Les associations humanitaires « vent debout » contre le projet de loi sur l’immigration adopté par le Sénat
par Louis SAISI
Nous avons déjà consacré plusieurs articles publiés sur ce site – « ideesaisies.deploie.com » – aux problèmes de l’immigration en France et en Europe :
- 1/ Migrants : oqtf = obligation de quitter le territoire français (publié le 8 novembre 2021 ; https://ideesaisies.deploie.com/migrants-oqtf-ob…-par-louis-saisi/) ;
- 2/ Conseil d’Etat, droit d’asile et apologie du terrorisme : le contrôle juridictionnel des conditions du retrait du droit d’asile (CE : 12 février 2021) (publié le 31 mars 2021 ; https://ideesaisies.deploie.com/conseil-detat-dr…-par-louis-saisi/) ;
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3/ Le droit pour les étrangers régulièrement établis en France de mener « une vie familiale normale » est un principe général de notre droit (CE, arrêt d’assemblée, dit « GISTI » du 8 décembre 1978) (publié le 29 août 2020 ; https://ideesaisies.deploie.com/le-droit-pour-le…-par-louis-saisi/) ;
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4/ Migrants et Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (Pacte dit de « Marrakech » du 10 décembre 2018) (publié le 13 décembre 2018 ; https://ideesaisies.deploie.com/migrants-et-pact…-par-louis-saisi/) ;
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5/ Débarquement des migrants du diciotti en Sicile… Quand le juge italien s’en mêle…(publié le 28 août 2018 ; https://ideesaisies.deploie.com/debarquement-des…-par-louis-saisi/) ;
6/ La Déclaration universelle des Droits de l’Homme et l’accueil des réfugiés libyens de l’Aquarius (publié le 14 août 2018 ; http://www.ideesaisies.org/la-declaration-u…-par-louis-saisi/) ;
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7/ Conditions d’accueil des migrants à Calais (publié le 20 août 2017 ; https://ideesaisies.deploie.com/conditions-daccu…par-louiss-saisi/).
Ainsi, au cours de ces six dernières années (pour ne pas remonter plus haut), la France et les pays membres de l’Union européenne ont été confrontés à l’appel de migrants venant des côtes africaines ou de pays du Moyen-Orient fuyant, au péril de leur vie, la misère ou les guerres fratricides (justifiant des demandes d’asile) pour débarquer sur nos côtes méditerranéennes à bord d’embarcations de fortune.
Notre pays et la plupart des pays de l’Union européenne se sont renvoyés la balle pour échapper à leur obligation d’assistance humanitaire.
Lors de la dernière campagne présidentielle de 2022, au sein des partis de droite et d’extrême droite, ce fut une avalanche de prises de position de rejet de l’accueil de migrants sur notre sol, comme si nous étions menacés d’une extinction politique et économique ou, pire, civilisationnelle.
Devant ce concert délibérément anxiogène, à droite, d’une demande de législation plus restrictive quant à l’accueil des migrants, et contraints, sur le plan parlementaire, de constituer une majorité de gouvernement, le Président MACRON et ses ministres manifestèrent leur volonté de réformer le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile en France (ou CESEDA) dans un sens plus draconien en écrivant un nouveau projet de loi sur l’immigration tournant autour des vieilles antiennes xénophobes ou/et thèmes récurrents suivants : instauration de quotas migratoires ; durcissement des conditions du regroupement familial et de l’accès à la nationalité française ; éloignement facilité en cas d’infractions graves ; création d’une caution « retour » pour l’obtention d’un premier titre de séjour étudiant ; aide médicale d’État supprimée ; maîtrise du Français, etc.
Les organisations humanitaires – qui avaient déjà adressé leurs critiques, lors de sa gestation, au projet de loi sur l’immigration en France conçu par le Gouvernement sous l’égide du Ministre de l’Intérieur (sensible à la pression des forces de droite et d’extrême droite sur le sujet) – sont aujourd’hui toutes « vent debout » depuis l’adoption par le Sénat de ce texte dans un sens encore davantage xénophobe et draconien (voir en Annexe le communiqué publié par ces orgnisations le 14 novembre 2023).
Comment le Sénat en est-il arrivé là ?
Après la cinglante déroute de la candidate LR aux dernières élections présidentielles de 2022, le Sénat, autour de son président Gérard LARCHER, n’a de cesse de vouloir se présenter comme la chambre d’opposition au pouvoir présidentiel et à la majorité très relative – et donc fragile – qui le soutient à l’Assemblée nationale en voulant s’inscrire dans les pas glorieux de ce qu’il fut, en 1962, lors de son opposition institutionnelle au général de GAULLE. [1]
Mais le président LARCHER – même uni à RETAILLEAU – n’est pas Gaston MONNERVILLE, ni MACRON, de GAULLE, et l’enjeu, aujourd’hui, ne revêt pas la même importance qu’hier …
Il reste que ce rôle de ferme opposition – davantage conçue sous la forme d’une guérilla parlementaire, après le renouvellement partiel du Sénat du 24 septembre 2023 (portant sur 170 sièges) -, la Chambre Haute a décidé de le réaffirmer avec force à l’occasion de l’examen du projet de loi gouvernemental portant sur l’asile et l’immigration.
I/ Brève radioscopie du Sénat
Le Sénat peut d’autant plus facilement jouer son rôle d’opposant très droitier, qu’après son tout récent renouvellement le rapport de force demeure inchangé : la droite y reste largement majoritaire, malgré quelques très légères pertes [2].
Ci-dessus, Sénat 2023
Source : Public Sénat
Groupes au Sénat en 2023
Les effectifs des groupes politiques du Sénat
- En bleu clair : Groupe Les Républicains (133) ;
- En orange : Groupe socialiste, écologiste et républicain (64) ;
- En turquoise : Groupe Union centriste (56) ;
- En jaune : Groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (22) ;
- En rouge : Groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (18) ;
- En bleu foncé (jouxtant le groupe LR) : Groupe Les Indépendants – République et territoires (18) ;
- En vert : Groupe écologiste, solidarité et territoires (17) ;
- En rose très pâle : Groupe du Rassemblement démocratique et social européen (16) ;
- En beige : Sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe (4) (jouxtant le Groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants).
En effet, si Les Républicains perdent 12 membres, à la suite de certaines défaites locales, ils restent encore, autour de leur président Bruno RETAILLEAU, le groupe politique le plus important du Sénat, avec 133 membres.
Ils peuvent en outre s’appuyer sur leur fidèle alliée, l’Union centriste, présidée par Hervé MARSEILLE, qui bien que connaissant un léger recul, reste forte de 56 membres.
S’agissant de la mouvance « Renaissance » (parti présidentiel du Sénat), regroupée, autour de son président François PATRIAT, dans le Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI), elle a évité le pire en conservant 22 membres (sur 24).
Quant aux forces de « Gauche », elles réunissent, dans toutes leurs composantes, près d’une centaine de sénateurs en marquant une légère progression.
Avec ses 64 membres, le groupe socialiste et républicain se maintient au niveau qui était le sien.
Le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), avec 18 membres (contre 14 auparavant), améliore nettement sa représentation sénatoriale.
Le « GEST » (groupe écologiste – solidarité et territoires), trois ans après la reformation d’un groupe vert au Sénat, se renforce en passant de 14 à 17 membres, suite logique des bons résultats des écologistes aux municipales de 2020.
Après de tels résultats, rien d’étonnant, au niveau de la pure arithmétique, que le Sénat ait adopté, en première lecture, le mardi 14 novembre 2023, le projet de loi « Pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration », à une grande majorité de 210 voix pour, contre 115 voix contre.
Ce texte a été voté sous l’influence de la droite et du « centre » qui, dominant la chambre Haute (comme rappelé ci-dessus), ont durci de nombreuses mesures de son volet répressif pour faciliter les expulsions d’étrangers « délinquants » et simplifier les procédures d’éloignement.
II/ Déjà, l’existence du CESEDA, depuis 2004…
Nos concitoyens ne doivent pas, en effet, se laisser abuser et croire que le séjour et l’asile des étrangers en France serait un « no man’s land » ou une jungle vierge requérant d’urgence une intervention législative quasi chirurgicale. En effet, les conditions d’accueil et de séjour des étrangers en France ont toujours été une préoccupation constante du pouvoir politique au point de finir par faire l’objet, en 2004, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ou CESEDA) [3] dont la dernière modification remonte seulement au 1er mai 2021, comme rappelé dans la note 1 ci-dessous.
En effet, le droit des étrangers avait fait l’objet de nombreuses modifications depuis la Libération. Déjà, l’ordonnance du 2 novembre 1945 avait posé les règles d’entrée et de séjour des étrangers en France. Mais, au début des années 2000, ces règles étaient devenues bien différentes de ce qu’elles étaient plus d’un demi-siècle avant. C’est ainsi que dans la décennie 1993-2003, la réforme du droit des étrangers était devenue annuelle, ce qui ajoutait à la complexité de ces législations successives et nuisait à la lisibilité de notre droit dans cette matière.
Comme toutes les codifications d’un droit particulier dans des codes spécifiques, la codification du droit des étrangers s’est efforcée de rassembler des textes législatifs et réglementaires épars et d’apporter ordre et rigueur dans ces textes, là où il y avait obscurité et incohérence.
III/ La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) et l’invisible devoir de fraternité aujourd’hui
À l’opposé de l’émergence, depuis 1945, de dispositions étatiques – qui, en France comme partout ailleurs dans le monde, ainsi qu’au sein de l’Union européenne, ont été élaborées pour protéger des flux migratoires le confort d’un Occident développé -, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 évoque très justement, quant à elle, notre commune appartenance à « la famille humaine » qui, selon elle, implique la reconnaissance de la même « dignité » de tous les hommes ainsi que des « droits égaux et inaliénables » eux-mêmes garants « de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Et l’article 1er, arrivant tout de suite après le vigoureux préambule de cette même admirable Déclaration, recommande à « tous les êtres humains » le devoir « d’« agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité »…
Sur le plan de notre droit interne, l’on peut ajouter l’attachement historique de la France au droit d’asile depuis la période révolutionnaire de notre première République (article 120 de la constitution du 24 juin 1793) réaffirmé à travers le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (alinéa 4) [4] et l’article 53-1 [5] de la Constitution du 4 octobre 1958.
Le Conseil constitutionnel a confirmé la valeur constitutionnelle du droit d’asile lors de ses décisions 79-109 DC du 9 janvier 1980 et 80-116 DC du 17 juillet 1980.
Il reste que, le plus souvent, c’est en application de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, modifiée, qu’est accordée la qualité de réfugié [6].
IV/ Aujourd’hui, le message de fraternité à Marseille du Pape François
Fort heureusement, les organisations humanitaires ne sont pas les seules à porter ce message de fraternité interétatique. Ainsi, lors de son récent voyage à Marseille des 22 et 23 septembre 2023, organisé officiellement pour clôturer les Rencontres Méditerranéennes, le Pape a réservé ses interventions les plus fortes au sujet de l’immigration. Dès son arrivée, le 22 septembre, FRANÇOIS a dénoncé les « tragédies des naufrages provoqués par des trafics odieux et le fanatisme de l’indifférence. L’indifférence devient fanatique et les personnes qui risquent de se noyer lorsqu’elles sont abandonnées sur les flots doivent être secourues. C’est un devoir d’humanité, c’est un devoir de civilisation », a-t-il déclaré devant la stèle dédiée à la mémoire des marins et des migrants disparus en mer [7].
Pour le Pape François, ci-dessous, le futur
ne pourra être prospère «que s’il est construit sur la fraternité,
en mettant au premier plan la dignité humaine,
les personnes concrètes et, en particulier, les plus démunis».
Le lendemain, depuis le palais du Pharo où il clôturait les Rencontres méditerranéennes, le souverain pontife a encore évoqué les migrants, qui « risquent leur vie en mer » pour gagner l’Europe, mais « n’envahissent pas ».
Le Pape a aussi abordé plus précisément le modèle d’assimilation à la française qui, selon lui, « ne tient pas compte des différences et reste rigide dans ses paradigmes, fait prévaloir l’idée sur la réalité et compromet l’avenir en augmentant les distances et en provoquant la ghettoïsation, provoquant hostilité et intolérance » [8].
Mais le Pape François a aussi adressé un appel aux dirigeants européens, les exhortant à dépasser les égoïsmes nationaux. Il les a encouragés à construire des ponts et à abattre des murs, tout en remettant en question le modèle économique qu’il considère comme injuste envers la majorité.
Il a justement insisté, enfin, sur le fait que nous sommes à un carrefour : d’un côté, la fraternité, et de l’autre, l’indifférence.
À l’exception des organisations humanitaires qui réalisent au quotidien un travail exemplaire de fraternité et souvent d’assistance, l’on peut regretter que la parole pontificale sur le sujet de l’immigration soit autant isolée, en France, et aussi peu partagée par de nombreuses organisations humanistes généralistes non-confessionnelles. Et parmi celles-ci, les associations laïques – qui, en France, pourtant mettent justement au cœur de leurs activités la défense de l’identité et de la dignité de tous les êtres humains dans le respect de leurs différences – sont beaucoup trop absentes ou discrètes dans ce débat si sensible qu’est ce sujet de l’immigration qui constitue pourtant l’une des grandes questions de notre temps inséparable de celle du développement économique et social d’un Tiers Monde dont on ne parle plus beaucoup, comme s’il avait disparu…
V/ Le compromis déjà déséquilibré du droit français en matière migratoire : entre le CESEDA et le droit humanitaire
Au niveau du droit positif français, le compromis réalisé par la création du CESEDA – souvent décrié comme une « machine à trier » par certaines associations de solidarité avec tous les immigrés dont certaines demandent même son abrogation (voir l’image du FASTI ci-dessus) – entre les principes humanitaires solennellement proclamés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, à l’issue du second conflit mondial, et la souveraineté de l’Etat, maître chez lui, fait la part belle à l’intervention sévère de la puissance publique en matière migratoire.
La CIMADE, quant à elle, à propos du « droit des étrangers », n’hésite pas à parler comme d’un « droit d’exception » (CIMADE, 11 mars 2019).
Car, en effet, à travers le CESEDA précité, l’Etat s’est déjà bien protégé, avec un luxe de dispositions très draconiennes et des contrôles tatillons, pour se mettre à l’abri d’une migration sur notre sol qu’il s’agit d’endiguer et de contrôler malgré le caractère universel des droits de l’Homme et cette commune humanité et fraternité de tous les hommes de tous les pays et continents.
C’est ainsi que, toujours selon la CIMADE :
« Depuis plusieurs années, les lois relatives à l’asile et à l’immigration ne cessent de complexifier le droit des étrangers et d’en faire un droit d’exception. Sous la pression des politiques nationales et européennes, l’expulsion, souvent appelée pudiquement par l’administration « éloignement », occupe une place de plus en plus importante dans le parcours migratoire des personnes. Parallèlement, l’accès à la justice des personnes sous le coup de telles mesures et les possibilités de contrôle des pratiques de l’administration sont de plus en restreints. » (La CIMADE, 11 mars 2019, introduction à la fiche-réflexe OQTF)
VI/ La remise en cause, aujourd’hui, du compromis républicain par les forces de droite
Comme si les exigences, déjà sévères, du CESEDA vis-à-vis des migrants ne suffisaient pas, de manière régulière, voire obsessionnelle, les questions d’immigration et de droit d’asile sont agitées sous la forme, du côté des forces d’extrême droite, d’une dénonciation condamnant le « laxisme » de l’Etat français en la matière en soulignant soit le risque de notre perte d’identité culturelle ou, pire, celui d’un « grand remplacement » devant ce que serait ce « déferlement » sur nos frontières hexagonales qui, venu d’ailleurs, importune notre confort et aussi trouble notre bonne conscience humaniste judéo-chrétienne.
Certes, depuis l’Action française, l’extrême droite, à travers toute notre histoire nationale, est assez coutumière de tels excès de xénophobie… Mais, ce qui est plus nouveau, dans notre pays, c’est qu’une large fraction majoritaire de la droite, de cette droite dite « classique » et, hier, encore de « gouvernement », invoque volontiers, à son tour, une série de thèses anti-migratoires comme celles de l’appauvrissement de notre économie et de nos finances publiques ou un impératif de sécurité nationale devant le risque de certains désordres sociaux…
« Moins anti-immigré que moi tu meurs… »
On connait ainsi, depuis au moins deux décennies, la surenchère à laquelle se livrent les forces de droite et dont, hélàs, notre honorable Sénat vient de nous en donner fraîchement le triste spectacle.
Et force nous est de constater qu’aujourd’hui, la macronie (regroupement politique toujours aussi incertain et nébuleux, autour de notre jeune et fringant président, d’opportunistes conservateurs de tous bords, englobant certains « socialistes » d’hier) – qui se présente sous les abords d’une mouvance « centriste » équilibrée et respectable – est de plus en plus gagnée par la surenchère anti-immigrée, comme le montre ce projet de loi initié par notre vibrionnant Ministre de l’Intérieur.
Cette macronie semblerait ainsi prête à faire toutes les concessions à son turbulent allié potentiel LR – ou de circonstance RN – sur le projet de loi gouvernemental déjà d’essence draconienne par rapport à la législation existante ayant fait l’objet, comme il a été rappelé plus haut, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, en liens avec les directives européennes sur le sujet.
Ainsi les sénateurs ne se sont-ils pas privés d’amender plus de 600 fois les dispositions du projet de loi, à travers ses dispositions relatives au séjour, à l’accès aux soins, aux prestations sociales, au travail et au droit d’asile. Le texte amendé a considérablement grossi, passant de 27 articles à plus d’une centaine…
S’agissant des régularisations de travailleurs sans-papiers dans des « métiers en tension » (dispositions des articles 3 et 4 du projet de loi en faveur de l’intégration par le travail des ressortissants étrangers), les sénateurs ont supprimé une telle mesure emblématique pour n’admettre que des régularisations au cas par cas et « à titre exceptionnel » [9].
Quant à l’accès aux droits sociaux, l’aide médicale d’Etat (AME) a été remplacée par l’aide médicale d’urgence (AMU) dont le champ d’action ne couvre pas tous les risques santé mais seulement certaines affections (traitement des maladies graves et des douleurs aigües) ainsi que les soins liés à la grossesse, les vaccins réglementaires et les examens de médecine préventive.
En ce qui concerne les prestations sociales dites « non contributives » (allocations familiales, prestation de compensation du handicap, aide personnalisée au logement et droit au logement opposable) leur bénéfice est désormais conditionné à 5 années de résidence stable et régulière au lieu de 4.
Sur l’accès au titre de séjour des ressortissants étrangers, formulé dans le cadre du « regroupement familial » : d’une part, le délai de présentation d’une telle demande passe de 18 à 24 mois ; d’autre part, la demande est conditionnée par la possession de « ressources régulières » et non plus seulement « stables et suffisantes » comme antérieurement ; enfin, avant leur venue, les membres de la famille du demandeur devront également justifier d’un niveau minimal de possession de la langue française. Par ailleurs, il est désormais prévu par le texte sénatorial qu’un titre de séjour pourra être retiré en cas de non-respect des « principes de la République ».
Sur les conditions de naturalisation, le Sénat durcit les conditions d’accès à la nationalité française en votant que : 1/ le temps de résidence exigé passe de 5 à 10 ans avant de pouvoir demander la nationalité française ; 2/ le bénéfice de l’automaticité du droit du sol pour les enfants nés en France de parents étrangers est remplacé par la nécessité, pour ces jeunes, de manifester leur volonté de devenir Français par une demande d’être naturalisés à partir de 16 ans et jusqu’à l’âge de 18 ans
Le texte augmente par ailleurs de 4 à 5 ans le temps nécessaire de mariage avec un ressortissant français pour que le conjoint de nationalité étrangère puisse être naturalisé.
La déchéance de nationalité est prévue en cas de tentatives d’homicide sur un gendarme, policier, ou personne dépositaire de l’autorité publique.
Sur la mise en œuvre effective des décisions d’éloignement, la levée des protections contre l’éloignement est systématique dans le cas où la personne étrangère est responsable de violences intrafamiliales. Le projet de loi l’autorise également dans les cas suivants : violences commises sur un ascendant, atteintes aux principes de la République, condamnation pour des faits passibles de 3 ou 5 ans de prison, violence sur des élus.
En outre, les étrangers ayant développé des liens particuliers avec le France peuvent également être expulsés, qu’ils soient mariés avec un français, parent d’un enfant français, ou vivant sur le territoire français depuis au moins 10 ans.
Sur la lutte contre l’immigration irrégulière ou contre certaines situations jusqu’alors juridiquement protégées (article L 611-3 du CESEDA), le Sénat a considérablement durci les dispositions du Gouvernement imposant aux préfets de délivrer une obligation de quitter le territoire français (OQTF) à l’encontre des déboutés du droit d’asile ainsi qu’en supprimant la protection dont bénéficient actuellement certaines catégories d’étrangers contre les OQTF : mineur‧e‧s de moins de 18 ans ; personnes entrées en France avant leur 13ème anniversaire et qui y habitent depuis, même si elles n’ont pas de papiers ; l’étranger qui réside en France depuis plus de dix années sauf s’il a été titulaire durant ce séjour d’une carte de séjour portant la mention « étudiante » ; l’étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de vingt ans ; l’étranger ne vivant pas en état de polygamie qui père ou mère d’un enfant français mineur résidant en France à condition qu’il établisse contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant ; l’étranger marié depuis au moins trois ans avec un conjoint de nationalité française à condition que la communauté de vie n’ait pas cessé depuis le mariage et que le conjoint ait conservé sa nationalité française ; l’étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans et qui, ne vivant pas en état de polygamie, est marié depuis au moins trois ans avec un ressortissant étranger qui réside en France depuis plus de dix ans ; l’étranger titulaire d’une rente d’accident du travail ou de maladie professionnelle servie par un organisme français et dont le taux d’incapacité permanente est égal ou supérieur à 20% : l’étranger résidant en France dont son état de santé nécessité une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité..
Enfin, des quotas migratoires sont mis en place afin d’autoriser une personne étrangère à venir en France pour des motifs économiques sur une durée de 3 ans.
Le délit de séjour irrégulier sera passible d’une amende de 3 750 euros.
VII/ La banalisation de la xénophobie de l’Extrême Droite et de ses thèses anti-migratoires par leur essaimage à droite et au « centre »
Après cette offensive sénatoriale anti-migrants, on mesure concrètement combien les frontières entre le programme du RN en la matière – dont c’est le fonds de commerce habituel depuis de nombreuses décennies – et celles des autres partis de droite (LR, « Centre ») ainsi que du parti présidentiel « Renaissance » et affiliés sont devenues de plus en plus poreuses.
Cela est tellement vrai et flagrant que l’on se demande bien pourquoi certains continuent à s’interroger sur ce qui serait « la recherche » par le RN d’une certaine « respectabilité » … Or celle-ci n’est plus à gagner dès lors que les partis de droite et du « centre », eux-mêmes, campent sur les terres du RN et sont de plus en plus gagnés par son programme xénophobe draconien.
En effet, ne sont-ce pas les partis de la droite classique (LR) elle-même, avec ses alliés « centristes » qui, par leur programme xénophobe et sécuritaire, valident les thèses du RN et lui confèrent une certaine légitimité et respectabilité ?
Avant même le vote par le Sénat d’un texte remanié dans le sens d’un durcissement des conditions d’accès, de séjour et d’asile sur le territoire national, plus de 30 associations, collectifs et syndicats parmi les plus actifs et connus (voir la leur liste sous leur communiqué ci-dessous) ont appelé, le 14 novembre courant, à un sursaut général des forces citoyennes et politiques pour la défense de l’État de droit et de la dignité humaine en publiant sous le titre « Projet de loi asile et immigration : la palme de l’inhumanité et de la déraison revient à la majorité sénatoriale » le communiqué figurant dans l’Annexe ci-dessous [10].
Louis SAISI
Paris, 27 novembre 2023
ANNEXE : Projet de loi asile et immigration : la palme de l’inhumanité et de la déraison revient à la majorité sénatoriale
« Engagées depuis plus d’un an dans le suivi de cet énième projet de loi « asile et immigration », nos organisations redoutaient fortement l’examen de ce texte par le Sénat. Alors que nous avions compris depuis longtemps que ce texte n’avait plus de prise avec la réalité du fait migratoire et des conditions de vie des personnes exilées dans notre pays, un nouveau pallier de la déraison a été franchi lors de l’examen par le Sénat.
La majorité à la chambre haute a déposé et adopté un grand nombre d’amendements, tous plus répressifs les uns que les autres, tout en multipliant les outrances et propos stigmatisants à l’égard des personnes migrantes. Aucune mesure pouvant « rendre la vie impossible » aux personnes exilées n’a été épargnée, conformément aux ambitions de longue date du ministre de l’Intérieur.
La suppression de l’aide médicale d’Etat (AME), l’une des maigres aides sociales à laquelle les personnes « sans-papiers » ont droit, en est bien sûr un des exemples les plus aberrants et consternants. Mais l’exclusion des personnes sans titre de séjour du droit à l’hébergement d’urgence et du droit à la réduction tarifaire des transports est tout aussi brutale. Bien d’autres barrières rendant plus difficiles l’accès à un séjour digne dans notre pays ont été méticuleusement édifiées : attaques contre le droit à la vie familiale via le regroupement, la réunification ou les titres de séjour pour ce motif ; contrôle accru de l’immigration étudiante ; nouveaux motifs pour refuser ou retirer un titre de séjour ; instauration de quotas migratoires ; rétablissement du délit de « séjour irrégulier ». Même chose pour le passage à cinq ans de résidence stable et régulière pour l’obtention de prestations sociales, qui ne fera que freiner l’insertion, en particulier des familles et des femmes.
La droite sénatoriale, avec le soutien des centristes, a augmenté de manière draconienne les exigences pour accéder au séjour et à la nationalité : niveau de maîtrise de la langue française accru, « assimilation à la communauté française », respect des principes de la République, limitation des renouvellements de carte de séjour temporaire, etc. Même les arguments les plus utilitaristes, tels que les besoins de main d’œuvre dans les métiers dits en tension, n’auront pas suffi à faire flancher leurs positions.
Leur acharnement, ainsi que celui du gouvernement, a été sans pareil concernant l’enfermement et l’expulsion des personnes exilées, pourtant déjà largement facilités par le projet de loi initial. L’intervention du juge des libertés et de la détention a ainsi été reculée de deux à quatre jours en rétention, permettant dès lors l’expulsion de personnes sans une décision judiciaire sur la légalité de l’interpellation et le respect des droits. Le texte a sanctuarisé « la double peine », poursuivi le travail de mise à mal des catégories protégées contre les mesures d’expulsion et est même allé jusqu’à mettre fin aux protections contre les obligations de quitter le territoire français. Les demandeurs d’asile pourront eux aussi se retrouver en rétention avant l’enregistrement de leur demande selon ce texte. Malgré une minorité parlementaire soucieuse du respect de la dignité des personnes exilées dans notre pays, l’examen du Sénat a fait sauter des digues que nous pensions jusque-là infranchissables. Loin d’empêcher ce défouloir répressif, le gouvernement l’a tantôt encouragé en déposant lui-même certains amendements déshumanisants, tantôt laissé faire par des mal-nommés avis de « sagesse » qui ont permis un déferlement de restrictions des droits existants.
Nos associations, collectifs et syndicats ne peuvent se résoudre à ce qu’une partie de la représentation nationale se prête à un acharnement aussi déraisonné que dangereux pour les personnes exilées. Face aux fantasmes auxquels une majorité de sénateurs et sénatrices a donné libre cours, nous appelons les citoyens et citoyennes à se mobiliser et les député·es à un sursaut de lucidité pour que le seul cap à tenir soit celui de l’humanité, de la dignité et de l’égalité des droits. »
Le 14 novembre 2023
Organisations signataires :
Anafé ; ANVITA ; ARDHIS ; CCFD-Terre Solidaire ; Centre Primo Levi ; Cimade ; CRID ; Collectif des travailleurs sans-papiers de Vitry-sur-Seine (CTSPV 94) ; Dom’asile ; Droit à l’école ; Emmaüs France ; FASTI ; Fédération de l’Entraide Protestante (FEP) ; Forim ; Groupe Accueil et Solidarité (GAS) ; Gisti ; Humanity Diaspo ; J’accueille Singa ; JRS-France ; Ligue de l’Enseignement ; LDH ; Médecins du Monde (MDM) ; Observatoire international des prisons – section française (OIP-SF) ; Pantin Solidaire ; Paris d’Exil ; RESF93 ; Secours Catholique Caristas France ; Sidaction ; SINGA ; Solidarité Asie France ; Thot ; Tous migrants ; Union des Étudiants Exilés ; Union syndicale Solidaires ; UniR ; Utopia56 ; VoxPublic.
NOTES
[1] L’on se souvient que cette crise institutionnelle de 1962 naquit du fait de la violation de la Constitution par le général de GAULLE, alors président de la République, qui, pour assurer le succès de sa réforme constitutionnelle portant sur l’élection du Président de la République au suffrage universel, préféra utiliser la voie détournée de l’article 11 de la Constitution permettant un recours direct au peuple au détriment de la procédure de révision de la Constitution prévue par l’article 89 qui impliquait l’intervention du Sénat majoritairement hostile à une telle réforme. Le président du Sénat Gaston MONNERVILLE (de 1958 à 1968) qualifia de « forfaiture » l’attitude du premier ministre Georges POMPIDOU pour avoir apporté son actif concours à l’initiative du président de la République d’organiser un tel référendum. A l’Assemblée nationale une motion de censure du Gouvernement fut adoptée le , en application de l’article 50 de la constitution, pour violation de la Constitution. Elle aboutit au renversement du gouvernement Georges POMPIDOU. Le président de la République, Charles de GAULLE, prononça la dissolution de l’Assemblée le , demandant au pays d’arbitrer le conflit entre l’Exécutif et le Parlement. Les élections législatives qui suivirent donnèrent une majorité absolue aux candidats gaullistes. Ainsi le conflit qui opposait l’Assemblée nationale et le Gouvernement fut donc résolu à l’avantage du gouvernement, reconduit dans ses fonctions.
[2] Cf. Public Sénat, Sénatoriales 2023 : la composition et les effectifs des groupes politiques officialisés – Public Sénat (publicsenat.fr).
[3] Le CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile), parfois appelé de manière abrégé « code des étrangers », est le code regroupant les dispositions législatives et réglementaires relatives au droit des étrangers. Il fut institué par l’ordonnance du 24 novembre 2004, à l’initiative de Dominique de Villepin, alors ministre de l’Intérieur et de Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre. Il reprenait en particulier les dispositions de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relatives aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France ainsi que des dispositions de la loi du 25 juillet 1952 relative au droit d’asile. Entré en vigueur le 1er mars 2005 pour sa partie législative, sa partie réglementaire est publiée le 15 novembre 2006. Une nouvelle codification est entrée en vigueur le 1er mai 2021.
[4] Alinéa 4 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : » Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République« .
[5] Artile 53-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 :
« La République peut conclure avec les Etats européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d’asile et de protection des Droits de l’homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées.
Toutefois, même si la demande n’entre pas dans leur compétence en vertu de ces accords, les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif. »
[6] C’est l’Organisation des Nations unies qui, en application de la résolution 429 (V) adoptée le par son Assemblée générale, fut le maître d’oeuvre de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, le plus souvent désignée sous le nom de convention de Genève. Cette convention définit les modalités par lesquelles un État doit accorder le statut de réfugié aux personnes qui en font la demande, ainsi que les droits et les devoirs de ces personnes. Elle fut complétée en 1967 par le Protocole relatif au statut des réfugiés.
[7] Cf. Le Monde, https://www.lemonde.fr/societe/live/2023/09/23/visite-du-pape-francois-en-direct-au-stade-velodrome-le-pape-salue-tous-les-francais-et-toutes-les-francaises.
[8] Ibid.
[9] Le Sénat y a substitué sa propre procédure attribuant au préfet le pouvoir de délivrer discrétionnairement une carte de séjour « salarié » ou de « travailleur temporaire », valable un an, sous réserve que le travailleur étranger remplisse les 3 conditions exorbitantes suivantes : 1/avoir exercé un emploi en tension durant au moins 12 mois (consécutifs ou non) au cours des 24 derniers mois ; 2/ occuper toujours un tel emploi au moment de sa demande ; 3/ justifier d’une résidence ininterrompue d’au moins 3 années en France.
[10] Source : GISTI.