Poésie : Voyage en Méditerranée et en Corse avec Danièle MAOUDJ

Poésie : Voyage en Méditerranée et

en Corse avec Danièle MAOUDJ

(présentation Louis SAISI)

Afficher l’image source

« La Méditerranée, c’est le monde de la ville. Un ensemble de civilisations y naissent et y disparaissent. La mer y joue un rôle déterminant. » (Téric BOUCEBCI, poète)

C’est aussi un espace géographique de vingt-quatre pays qui tous possèdent une façade sur cette mer dont l’éminent historien Fernand BRAUDEL, dans sa thèse révolutionnaire publiée en 1949, fit un personnage historique éclipsant le Roi d’Espagne Philippe II (1556- 1598) [1]. Il osa penser la Méditerranée comme un sujet historique, celui d’un espace porteur de dynamiques sociales, économiques, politiques. BRAUDEL publia, un peu plus tard, en 1977, « La Méditerranée, l’espace et l’histoire » (Edition illustrée Arts et Métiers Graphiques).

« Qu’est-ce que la Méditerranée s’interroge BRAUDEL ? Mille choses à la fois. Non pas un paysage mais d’innombrables paysages. Non pas une mer, mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. Voyager en Méditerranée, c’est trouver le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’islam turc en Yougoslavie. C’est plonger au plus profond des siècles, jusqu’aux constructions mégalithiques de Malte ou jusqu’aux pyramides d’Égypte. C’est rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l’ultramoderne : à côté de Venise, faussement immobile, la lourde agglomération industrielle de Mestre ; à côté de la barque du pêcheur, qui est encore celle d’Ulysse, le chalutier dévastateur des fonds marins ou les énormes pétroliers. C’est tout à la fois s’immerger dans l’archaïsme des modes insulaires et s’étonner devant l’extrême jeunesse de très vieilles villes, ouvertes à tous les vents de la culture et du profit, et qui, depuis des siècles, surveillent et mangent la mer.

    Tout cela parce que la Méditerranée est un très vieux carrefour. Depuis des millénaires tout a conflué vers elle, brouillant, enrichissant son histoire : hommes, bêtes de charge, voitures, marchandises, navires, idées, religions, arts de vivre. » [2]

Cette Méditerranée, pour certains, est apparentée à la fois à un paradis perdu et à une mer matricielle mais aussi à ce que fut l’aventure coloniale française qui laissa beaucoup de traces et, chez les hommes et les femmes, beaucoup de cicatrices [3].

À défaut du politique défaillant – qui, autour du stagnant projet d’union pour la Méditerranée, peine à réaliser une alliance véritable entre tous les pays de la région autour de grands projets susceptibles de fédérer ses pays riverains pour dépasser l’immobilité géographique du face-à-face des deux mondes européen et arabo-islamique – la poésie peut-elle réaliser cette communauté des deux rives ?

De nombreux poètes unissent aujourd’hui leurs efforts dans ce sens – et Danièle MAOUDJ, par ses branches familiales méditerranéennes et la qualité de son expression poétique, est de ceux-là.

Danièle MAOUDJ est essayiste, enseignante à l’université de Corse, co-fondatrice du Festival du Film des Cultures Méditerranéennes de Bastia et du Collectif anti-raciste « AVA BASTA » (« Maintenant ça suffit ») et organisatrice de rencontres littéraires à l’université de Corse.

Danièle habite le Pont qui relie les deux rives de son histoire, celle de Jeannette SANTONI, sa mère Corse, native de Zonza à celui de Arezki-Gabriel MAOUDJ, son père kabyle, natif de Tizi Ouzou.

Sous la photo : Danièle Maoudj, Corse-Kabyle,

entre Bavella et le Djurdjura

C’est une corse minérale et flamboyante mais aussi viscéralement attachée à ses « deux montagnes » : le massif de Bavella, en Corse, et la montagne de Djurdjura, en Kabylie.

Déjà, dans son premier Recueil de poèmes, Rives en chamade (Ed. L’Harmattan, collection « Poètes des cinq continents », Paris, février 2008), elle revendiquait sa double identité – corse et kabyle –  mais fondue unitairement dans la Méditerranée.

Dans la préface de ce Recueil, l’écrivain turc Nedim GÜRSEL soulignait dans les vers de Danièle MAOUDJ « ce rapport affectif à la Méditerranée qui (le rapproche de la poétesse) et ce qu’on pourrait appeler « une indicible quête d’identité » qui nous interpelle tous les deux, moi le plus français des écrivains turcs et elle, la plus corse des femmes kabyles ».

Elle publia ensuite, en 2011, Le soleil est au bord du ravin (Colonna Ed). Dans ce Recueil, la poésie n’est pas confinée à un simple exercice de style, car elle est aussi parfois un cri de dénonciation ou de révolte contre l’absurdité d’un monde en mutation autour de l’appât du gain et de la jouissance matérielle. En effet, Danièle MAOUDJ y jette un cri d’alarme sur l’évolution de sa chère Corse vers une matérialité mercantile et une modernité de « tiroir-caisses ».

C’est à Alger ensuite que, trait d’union entre les deux rives de la Méditerranée, elle réserva la publication, en 2012, de son troisième recueil de poèmes Échardes (Alger, Espace libre, 2012 ; réédité chez Scudo en 2019) qu’elle présenta au Salon du livre.

Dans une cinquantaine de poèmes qui furent parfois justement analysés comme « un véritable hymne à la vie », Danièle MAOUDJ nous fait entrer, par le canal de sa poésie, dans sa double culture méditerranéenne, qui lui permet d’être ce magnifique trait d’union et d’amour entre deux civilisations parentes dont elle est, elle-même, le brillant et attachant reflet et métissage, puisque de son père, elle a hérité la sagesse, la conscience politique, l’insoumission, partagée par sa mère qui lui a transmis également le goût de la connaissance.

Dans sa préface lumineuse, Téric BOUCEBCI, lui-même poète – né à Nice (Alpes-Maritimes), et qui a grandi à Alger -, s’est plu à souligner que dans Échardes, la poétesse « ouvre ses mémoires, celle de son père et de sa mère, et celle de la Corse et de l’Algérie ».

Sur le caractère impérieux et brûlant de la réédition de l’ouvrage en 2019, dans la continuité linéaire d’avec la précédente, Danièle MAOUDJ s’en explique elle-même merveilleusement dans sa propre préface intitulée « Un pont entre le Djurdjura et Bavella » :

« Alors pourquoi avoir tenu à rééditer Échardes en Corse, augmenté de textes et poèmes inédits et d’autres déjà publiés dans plusieurs revues, alors que son voyage en Algérie avait accueilli avec chaleur les passagers curieux d’une part de l’Histoire occultée ?  

Parce que la Corse est le pays de ma chair. Les vers d’André Chenet peuvent offrir une des réponses : « Je vous écoute ma tendre terre / ma fidèle et souriante amie / j’écoute votre nuit / qui mûrit dans mes mots d’amour. »

Parce que la réédition s’est imposée à moi comme une urgence à faire entendre une « poésie de la réparation » au pays de ma mère. Tendre mes mots, comme on tend la main à ceux que l’on aime. Embarquer les miens à bord du navire, le temps de franchir les limites d’une pensée politiquement confortable et voyager à travers les marges, ce Lieu où tout s’invente et où tombent les masques et qui donne à découvrir l’âme nue dans une « insurrection poétique », un absolu désir d’amour.

Parce que j’habite un jardin où se mêlent les parfums têtus de Corse et d’Algérie. Ce jardin de la multiplicité représente mon histoire singulière inscrite dans l’Histoire collective. Elle remonte au jour où ma mère corse et mon père kabyle ont fait triompher l’Amour sur les cendres dispersées et le fracas des bombes à travers la Corse et l’Europe. Ils se sont autorisés à vivre leur amour en toute liberté. Ils se sont engagés, en prenant des risques d’où a surgi l’inédit ! J’hérite de cette lumière où leur amour s’est élevé au-dessus des jardins en feu. C’était en novembre 1943, dans un Ajaccio libéré depuis peu. Je suis née de cette passion, « je veux que nous sachions une bonne fois pour toute qu’il est déjà l’heure / Qu’en amour se livrer absolument est certitude de liberté », selon les mots de la poète Christina Castelo : parce que la Corse et la Kabylie sont pour moi entrelacées. La liberté d’aimer l’emporte sur les conventions mortes. Et que j’aime à partager avec mes deux pays et au-delà. Et que j’ose exprimer ma révolte et démasquer les injustices pour que triomphe la Beauté et l’Amour »

De son côté, dans son Avant-propos à l’édition de 2019, Jean-Pierre CASTELLANI s’attache à souligner, la nouveauté de l’édition de 2019 :

« L’originalité de la version publiée aujourd’hui est de présenter un mélange de textes en prose et de poèmes qui ne sont pas un montage artificiel ou hybride mais une composition en écho. Ce qui crée de véritables correspondances, au sens poétique, du terme entre les deux discours. Difficile de les séparer tant ils sont solidaires. Bien entendu, on retrouve la dialectique douloureuse de l’Un et de l’Autre, de l’Ici et de l’Ailleurs, à travers ces identités partagées qui accompagnent l’auteure depuis sa naissance. Un père kabyle et une mère corse, l’ont fait voyager entre Paris, l’Algérie et la Corse, entre les montagnes de Kabylie et celles de Bavella, alternant douleur et plénitude, angoisse révoltée et foi en l’avenir. »

Après la première édition d’Échardes en 2012, Danièle MAUDJ publia ensuite, en 2016, un nouveau Recueil  L’eau des ténèbres (Colonna Ed) dans lequel le regard de sa mère est très présent :

« O mà, cussi cara

Je verse l’encrier de la vie

Sur l’ourlet de mes cicatrices

Et je vois le liquide bleu de nuit

Escorter le jour au parfum de mes mots

Jaillissent alors les tendres

Lumières du regard de ma mère »

Mais c‘est avec « Naître au dialogue – Ma Méditerranée« , qu’elle publia en juin 2021, qu’elle revint sur « sa » Méditerranée.

Cette Méditerranée, que Teric BOUCEBCI, poète et fondateur de 12X2 Revue contemporaine des deux rives – qui préfaça, comme on l’a dit, le recueil Échardes de Danièle MAOUDJ –  célébra, en 2011, dans une interview en ces termes :

« […] La méditerranée est un espace où langues, civilisations, cultures, économies, traditions se sont côtoyées et continueront de l’être. Quel que soit le lieu où ses vagues viennent s’échouer, elle est presque tout le temps désignée comme la mer du milieu, la mer d’entre les terres, elle réunit, elle relie. Et dans le même temps, elle indique la nécessité de l’effort pour se connaître. Elle ne sépare pas, mais invite à la découverte. L’Odyssée nous en montre les possibles, l’imaginaire qu’elle porte. Aller, d’Alger à Alghero en Sardaigne ou à Marseille, par la mer, est un voyage de rencontres vers d’autres cultures. Mon cheminement est d’aller de soi vers l’autre et non pour soi mais pour l’autre, pour ce qu’il est. » [4]

C’est donc à son tour qu’en 2021, dans son poème Naître au dialogue – Ma Méditerranée, Danièle MAOUDJ nous invite à une visite de sa Méditerranée : comment elle est née, d’abord dans sa tête, par la chanson éponyme qui va être sublimée par le récit familial puis par la rencontre des deux montagnes  – de Corse et de Kabylie – qu’elle a découvertes encore dans les langes…

C’est ce qu’avec sa belle plume poétique, pleine de sensibilité et de sensualité, elle nous livre dans « Naître au dialogue – Ma méditerranée » ci-dessous.

Louis SAISI

Paris, le 19 août 2022

 Naître au dialogue – Ma Méditerranée

par Danièle MAOUDJ[5] 

 « Ah ! malheur à ce cœur d’où la passion est absente, – Qui n’est pas sous le charme de l’amour, joie du cœur ! – Le jour que tu passes sans amour – Ne mérite pas que le soleil l’éclaire et que la lune le console. » Omar KHAYYAM

« Le poète ne sait rien […] il est la conscience de la séparation et de l’unité« , Jean AMROUCHE

 » Méditerranéenne, je suis

Par ma silhouette et ma peau mâtinée

Kabyle par les épices de mon regard

Corse par les sonorités de la langue

Kabyle-corse par la cuisine rouge

Unie par l’arba barona et le cumunu*

Française par Villon et Louise Michel

Fardée par toutes les intempéries

JE SUIS FEMME »

 » J’entendis le mot « Méditerranée » chanter pour la première fois alors que je débarquais dans ce Paris de l’après-guerre où le blanc et le noir swinguaient encore la Libération dans les caves de la mémoire. Volontiers oublieuse des faux-pas de l’Histoire commis par les ennemis de l’honneur, la ville des Lumières tentait de bâtir le récit de la Concorde. C’est dans cette ambiance d’espérance que Méditerranée, ma première berceuse était fredonnée par ma maman qui, sous le dôme gris de la Capitale languissait de l’éternité de son ciel bleu. Je me jetais dans les flots de son affection qui m’étreignaient et m’emparais du mot magique Méditerranée de son compatriote Tino Rossi. À son tour de clamer toute la lumière perdue de son île : Sous le climat qui fait chanter tout le Midi Sous le soleil qui fait mûrir les ritournelles Dans tous les coins on se croirait au Paradis Près d’une mer toujours plus bleue, toujours plus belle…. Et sa Méditerranée expulsée de son corps exilé embrasait à tue-tête l’atmosphère pâle et Aux îles d’or ensoleillées Aux rivages sans nuages Au ciel enchanté… vibrait si intensément au point que les vagues de cette mer célébrée rituellement caressaient les rivages de ma chair. Ces vagues maternelles inscrivaient à jamais la douceur iodée de leurs rythmes si douées pour les tragédies.

Afficher l’image sourceÀ cette Méditerranée sublimée par la voix chaude de ma mère se mêlait le récit familial de ma première traversée pour l’Algérie, pays de mon papa. Du haut de mes huit mois, je regardais éblouie les embruns indomptés de cette mer Méditerranée qui durant le trajet, avait d’un coup perdu sa clémence pour se transformer en un territoire où je perdais la sécurité. Cette tempête en diable n’était-elle pas l’écho de la voix de mon père en colère ? N’était-ce pas la Loi du père qui déboulait furieux à travers cette tourmente sortie du souterrain d’un monde pas dupe du troc des mots et du trafic du sens ? Bourrasque qui symbolisait l’indignation du père face à son absence récurrente dans la matrie toute puissante ? Une manière de se venger de ne pas trouver sa place en exerçant sa violence ? Était-ce son inquiétude qui se manifestait par une colère des vagues montantes maternelles révoquant ainsi les romances fantasmées des gens du Nord en mal d’exotisme ? Et d’une Europe qui veut convertir la Méditerranée en un théâtre de guerres de religions pour toujours mieux contrôler les sources de richesse et freiner toute tentative d’émancipation ?

Et pourtant cette nuit-là où je quittais la rive des promesses de l’intégration qui goulûment avalent les vaincus de l’Histoire, les étoiles n’abandonnaient pas le – Ville d’Ajaccio – qui brillaient de leur lueur solidaire dans un ciel nocturne mettant à l’épreuve son espérance d’un humanisme rassembleur.

Et moi, encore dans les langes, à peine débarquée dans ce monde, j’ai côtoyé les deux versants de la MÉDITERRANÉE. Du versant des louanges et la mère vénérée avec la valse de ses non-dits à l’autre versant où le vent souffle si violemment à en perdre la raison qu’il cultive la tragédie. Tragédie qui semble érigée en manière d’être au monde.  Ce versant dramatique brûle la lumière magique d’une civilisation qui a inventé la pensée poétique étrangère au dogmatisme des religions monothéistes. Une civilisation qui fêtait l’audace érotique avec la poésie d’Abû NUWÂS, l’éloge du vin capable de procurer l’ivresse spirituelle célébrée dans le poème Al-Hkamriya écrit par Ibn AL FARIDH, comment ne pas citer les quatrains d’Omar KHAYYAM le libre esprit, « Bois du vin, tu as des siècles pour dormir. ».

Tenace, je franchis le mur liquide pour rejoindre les lumineux matins de promesses réconciliatrices. Je suis méditerranéenne. Dès lors, mon pays se drapaient des couleurs blanches et noires où je devais apprendre à construire la voie médiane sans craindre l’imprévisible.

Cette nuit-là, notre mer particulièrement anxieuse n’avait pas prévenu de sa présence révoltée face aux menaces de conquête de la Vieille Reine en solidarité avec le regard atlantique. C’était oublier que les Dieux païens sommeillaient dans le berceau et que cet empire intuitif pouvait déchaîner la furie rappelant la MÉDITERRANÉE profonde, une Méditerranée toujours vivante et qui ne représente pas uniquement un espace imaginaire mais qui évoque aussi un espace réel. Un espace qui poudre de ses cristaux de sel les rivages tourmentés et vivifie l’énergie des peuples sans cesse convoités, dans la dualité de la pensée…

C’est à travers ce récit familial que mes balbutiements battaient la musique de mes premiers pas dans les entrailles de la MÉDITERRANÉE.  Je sais depuis, sa tranquillité trompeuse qui a tatoué dans mes paysages de l’âme, la Révolte.

À présent je suis Femme et encore et toujours, j’ai de cette Méditerranée les sensations d’enfance reçues en héritage. La Méditerranée habite mon corps et mon esprit. La Méditerranée est le territoire où se tissent les mélodies de la mer et le vent qui griffe la gorge des montagnes et, chantent les départs et les arrivées. Toujours en partance vers un Ailleurs, fuir le désarroi de ne pouvoir ÊTRE. Cet Ailleurs comme un refuge imaginé qui laisserait croire à l’apaisement de la détresse. Espérance du désir d’un retour au lieu matriciel, revenir dans l’île de l’enfance.

Tout au long de ma vie mes multiples voyages sont aimantés par les cultures de ce Bassin trop souvent en feu. Il me procure, sans trêve, les sensations paradoxales de mélancolie, de consolation, de jouissance, d’indignation, d’extase, m’entraînant sur les cimes du vertige… jusqu’à retrouver ma Mer Blanche en tempête… et sa douceur qui câline la peau impatiente d’éternité amoureuse face à la finitude. Son odeur particulière procure une ivresse toujours recommencée… Son désordre et son joyeux brouhaha où s’entremêlent les voix puissantes des passant(e)s à la musique des cloches et la voix du muezzin séduisent mes sens, la poésie à fleur d’âme à chaque détour d’une ville, d’un village, d’une montagne à l’autre, les martinets en bande chantante traverse ciel contre ciel et clame leur liberté d’aller et venir, j’aime me baigner dans les flots du rêve et du désir, ses mystères et sa spiritualité habitée par les porteurs de poésie. Je me souviens d’avoir respiré à chaque escale au cœur de l’inattendu les parfums épicés de rose de Damas, de jasmin d’Alger, des genêts de TIZI OUZOU, de mon immortelle insulaire.  J’ai parcouru ces Lieux où flotte l’étendard des forces poétiques, sans éprouver le besoin de traduction pour saisir l’esprit méditerranéen de ces contrées où s’établit d’emblée la connivence d’une absolue beauté. C’est ainsi qu’à BCHARRÉ, au Nord du Liban, près de la Vallée Sainte, KADICHA, le village de Khalil GIBRAN j’ai entendu vibrer Le Prophète. À Damas, j’ai entendu ADONIS célébrer la sensualité « l’amour comme la poésie, ne supporte pas la répétition. »  À GALTELLI, en Sardaigne, Grazia DELEDDA interroge « Dans l’ombre, la mère » le rapport au fils. Sur les ruines de MADAURE APULÉE, l’Amazigh, nous invite au voyage à dos d’« Âne d’or », « Moi je pense », écrit-il, « que rien n’est impossible, c’est l’erreur et le préjugé qui ne veulent voir que mensonge dans ce qu’on n’est ni préparé à entendre, ni habitué à voir, dans ce qui semble dépasser le niveau de l’intelligence. »  C’est à travers les poètes que j’ai connu l’intime complicité de la lumière qui partout en MÉDITERRANÉE éclaire la tension entre la vie et le drame.  « Je me révolte, donc nous sommes » CAMUS l’homme de la pensée de Midi écrivait que « si l’homme qui espérait dans la condition humaine était un fou, celui qui désespérait des événements était un lâche. »

J’ai ainsi reçu en héritage l’écume des amours entremêlées d’une MÉDITERRANÉE qui aujourd’hui ne prête plus au romantisme, n’en finit pas d’être en flammes et paradoxalement d’assister à l’incendie des « rêves de l’accomplissement humain », selon Georges DUBY. Au poumon oriental un Soleil toujours à l’heure se lève flamboyant dans un Orient malmené et pourtant partage sans rancune la lumière jusqu’aux territoires où meurt le Soleil en sanglots à la nuit venue trop tôt… Et au poumon occidental de la Méditerranée, mon île à moi ignore les bornes d’une mer qui agonise. Aujourd’hui la MÉDITERRANÉE, ce berceau qui a rythmé tant de rêves s’est transformé en un cimetière d’eau salée où se retrouvent pêle-mêle les corps d’Africain(e)s qui ont fui l’abominable sous escorte d’une « main invisible » aux immondices jetées par les tenants d’une civilisation exonérée de sens, glorifiant l’unique folle course au profit. Comment est-ce possible de se baigner dans les eaux turquoises sans imaginer rencontrer les âmes noyées que le sel de la mer a pris soin d’embaumer afin qu’elles flottent à jamais sur cette étendue sans repos pour témoigner du naufrage d’une culture arrogante. Une Europe cynique, incapable de danser, le temps d’un coup médiatique récupère le « surplus » des rescapés comme on récupère des produits avariés pour créer son armée de nouveaux esclaves.

Dans mes nuits sans sommeil, je veux toujours cueillir les roses pourpres mêlées d’Orient et d’Occident et soupirer sans brassière de sauvetage voguer d’une rive à l’autre rejoindre le jardin où fleurissent les frissons insoumis de l’Amour.

Que l’on me laisse rêver à des horizons disparus dont témoignent les ruines, cicatrices qui écorchent la morgue des propriétaires, cicatrices toujours prêtes à livrer les histoires enfouies dans les souterrains de la mémoire. Je veux vivre près des ruines qui, elles, ne désespèrent pas encore de s’élever dignes dans la clarté d’une lumière qui ne cache rien, pas même sa tristesse. Les ruines résistent à l’assaut de la poussière mortifère du béton, patientes, elles attentent d’être rasées par les machines grises sans foi ni pitié. Ces machines passent triomphantes sur le corps des paysages sans défense et des pierres évanouies. Les pierres sentinelles gardent pour peu de temps encore les souvenirs de la Méditerranée qui ont leur mot à dire, elles ignorent les bavardages, elles tiennent dans leur chair l’impénétrable éternité. J’entends résonner leurs vibrations d’antiques prières adressées au Soleil consolateur des peines emmurées dans les certitudes des démons purificateurs.

Je veux me perdre dans les soirées parfumées de tiédeur mélancolique où je touche les couleurs chaudes du jour pour trouver la quiétude et jouir du bruissement des mouvements du soleil amoureux. Boire à la source des étoiles et connaître les matins du cœur.

Je veux me perdre dans les soirées bleues de nuit qui offrent liberté entière aux gestes sensuels de se déployer dans l’étendue de la rosée des sentiments. Et quand le matin ouvre les portes du Ciel, obstinément bleu, et laisse l’horizon impatient de dissiper la brume, alors, je m’éveille au désir de croire à la grâce de l’Amour.

J’aime me perdre dans les paysages de l’enfance avec les yeux de ma peau grands ouverts, dépouillée de tous les artifices, être l’hôte de la Vie. Me tremper dans un bain de lumière jusqu’au bout de l’ivresse, seule ma Méditerranée est capable de m’envoûter et garder le secret. Rejoindre les ports de la Méditerranée fraternelle « où tout un peuple nous donne des leçons essentielles de notre vie » célébrée par CAMUS [6]. Aux antipodes d’une Mare nostrum latine revendiquée par Louis BERTRAND [7], Mussolini, les irrédentistes et par tant d’autres nostalgiques d’un sang pur, remis en cause par AUDISIO [8] qui s’opposait fermement à la glorification latine, à toute perspective nationaliste et à l’ordre colonial préférant « s’expatrier volontairement » si l’union de toutes les familles humaines pour de plus vastes rassemblements. » n’étaient pas réalisée. « Utopie si l’on veut. Mais l’utopie du jour, c’est l’oxygène de l’avenir. »

Aujourd’hui, j’habite un entre-deux libre sur le territoire de la poésie irriguée par les flots des héritages juif, amazigh, arabe bien trop souvent séparés de sa Méditerranée. Je vis portes et fenêtres ouvertes moquant les patries perdues, fuyant l’« égout de la modernité » et préfère commencer selon la pensée de Brecht, non pas avec les « bonnes vieilles choses » mais avec les « mauvaises nouvelles. »

Je franchis les lignes de démarcation avançant vers l’horizon de l’avenir, non sans inquiétude m’exprimant dans une langue étrangère à mon héritage mâtiné, mais une langue devenue mienne, pimentée par les forces de l’inconscient partagé entre Corse et Kabylie. Une langue française qui se réchauffe au soleil généreux des chagrins de l’Histoire.  Être d’Ici et d’Ailleurs, place l’individu inexorablement à la place de traître ! Parce qu’il est le seul qui puisse regarder simultanément des deux côtés de la limite, parce qu’il est le seul à avoir les codes de l’un et de l’autre. Quitter la maison pour aller à ma rencontre dans l’inconnu où je me sentirai chez moi… Alors pourquoi donc devrais-je me poser nécessairement la question du choix ? Comment peut-on se débrouiller psychiquement pour ne pas être contrainte à choisir ? Comment peut- on être dans l’Un et dans l’Autre dans l’invention ? Habiter un troisième rivage, celui de la poésie où j’apprends à vivre dans la « colère qui veut dire espérance » selon Henri BAUCHAU [9]. Rendre possible ce qui paraît impossible en désobéissant au désir de Thanatos pour trouver enfin son chemin en quête de l’essentiel. J’avance enchantée vers un regard juste sur ce monde cruel et désenchanté. Je vis dans l’invention de l’Un et de l’Autre dans l’amour, accompagnée des « visages de la solidarité dans la marche.» Je vis dans mon île méditerranéenne, où les étincelles de lumière solitaire brillent sur les vagues mêlées donne les forces d’accueillir le sourire de l’errance singulière.

Ma Méditerranée reçue en cadeau

M’offre les mots patients

Délie les non-dits des maux

Ma Méditerranée reçue en cadeau

Rejoint la tribu des poètes

Eux seuls capables

D’éveiller la lumière vacillante

Je suis de cette Méditerranée

Accueillante de chagrin et de rêves

Où fleurissent dans le jardin en feu

Les amours secrètes de Cucuruzzu

Entrelacer les sensibilités solidaires

Et résister aux ouragans

Insoumise au sourire du Diable

Je construis le pont de l’inattendu

Avec des fagots de souvenirs ensoleillés

J’abrite dans mon cœur

L’absolue ivresse d’amour

Naître au dialogue                Ma Méditerranée  »

Danièle MAOUDJ

Bastia, le 24 février 2021

NOTES

  • Thym sauvage et cumin

[1] La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Thèse 1947 (publiée chez Armand Colin en 1949, ensuite de nombreuses rééditions, et un remaniement du livre en 1966).

[2] Fernand BRAUDEL : La Méditerranée – L’espace et l’histoire, Ed. Champs Flammarion, Paris, 1985, 223 pages, notamment, pp. 8-9.

[3] Florence DEPREST « Fernand Braudel et la géographie « algérienne » : aux sources coloniales de l’histoire immobile de la Méditerranée ? », dans Matériaux pour l’histoire de notre temps 2010/3 (N° 99), pages 28 à 35.

[4] Interview du poète Téric BOUCEBCI : « Tous, nous sommes porteurs d’une sensibilité au monde », dans Algérie Focus (site), 24 juin 2011.

[5] Publié dans I Vagabondi N°1 JUIN 2021, « REVUE DES DEUX RIVES DE LA MEDITERRANEE ».

[6] Albert CAMUS, Maria CASARÈS, Correspondance 1944-1959, Gallimard, 2017.

[7] Louis BERTRAND, Les Villes d’Or, Afrique et Sicile Antiques, Paris, Arthème Fayard, 1921.

Louis BERTRAND, Devant l’Islam, Paris, Plon, 1926.

[8] Gabriel AUDISIO, Jeunesse de la Méditerranée, Ed. Gallimard, 1935.

[9] Henri BAUCHAU, La déchirure (1966).

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

error: Contenu protégé !