu’à un bavardage politique», ajoutait également Roland DUMAS.

[7] Pour être sûr de rétablir le mode de scrutin majoritaire, Jacques CHIRAC, alors Premier Ministre, avait choisi de recourir à l’article 49.3 de la Constitution, lui permettant de faire adopter sa réforme électorale sans requérir le vote des députés à l’Assemblée nationale.

[8] Cf. nos développements infra I.

[9] En philosophie, selon A LALANDE, le terme de « représentation » vise à désigner, dans celui de ses sens qui est le plus courant,  « ce qui est présent à l’esprit » ou « ce qui forme le contenu concret d’un acte de pensée » (Cf. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris, 15ème édition, 1985, notamment p. 921, sur les autres sens, cf. infra, note 28).

[10] Dominique AIMON : « Le concept de représentation » (cf. travail réalisé en 1998, dans le cadre d’un DEA en sciences de l’éducation, à partir du cours de Jean CLENET, Professeur émérite en Sciences de l’éducation à l’Université des sciences et technologies de Lille I). AIMON y rappelle qu’en sociologie, les représentations, en général, sont un produit de l’esprit humain qui recrée en lui une « image complexe » de son environnement afin de mieux penser et agir sur celui-ci. C’est l’interface symbolique entre l’individu et son environnement perçu.

[11] Du point de vue juridique, elle ne revêt d’ailleurs pas la même acception selon qu’on l’envisage sous l’angle des rapports de droit privé ou dans le cadre de la théorie publiciste du mandat représentatif. Ainsi dans une acception civiliste, ce peut être dans le cadre de la théorie civiliste du mandat (article 1984 du Code civil) ou dans le cadre de l’article 1242, alinéa 1er du Code civil relatif à la responsabilité du fait d’autrui, et plus précisément l’alinéa 5 de ce même article concernant la responsabilité civile du commettant pour les actes accomplis par son préposé. Dans la théorie publiciste et politique de la représentation, elle s’exprima avec force en 1789/1791 faisant de l’élu le représentant, non pas de ses électeurs, mais de la Nation tout entière de laquelle il tient son mandat, avec comme corollaire la prohibition du mandat impératif. En effet, l’article 3 du titre III intitulé « Des pouvoirs publics » de la Constitution des 3/14 septembre 1791 était très explicite : « Le pouvoir législatif est délégué à une Assemblée nationale composée de représentants temporaires, librement élus par le peuple, pour être exercé par elle, avec la sanction du roi, de la manière qui sera déterminée ci-après ». Il n’était que l’application de l’article 2 précédent du même titre III : « La Nation, de qui seule émanent tous les Pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. – La Constitution française est représentative : les représentants sont le Corps législatif et le roi ». Enfin, l’article 3 de la section III « Assemblées électorales. Nomination des représentants » du titre III précité dispose « Tous les citoyens actifs , quel que soit leur état, profession ou contribution, pourront être élus représentants de la Nation ». Le lien direct des représentants avec la Nation est encore accentué dans l’article 7 de la même section : « Les représentants nommés dans les départements, ne seront pas représentants d’un département particulier, mais de la Nation tout entière, et il ne pourra leur être donné aucun mandat ». On retrouve aujourd’hui toute cette articulation entre Nation, souveraineté représentation et mandat dans la Constitution du 4 octobre 1958 (préambule, articles premier et 3) avec une mention particulière pour l’alinéa 1er de l’article 27 qui dispose que « Tout mandat impératif est nul ».

[12] L’expression « corps social » est prise ici dans l’acception de société et recouvre, comme elle, la même réalité sociale. Mais par rapport au terme « société », la notion de « corps social » présente l’avantage d’établir une analogie entre le corps humain et la société suggérée par l’idée de « corps » : toute société se présente ainsi comme un « tout » et non comme une simple juxtaposition d’individus qui ne sont pas des atomes individuels mais sont liés entre eux par un « système d’interactions », des échanges « interindividuels » rendus possible par une certaine proximité et solidarité elle-même produit d’une histoire, de modes de vie communs, de lois communes, etc.

[13] À propos du perpétuel retour de la question du « corps » dans la pensée politique, cf. Ernst KANTOROWICZ : Les Deux Corps du roi, traduction J.-P. Genet et N. Genet (1989), in Ernst KANTOROWICZ, Œuvres, Paris, Gallimard, 2000, (collection « Quarto »), pp. 643, suiv. Cf. également Marcel GAUCHET, « Des deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique », Le Débat, no 14, juillet-août 1981, pp. 133-157, & no 15, septembre-octobre 1981, pp. 147-168.

[14] Cf. ROUSSEAU (JJ) : Du contrat social : “Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.”. Rousseau précise ensuite sa définition du corps politique : “A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte, son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté.” (CS, I, 6).

[15] Sur la manière dont ROUSSEAU résout la contradiction de la souveraineté entre l’un et le multiple, cf. l’article de Gérald SFEZ : « Le corps politique », voir http://www.ac-nice.fr/massena/clubs/philopdf/corpspolitique.pdf

[16] Cf. la critique de Jean-Paul SARTRE dans Critique de la Raison dialectique, tome 1 : Théorie des ensembles pratiques, précédé de Questions de méthode, texte établi et annoté par Arlette ELKAÏM-SARTRE, Paris, Gallimard, 1985 (collection « Bibliothèque de philosophie »), Noté « CRD, tome 1 », pagination de la seconde édition, puis, entre crochets, celle de l’édition originale.

[17] CRD, tome 1, p. 449 [381]

[18] CRD, tome 1, p. 449 [381]

[19] CRD, tome 1, p. 184 [157]

[20] FREUND (Julien) : L’aventure du politique (Entretiens avec Charles Blanchet), Ed. Critérion, Paris, 1991, 249 p., notamment pp. 36-37, 74, 92.

[21] Cf. MOSCOVICI (S) : « Des représentations collectives aux représentations sociales », in Les représentations sociales (sous la direction de Denise JODELET), collection sociologie, PUF, 1989, p. 63

[22] Nous nous inspirons ici des développements de LALANDE (A) : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris, 15ème édition, 1985, notamment p. 921.

[23] Op. cit. p. 921

[24] Ibid. p. 921

[25] Le Bundestag allemand est l’organe constitutionnel suprême de la République fédérale d’Allemagne et le seul organe de l’État directement élu par le peuple. « Tout pouvoir d’État émane du peuple », déclare la Loi fondamentale. Et le peuple – souverain – ne délègue son pouvoir au Parlement que pour une durée limitée : tous les quatre ans.

[26] Les élections au Bundestag ont lieu tous les 4 ans. Pour le 18ème Bundestag allemand, les élections du 22 septembre 2013 ont modifié la composition du parlement. La CDU et la CSU, qui forment traditionnellement un seul groupe parlementaire, ont obtenu 311 sièges de députés, tandis que le groupe parlementaire SPD en a remporté 193. Quant aux autres partis, « La Gauche » a remporté 64 sièges, suivie de très près par l’« Alliance 90 / Les Verts » qui a obtenu 63 sièges. La CDU/CSU et le SPD se sont associés pour former une nouvelle coalition de gouvernement, appelée « grande coalition ». Pour la première fois, depuis la fondation de la République fédérale, le FDP (Parti libéral démocrate créé en 1948) n’est plus représenté au Bundestag (mais certains sondages annoncent, depuis 2015, sa résurgence…). Avec ses 630 députés, le 18ème Bundestag est numériquement le plus grand parlement de l’histoire de la République fédérale (après les trois législatures ayant fait l’objet d’un régime particulier en raison de la réunification allemande). Sur les 630 députés actuels, 216 (soit environ 34 pour cent) siègent pour la première fois, tandis que 415 parlementaires ont déjà une expérience de député au Bundestag. Le 17 décembre 2013, le Bundestag a réélu Angela MERKEL (CDU/CSU) chancelière.

[27] L’on pourrait aussi décider que les petits partis dont l’addition totale des voix au niveau national atteindrait un certain pourcentage des électeurs inscrits (entre 3 et 5%, par exemple) aient automatiquement un certain nombre d’élus et soient ainsi représentés.

[28] Les sens sont très divers. André LALANDE en distingue pas moins de quatre : « Imaginer » (cf. BOSSUET) ; ou dans le sens de « correspondance terme à terme » selon LEIBNIZ (Monadologie) ; ou ce qui est présent à l’esprit, ce que l’on se représente ; ou enfin l’acte de se représenter quelque chose (cf. André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris, 15ème édition, 1985, notamment pp. 920-922.

Louis SAISI

 

 

 

 

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