La Francophonie par Léopold Sédar SENGHOR (Marseille, 16 avril 1986)

LA FRANCOPHONIE par Léopold Sédar SENGHOR

(Marseille, 16 avril 1986)

INTRODUCTION 

En 1986, lorsqu’il fait l’éloge de la francophonie, le Président Léopold Sédar SENGHOR, né à JOAL, au Sénégal, en 1906, a alors 80 ans.

Celui qui, avec son compagnon de route, le martiniquais Aimé CESAIRE, fut le flamboyant chantre de la négritude, vit, depuis les années 1980 [1], en France, retiré à VERSON, petite commune de Normandie (Calvados), dans la maison familiale de son épouse Colette [2].

Lorsqu’il prononce son discours sur la Francophonie, Léopold Sédar SENGHOR est au faîte d’un parcours riche et prestigieux, à la fois d’homme de lettres et politique. Le grammairien, poète et homme de culture a été, deux années auparavant, reconnu et consacré puisqu’il a été reçu le 29 mars 1984 à l’académie française à la place vacante laissée par le duc de Lévis MIREPOIX (cf., en ANNEXE, une biographie volontairement très courte car juste destinée à introduire le texte de 1986 sur la Francophonie).

Son texte – ci-dessous intitulé « La Francophonie » – fut prononcé à Marseille, le 16 avril 1986, lors d’une soirée co-organisée par la Société marseillaise de Crédit et la « Revue littéraire Sud » qui avait publié certains de ses poèmes inédits.

Nous devons à l’amabilité de notre ami Jean-Paul ESCANDE, alors à la tête de la Société marseillaise de Crédit, de nous avoir permis d’accéder à ce texte dactylographié, tiré de ses propres archives. Nous l’en remercions bien vivement et le prions de trouver ici l’expression de notre parfaite et totale gratitude.  

Dans cette allocution d’avril 1986, SENGHOR se livre à une genèse de l’idée de Francophonie en nous rappelant que ce ne sont pas des Français qui en sont à l’origine mais des hommes d’Etat africains, dont lui-même. Il mentionne également que, contrairement au Commonwealth britannique, dans la Francophonie, la culture occupe une place centrale comme vecteur du développement ; l’apport par la France de « l’esprit de méthode et d’organisation » est essentiel ; de même qu’est majeur le rôle de la Francophonie dans l’établissement de la civilisation de l’Universel, avec tout l’intérêt que revêt le choix de la langue française comme vecteur de son expansion dans le monde. Reprenant le Discours de RIVAROL (1753-1801) sur l’universalité de la langue française (1784), SENGHOR, en véritable grammairien amoureux de la langue française, montre que si sa syntaxe et sa rigueur donnent certes à la pensée française une « admirable clarté », il faut y ajouter « l ‘abondance des temps et des modes, l’abondance des propositions de subordination ».

Louis SAISI

NOTES

[1] Selon Mamadou DIOUF, Professeur à la « Columbia University » (New York), et spécialiste de l’histoire de l’Afrique moderne et contemporaine et, plus particulièrement, du Sénégal, « Léopold Sédar Senghor démissionne de sa fonction de président de la République Sénégal en décembre 1980, deux décennies après l’accession à la souveraineté internationale de l’ancienne colonie française. Les raisons de ce départ telles qu’il les distille dans son « Message à la nation » sont, entre autres, son âge, son dédain de la présidence à vie, la bonne marche de la construction nationale, la formation d’une relève solide et engagée des « pères fondateurs » et enfin son ardent désir de renouer avec ses vraies passions, la poésie et les choses intellectuelles. » (cas assez unique parmi les chefs d’Etat africains, il est le seul à avoir quitté volontairement le pouvoir alors qu’il l’exerçait encore et à avoir préparé sa succession, note LS).

[2] Colette SENGHOR, née HUBERT, dans la Meuse, qu’il épousa en 1957, alors qu’il était député du Sénégal. Il dédia à sa muse et compagne ses Lettres d’hivernage, poèmes, Ed. Le Seuil, Paris, 1973 (note LS).

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Allocution du Président SENGHOR du 16 avril 1986 à Marseille

(Soirée « marseillaise de Crédit » et « Revue Littéraire Sud »)

La Francophonie

Ci-dessous, Onésime RECLUS, géographe

(1837-1916). Sur la photo, en 1889.

(Après les salutations d’usage)

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« Que signifient exactement les néologismes de Francophonie et de Francité ? C’est Onésime RECLUS, un géographe français, qui a, le premier, il y a quelque 100 ans, lancé le mot de « francophone » et de « francophonie ». On a, depuis lors, souvent contesté, et la formation, et la signification du second mot. À tort. Comme le disait mon maître Ferdinand BRUNOT, l’un des fondateurs de la grammaire moderne, la loi fondamentale de la grammaire n’est pas la rationalité, mais l’analogie. Il en résulte qu’aujourd’hui, le mot de francophonie  peut signifier : 1°) l’ensemble des États, des pays et des régions qui emploient le français comme langue nationale, langue de communication internationale ou de travail ; 2°) l’ensemble des personnes qui emploient le français dans les différentes fonctions que voilà ; 3°) la communauté d’esprit qui résulte de ces différents emplois. C’est Habib BOURGUIBA, le président de TUNISIE, qui, dans un discours de décembre 1965 à NIAMEY, fut, au XXe siècle, un des premiers à employer le mot dans ce sens. Et il s’en explique ainsi : « Nous nous sommes aperçus que l’usage d’une même langue est générateur d’une mentalité commune à ceux qui la parlent. C’est de cette communauté d’esprit que peut procéder ce qu’on a appelé la Francophonie. 

       Dans ce troisième sens, nous avons été deux, un Canadien et le Sénégalais que je suis, à créer et lancer le mot de francité. En même temps et sans nous consulter au demeurant. Comme vous le devinez, nous entendons par « francité » les valeurs de la langue et, partant, de la culture française, la « culture » n’étant rien d’autre que l’esprit d’une civilisation donnée.

       Mais pourquoi « francité », comme « latinité »,  « germanité »,  et non pas « francitude », comme « négritude », berbéritude », « sinitude » ?

       Il ne saurait être question d’automépris culturel chez les militants de la Négritude que nous sommes. Ainsi CÉSAIRE et moi. C’est simplement, comme l’a prouvé un mémoire d’études supérieures soutenu à l’université de STRASBOURG, que les mots en –itude ont un sens plus concret, moins abstrait que les mots en –ité.

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       Faite l’identification du problème, il me reste à vous faire un bref historique de la Francophonie avant d’examiner, avec vous, comment elle se présente en cette année 1986. Singulièrement, si les qualités que RIVAROL reconnaissait à la langue française il y a 200 ans subsistent encore aujourd’hui, et, dans le cas contraire, comment nous devrions agir tous ensemble pour les lui restituer.

       Ce ne sont pas les Français, surtout pas leurs gouvernants, qui ont lancé l’idée de Francophonie – ils faisaient un complexe de « Colonisateurs » -, mais des hommes d’Etat africains, dont Habib BOURGUIBA, Hamani DIORI et moi-même. Je me rappelle comment, à la Commission de la Constitution pour la Ve République, fut rejeté mon amendement sur « le droit à l’autodétermination » des peuples colonisés, qui, seul, pouvait fonder une confédération francophone, c’est-à-dire, concrètement, la Francophonie. Heureusement, mon ami Georges POMPIDOU, qui dirigeait le cabinet du président Charles de GAULLE, sut le convaincre. Et celui-ci passa outre en introduisant mon amendement dans la Constitution [1]. Mais, auparavant, l’autonomie avait été accordée aux colonies par la loi DEFFERRE de 1956 et l’indépendance à l’INDOCHINE, au MAROC et à la TUNISIE grâce, pour ces derniers pays, à un dialogue constructif. Cependant, si l’émancipation par la France des anciens protectorats et colonies fut exemplaire, c’est parce que vivait, déjà, dans les esprits des uns et des autres, une francophonie dans troisième sens du mot : une certaine manière de penser, voire de sentir, c’est-à-dire un certain humanisme de symbiose. J’y reviendrai. Au demeurant, ce sont tous les partis français, qui, avaient, plus ou moins, participé à l’émancipation des Colonies, depuis la loi Lamine GUEYE de 1946, d’inspiration socialiste, jusqu’à la constitution gaullienne de 1958. Curieusement, mais ce n’est pas étonnant, c’est sur la Francophonie qu’aujourd’hui la cohabitation [2] pose le moins de problèmes.

       Or donc, c’est sur les ruines de « l’Union française » et de la « Communauté », issues successivement des Constitutions de 1946 et 1958, que naîtront, et l’idée, et la réalité de la Francophonie. Plus exactement, c’est dans le cadre des « conférences franco-africaines », organisées par Georges POMPIDOU, que certains hommes d’Etat africains prônèrent sa réalisation. C’est, enfin, dans ce cadre qu’entre 1979 et 1980, j’ai soumis successivement deux rapports présentant un projet de Communauté organique de la Francophonie.

Ci-dessous, Habib BOURGUIBA, le père de l’indépendance tunisienne

En vérité, cette « certaine idée de la Francophonie » m’est venue en 1955, lorsque, dans le gouvernement Edgar FAURE, je fus chargé, comme secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil, de la révision du titre VIII de la Constitution de la IVe République [3], relatif aux départements et territoires d’Outre-Mer ainsi qu’aux protectorats. Pour commencer, je tins à m’entretenir du problème avec Habib BOURGUIBA, alors en résidence politique dans la Métropole. C’est de là que datent nos convergences politiques.

       Comme vous le savez, le Commonwealth, plus précisément, le Commonwealth of Nations, la « Communauté des Nations », a été redéfini en 1971, après l’adhésion de pays du Tiers Monde, comme une « association librement consentie d’États souverains et indépendants, ayant, chacun, la pleine responsabilité de ses décisions politiques, qui se consultent et coopèrent en vue de servir les intérêts communs de leurs peuples et la cause de la compréhension et de la paix mondiale. » Évidemment, cette définition très générale, des objectifs – je ne dis pas buts du Commonwealth – ne traduit pas assez bien la réalité des intérêts qui unissent ses membres. C’est ainsi que, dans toutes les grandes organisations internationales, comme l’ONU et ses organismes spécialisés, les représentants du Commonwealth se réunissent, presque toujours, pour discuter de leurs intérêts communs. Ce que ne font pas les délégations des pays francophones, même quand ceux-ci sont d’anciens membres de la défunte « Communauté » ou de futurs membres de la Francophonie.

       Cela tient, croyons-nous, à ce que la Communauté organique de la Francophonie sera, naturellement, différente, du Commonwealth. Conformément à la pratique, comme à la théorie de cette dernière association, une fois admis l’anglais comme langue de communication internationale, mais maintenues les différences culturelles, l’objectif du Commonwealth est la prospérité économique, wealth, de chaque nation dans le cadre d’une paix mondiale. Dans la Francophonie, sans négliger l’aspect économique du problème, dont la Zone franc est la préfiguration, il s’agira de mettre l’accent sur la culture, sans répudier, pour autant, l’économie ni la politique. Pourquoi mettre l’accent sur la Culture ? C’est que dans la pensée française, la culture, c’est-à-dire la création ou l’esprit d’une civilisation, est la condition sine qua non, mieux, le facteur le plus efficace du développement. Et ce n’est pas hasard si le Président François MITTERRAND a pris, en 1983, l’initiative d’un colloque international à la Sorbonne intitulé Création et Développement, que j’ai présidé.

       Cela confirme l’importance que la France et les pays francophones accordent à la culture, considérée comme le facteur majeur de création. Car la France n’a pas manqué, en son temps, de transmettre cette option à ses anciens protectorats et colonies, singulièrement en Afrique. Si bien qu’aujourd’hui, certains pays d’Afrique parmi les plus avancés, mais sans ressources naturelles extraordinaires, consacrent le tiers de leur budget annuel à l’éducation, à la Formation et à la Culture. Ce qui leur a permis, au cours des vingt premières années de l’indépendance, de multiplier par deux, voire par trois, le revenu par tête d’habitant. Je songe, parmi d’autres, à la TUNISIE, au MAROC et au SÉNÉGAL.

       Il est temps, à partir de ces précisions et de mes rapports faits aux conférences franco-africaines de 1979 et 1980, de vous dire ce que pourraient être les structures et la vie de la Communauté organique de la Francophonie. Il est entendu que ce dernier titre peut être modifié sans inconvénient, et surtout les structures, mais pas l’esprit de la Francophonie pour les raisons que nous verrons plus loin.

       Il s’agit, maintenant, avant même de dessiner les structures, de dire, sur les cinq continents, les pays qui pourront adhérer à la Francophonie. Ont vocation à le faire tous les pays, tous les peuples indépendants ou simplement autonomes qui emploient la langue de DESCARTES comme langue nationale, officielle ou de communication internationale. Ce pourra même être simplement comme première langue étrangère enseignée dans les lycées et collèges, voire comme langue classique, c’est-à-dire comme latin des temps modernes, ainsi que je l’ai vu faire dans certains pays du Tiers-Monde.

       La Francophonie couvrira donc les cinq continents. Mais pourquoi faire exactement ? Je répondrai : « Pour réaliser l’œuvre que font les communautés culturelles que l’on désigne aujourd’hui, sous les noms d’Hispanophonie et de Lusophonie. Précisément, il n’est pas indifférent qu’on n’ait pas pris l’habitude d’appeler le « Commonwealth » « Anglophonie ». À cause des États-Unis d’Amérique, bien sûr, mais, encore une fois, parce que le wealth, l’économique, caractérise le Commonwealth. Cela ne signifie pas que, dans la communauté organique de la Francophonie, les problèmes économiques et politiques seront négligés. Que non pas ! Cela veut dire, comme je l’ai précisé plus haut, qu’ils seront, non pas subordonnés à, mais conditionnés par la solution humaniste des problèmes culturels. Cependant, ce ne sera pas dans le sens de l’impérialisme, encore moins du colonialisme culturel.

       En effet, depuis le professeur Paul RIVET [4], qui était, à la fois, un biologiste et un linguiste, c‘est-à-dire un homme de haute culture, l’option de la symbiose biologique et culturelle, pour ne pas parler de « métissage », s’est confirmée en France et dans les pays francophones. C’est ce que prouve, entre autres et sous le général de GAULLE, le fameux Rapport JEANNENEY du 18 juillet 1963 sur « La politique de Coopération avec les pays en Voie de Développement ».

       Je n’en citerai que ces lignes : « La France peut aussi attendre de sa coopération des avantages économiques indirects et un enrichissement culturel… Que la France imprègne d’autres pays de ses modes de pensées, elle tisse des liens dont l’intimité les incitera à lui apporter, à leur tour, le meilleur d’eux-mêmes. La culture française s’est épanouie au cours des siècles grâce à des apports étrangers constamment renouvelés. Si les pays qui auront reçu d’elle une initiation à l’esprit scientifique lui font connaître des modes nouveaux d’expression artistique ou des conceptions philosophiques, sociales ou politiques originales, notre civilisation s’en trouvera enrichie ». Ce texte est essentiel. Il est d’autant plus important que, même parmi les pays latins, il est rare d’entendre, non pas des professeurs ou des écrivains, mais des hommes politiques ou officiels tenir de tels propos. Sauf au Portugal, où j’ai présidé, précisément en 1980, un « Colloque sur le Métissage » à l’université d’Evora.

      Vous aurez noté : « notre civilisation s’en trouvera enrichie ». À la page précédente, le rapport JEANNENEY avait présenté la culture française comme « prétendant à l’universalité ». C’est là une idée empruntée à Pierre THEILHARD de CHARDIN, qui, dans une vision globale du monde, nous présentait les différentes civilisations humaines multipliant leurs échanges dans un dialogue réciproquement fécondant, pour aboutir à « la Civilisation de l’Universel ». C’est dire qu’au « rendez-vous du donner et du recevoir » que constitue la Francophonie, pour parler comme Aimé CÉSAIRE, les peuples des quatre autres continents, non européens, ne viendront pas les mains vides. Ceux qui, avec CÉSAIRE, ont, dans les années 1930, lancé le mouvement de la Négritude ont beaucoup insisté sur ce dernier point : il s’agit, pour chaque continent, pour chaque peuple, de s’enraciner profondément dans les valeurs de sa civilisation pour s’ouvrir aux valeurs fécondantes de la civilisation française, mais aussi des autres civilisations, complémentaires, de la Francophonie. Ce que la France nous a apporté d’essentiel, d’irremplaçable, plus qu’aucun autre pays d’Europe, c’est l’esprit de méthode et d’organisation, comme j’aime à le dire, ou, pour parler comme le rapport JEANNENEY, « un mode d’expression et une méthode de pensée ». Pour m’en tenir à l’Afrique, celle-ci a, depuis le début du siècle, beaucoup apporté, singulièrement dans le domaine des Arts plastiques, de la Musique et de la Poésie.

       C’est dire que, comme les pays du Maghreb, qui, dans ce domaine, sont exemplaires, les pays d’Afrique noire, d’Asie et d’Océanie, commenceront par choisir, chacun, une ou plusieurs langues originaires pour en faire des « langues nationales ». Il n’est pas question d’écarter le français, pas même d’en faire une « langue étrangère », mais bien une « langue officielle » ou de « communication internationale ». C’est le cas au SÉNÉGAL. C’est dire qu’ici, les langues d’origine authentiquement africaines y sont étudiées selon les méthodes scientifiques les plus modernes, soit à l’Institut fondamental d’Afrique noire, qui est un vieil institut de recherche, soit au Centre de Linguistique appliquée de Dakar.

       Ainsi justifiée la Francophonie, comme un « projet de civilisation humaine » – dixit le Rapport JEANNENEY -, il est temps d’en venir à sa réalisation au plein sens du mot, mais d’abord à son organisation structurelle.

       Il nous faut partir de la conférence franco-africaine tenue à Nice, du 8 au 10 mai 1980. Un projet cohérent en était sorti, qui était une synthèse des propositions du rapporteur que j’avais été, des apports des experts et des amendements des chefs d’Etat ou de gouvernement.

       Tout en nous inspirant, parmi d’autres communautés, des structures et du fonctionnement du Commonwealth nous entendions faire œuvre neuve, à la française. Il s’agissait, il s’agit toujours, en ce dernier quart de siècle, de préparer, pour notre ensemble francophone, voire latinophone, nous allons le voir, une communauté de peuples différents, mais solidairement complémentaires. Et partant, une communauté solide pour la réalisation de la Civilisation de l’Universel, qui sera celle du troisième millénaire. Bref, une communauté créatrice parce que de droit écrit, rationnellement organisé, à la française, je le répète.

       Voici ce que seraient les organismes de la Francophonie :

  • La Conférence des Chefs d’Etat ou de Gouvernement,
  • Le Secrétariat général,
  • Les Conférences ministérielles,
  • La Fondation internationale pour les Échanges culturels.

        Que tous ces organismes doivent, avoir, chacun, leur siège à Paris, cela va de soi. Parce que le modèle de la langue française est celle parlée à Paris par les hommes de culture, et non plus « par la bourgeoisie », comme on nous l’enseignait en Sorbonne. Mais surtout pour cette raison, majeure, que l’Europe est devenue le centre de la civilisation humaine depuis 2 500 ans que l’Afrique lui a passé le flambeau. Depuis lors, elle continue de s’enrichir : des apports de l’Asie et de l’Océanie à l’Est, des deux Amériques à l’Ouest. Et voici, de nouveau, que l’Afrique, en ce XXe siècle, est rentrée dans le jeu, et souvent par le détour des deux Amériques.

 Ci-dessous 2016 : sommet

de la Francophonie à Madagascar

          La Conférence des Chefs d’Etat ou de Gouvernement sera la plus haute instance. Elle se réunira à intervalles réguliers, tous les deux ans par exemple, étant entendu qu’il y aura, à l’occasion, des réunions extraordinaires. Il est entendu également que ce sera, autant que possible, soit à Paris, soit, à tour de rôle, dans une autre capitale. Ces réunions au sommet seront toujours précédées, préparées par une conférence des ministres des Affaires étrangères. Il reste que la plus grande liberté les caractérisera, qu’en particulier, au début de la Conférence, tout chef d’Etat ou de gouvernement pourra la saisir de tout problème qu’il lui paraîtra opportun de soulever. Il s’agira, en effet, pour faire de la Francophonie le modèle et le moteur de la Civilisation de l’Universel, de favoriser les échanges d’idées en respectant la personnalité originaire et originale de chaque nation.

           Le Secrétariat général, comme l’indique son nom, assurera des fonctions d’études, de préparation et d’exécution, mais aussi de coordination. Encore que situé à Paris, comme les autres organismes, son titulaire pourra ne pas être français. Enfin, le Secrétariat général sera chargé d’animer les divers organismes de la Francophonie.

       Les Conférences ministérielles seront générales ou régionales. Les ministres des Affaires étrangères, qui, dans la Communauté organique, auront un rôle prépondérant, se réuniront au moins une fois par an. Ils commenceront par un tour d’horizon des problèmes mondiaux, puis ils examineront les rapports qui leur auront été soumis par les ministres spécialisés, pour en retenir ce qui devra être présenté aux chefs d’Etat ou de gouvernement.

          Quant aux conférences des ministres spécialisés, et d’abord des ministres de l’Éducation, de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, elles seront ouvertes à tous les États membres. Cependant, en dehors des ministres chargés de l’Éducation ou de la Culture, la participation ne serait pas obligatoire. Ainsi serait laissé plus de souplesse et, partant d’efficacité au système.

         S’agissant, enfin de la Fondation internationale pour les Échanges culturels, elle commencera par absorber l’actuelle Agence de Coopération culturelle et technique. Elle aura pour objectif majeur de réaliser l’œuvre de compréhension et d’enrichissement réciproques qui est le but ultime de la Francophonie. C’est ainsi que la Fondation aura trois départements :

  • Un Conseil des Langues et Cultures ;
  • Une Agence de Coopération culturelle et technique ;
  • Un Centre d’Information.

       Le Conseil des Langues et Cultures aura pour tâche essentielle l’identification, la protection, le développement et la diffusion des différentes expressions culturelles de nos nations respectives. Il serait utile d’y créer diverses sections dont :

  • une section des langues de Communication internationale (je songe au Français et à l’Arabe entre autres),
  • une section du Latin et du Grec,
  • une section des Langues africaines,
  • une section des Langues asiatiques.

        L’Agence de Coopération culturelle et technique, qui existe déjà, serait élargie aux dimensions de la Communauté organique. Elle aura surtout, non pas un rôle d’études, comme le Conseil scientifique, mais un rôle concret d’exécution pour les initiatives et projets de coopération culturelle.

       Quant au Centre d’Information, sa fonction sera de favoriser voire, auparavant, d’organiser les communications entre les nations de la Communauté. C’est dire qu’il aura, d’abord, un rôle d’information sur la vie de la Francophonie. Il aura aussi à faire connaître les travaux des différents organismes de la Communauté organique, sans oublier les nombreuses associations francophones qui existent déjà. Le Centre, en outre, aidera à réaliser, entre les pays intéressés :

  • la libre circulation des œuvres des créateurs : écrivains, artistes, professeurs, savants et techniciens ;
  • les traductions d’œuvres littéraires ou artistiques, scientifiques ou techniques ;
  • les échanges des expériences les plus significatives en matière culturelle, scientifique ou technique ;
  • la participation francophone, enfin, à la vaste et profonde révolution culturelle qui, en ce dernier quart du XXe siècle, prépare la Civilisation de l’Universel.

        Où en est-on aujourd’hui, me demanderez-vous, dans l’édification de la Francophonie ? Comme vous le savez, un incident juridique entre « Grands Blancs », entre les gouvernements canadien, québécois et français, a fait renvoyer sine die la conférence des ministres des Affaires étrangères que je devais réunir à Dakar, en novembre 1980, pour préparer la « Conférence des Chefs d’Etat ou de Gouvernement », qui, elle, aurait définitivement arrêté la charte de la Francophonie.

        Ce retard n’aura pas été inutile. Outre que, depuis lors, le nombre des membres de l’A.C.C.T. s’est accru, le Président François MITTERRAND a prouvé, mieux, réalisé le mouvement en marchant. Il a, en effet, créé, l’autre année, un Haut Conseil de la Francophonie, qui est composé de 27 membres, « représentatifs des grandes composantes de la Francophonie ». Il s’y est ajouté un Commissariat général de la Langue française auprès du Premier Ministre et un Comité consultatif de la Langue française, qui remplace l’ancien Haut Comité de la Langue française ».

              Il y a surtout que le Président de la République française a réuni, cette année du 17 au 19 février, le Premier Sommet francophone de chefs d’Etat ou de gouvernement. Pour une fois, et par souci d’efficacité, il a procédé à l’anglaise. Ce furent, en effet, des discussions ouvertes où tous les problèmes ont été abordés, mais, heureusement et surtout, des problèmes économiques et financiers, sans oublier, naturellement, les problèmes culturels, dont les industries de la langue. Nous n’oublierons pas non plus que, depuis la formation du nouveau gouvernement, celui de la cohabitation, M. Jacques CHIRAC, le Premier Ministre, a créé, à côté du ministère de la Coopération, un secrétariat d’État chargé de la Francophonie.

       Nous avons profité de ce sommet, Monsieur Stélio FARANDJIS, le Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie, et moi, le vice-président, pour tenir une conférence de presse au Grand Palais, dans le cadre d’Expolangue. C’était l’occasion de proposer, pour la Francophonie, des langues classiques à enseigner dans les collèges, lycées ou facultés. Je proposai donc cinq langues : le latin, le grec, l’arabe classique, l’égyptien ancien et le chinois. Le latin et le grec pour le rôle qu’ils jouent encore dans l’enseignement du français, comme nous le verrons tout à l’heure ; l’arabe classique parce que plus de la moitié des Arabes vont entrer dans la Francophonie ; l’égyptien ancien parce que c’est une langue agglutinante et que près de la moitié des langues africaines sont construites sur son modèle ; le chinois, enfin, parce qu’à son tour, c’est le modèle des langues à tons d’Asie comme le vietnamien.

       C’est l’occasion de vous parler de mon projet de Latinophonie. Il s’agira d’insérer la Francophonie dans un ensemble plus vaste, qui comprendra toutes les nations qui ont vocation à se servir d’une langue néo-latine ou du grec comme langue nationale, langue classique ou langue de communication internationale. Toutes ces nations réunies représenteraient quelque 800 millions d’hommes.

       Il s’agirait, une fois réalisée la Francophonie, de l’insérer, à son tour, dans une association des pays ou groupes de pays de langue néo-latine. Ce n’est pas hasard si, au premier Congrès des Orthopédistes de Langue française, tenu à Monaco, le 26 mars 1986, on compta des orthopédistes espagnols, italiens, voire latino-américains.

       En vous exposant le projet de Francophonie version 1986, j’ai presque toujours employé l’indicatif. J’aurais dû toujours employé le présent du conditionnel, car le projet de 1980 sera amélioré. Ce que je souhaite du moins.

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       « C’est une belle idée, et grandiose, votre projet de Francophonie, entendons-nous souvent dire à l’étranger, parfois même en France. Mais pourquoi ne pas adopter, simplement l’anglais comme langue de communication internationale, puisqu’il est, aujourd’hui, la langue la plus répandue à travers tous les continents et dans tous les domaines. Et puis, c’est tellement plus facile à apprendre ! » Ce sont là, en effet, deux faits que l’on ne peut nier. Il reste que le problème est mal posé. Celui-ci, en effet, est de savoir si, aujourd’hui que nous sommes, nolentes volentes, poussés vers la Civilisation de l’Universel, l’intérêt de l’humanité se trouve dans le choix du français ou de l’anglais. Pour être plus précis, si, en 1986, deux ans après l’année où nous avons fêté le bicentenaire du Discours sur l’Universalité de la Langue Française, les arguments de RIVAROL, mais aussi du professeur SCHWAB, l’Allemand, sont toujours valables.

       Le premier argument contre l’anglais est que, si, au début du XXe siècle, après la Première Guerre mondiale, il est devenu la première langue de communication internationale, il ne le doit ni à l’étendue, ni au rôle du Commonwealth sur notre planète, mais bien à la superpuissance économique, militaire et politique des États-Unis d’Amérique. C’est d’autant plus vrai qu’à côté de la morphologie et de la syntaxe, qui sont simples, trop simples, la langue de SHAKESPEARE nous présente une orthographe et une prononciation qui ne le sont pas. Je dis « trop simples », car le problème est de choisir moins une langue de facilité que de ressources. Je parle d’une langue qui soit la plus belle possible, tout en nous permettant de mieux exprimer toutes les richesses, et de l’univers, et de la sensibilité comme de l’esprit humains. C’était là le sens du concours organisé par l’Académie de BERLIN sous la forme des trois questions que voici :

  • « Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ?
  • Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ?
  • Est-il à présumer qu’elle la conserve ? »

       Ainsi partait-on d’un jugement de fait pour aboutir à un jugement de valeur, étant entendu que c’est ce dernier qui est le fond du problème. C’est lui que nous allons examiner avant de dire comment se présente aujourd’hui, à nous Francophones, le problème, non plus précisément de l’universalité de la langue française, mais de la Francophonie.

       Le professeur SCHWAB, dans son discours, nous a fait remarquer que, de toutes les langues vivantes, la langue française était la plus répandue au Moyen Age, parmi les nations de l’Europe. Elle le fut, en réalité, dès le XIIe-XIIIe siècles, et elle le restera jusqu’à la Première Guerre mondiale. Et il s’y ajoute, argument majeur, que les qualités qui l’imposèrent à l’Europe subsistent encore aujourd’hui, à la prononciation près.

       Je ne reprendrai pas, ici, comme je l’ai fait dans mon article sur le « Discours » de Rivarol, tous les arguments contre les plus grandes langues européennes qu’étaient, que sont encore, l’allemand, l’espagnol et l’italien. Tout en reconnaissant à chacun ses mérites – et il fait, en passant, l’éloge du métissage biologique et culturel -, ce que RIVAROL leur reproche, c’est à l’allemand, sa prononciation gutturale, à l’espagnol, « l’enflure du style », et à l’italien, « la préciosité ». Naturellement, il a laissé l’anglais pour la fin.

           Pour l’anglais, plus qu’il ne l’a fait précédemment, il note, avec les invasions, les emprunts culturels faits aux Français et, par eux, aux latins et aux Grecs. Encore que la langue anglaise ait été ainsi adoucie et enrichie, précise RIVAROL, elle a gardé, dans sa prononciation, les rudesses de l’allemand et, dans sa littérature, le désordre du génie germanique.

       Il ne lui restait plus, il ne nous reste plus qu’à rappeler les vertus de la langue et de la littérature : du « génie » français. Celui-ci est le résultat d’une triple symbiose géographique, ethnique et culturelle. Vous la connaissez assez pour que je ne la détaille pas. Je ne m’arrêterai donc qu’à ses résultats : au génie français, à la  francité. C’est, en art, et en littérature, le « goût » et la « grâce », qui font son « charme ». C’est, plus précisément, dans la langue française, qui intéresse aussi les savants et techniciens, cette « logique naturelle » et cette « admirable clarté » qu’elle a conservées depuis DESCARTES jusqu’aujourd’hui.

       Mais il y a deux mais, dont il nous faut être conscients, qu’il faut surtout combattre méthodiquement, et vigoureusement. C’est une certaine prononciation, montée du Sud, de la Méditerranée, mais, encore plus, une certaine anglomanie.

       La prononciation méridionale a deux défauts majeurs, qui troublent la mélodie naturelle de la langue française. C’est, d’une part, de retreindre les possibilités d’ouverture et de fermeture des voyelles ; d’autre part, de faire entendre toutes les consonnes finales qui figurent dans l’orthographe des mots, même quand le mot suivant commence par une consonne. Ce qui produit un choc, désagréable, de consonnes. C’est ainsi qu’on entend souvent prononcer : « quantte les hommes arrivèrent», ces propos sontte désormais inadmissibles, etc.

      Quant à l’anglomanie, qui est la maladie des snobs, ou oublie seulement que les deux tiers des mots de l’anglais proviennent du latin, du grec ou, le plus souvent, du français. On nous parle, je le sais, de la foule des néologismes que créent, chaque année, les Anglais, mais surtout les Américains, qui sont aux avant-postes des sciences et des techniques. Je suis d’autant moins convaincu que, comme me l’a appris un ancien directeur du FMI, ces nouveaux mots sont créés, jetés au petit bonheur en s’inspirant d’analogies qui ne sont pas rationnelles. Les néologismes français, au contraire, non seulement sont créés à partir de racines grecques ou latines, mais encore d’affixes, c’est-à-dire de préfixes, suffixes ou infixes tirés des langues classiques que voilà.

       Pour quoi il est nécessaire de maintenir, dans l’enseignement du second degré, le latin et le grec comme matières à option dans la section classique, à côté de l’arabe. C’est ce que font des États d’Afrique Noire, comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Gabon et le Zaïre. Cela, au demeurant, n’a pas empêché le Sénégal de faire des Mathématiques la première discipline de l’enseignement du second degré – même pour la section classique.

      Cependant, le plus grave dans l’anglomanie ne concerne pas le vocabulaire. J’insisterai donc sur la syntaxe française, que RIVAROL qualifie d’ « incorruptible ». Sur la syntaxe, qui, contrairement aux opinions anciennes, ne se distingue pas de la morphologie. En effet, par sa rigueur, elle exprime la « logique naturelle » et l’ « admirable clarté », au demeurant nuancée, de la pensée française. Je ne m’arrêterai pas sur « l’ordre direct » de la phrase comme de la proposition françaises. Car cet ordre, qui existe aussi dans les langues africaines, est plus courant que ne le croyait RIVAROL. Ce qui distingue les langues indo-européennes par rapport à nos langues agglutinantes d’Afrique et d’Asie du Sud, c’est leur « syntaxe de subordination » quand nous avons une syntaxe de juxtaposition et de coordination. Et ce qui distingue, singulièrement, le français, c’est d’une part, l’abondance des temps et des modes, l’abondance des propositions de subordination d’autre part.

       Si le français met l’accent sur le temps, c’est-à-dire le moment où le sujet parlant situe l’action, c’est pour marquer un lien logique de cause à effet. D’où, au mode indicatif, par exemple, les huit temps dont il dispose, sans compter les temps « surcomposés ». D’où encore l’importance de la concordance des temps. Tout aussi important est le grand nombre des modes qui, à la précision des temps, ajoute des nuances. C’est le cas du conditionnel et surtout du subjonctif. En effet, mieux que la pensée subjective, ce dernier mode ajoute le sentiment avec toutes ses nuances, qui, plus qu’on ne le croit, qu’on ne le dit, caractérise les Français. Quand, étudiant, j’ai débarqué en France par un frileux mois d’octobre, ce qui m’a réchauffé, c’est la gentillesse française, et dans tous les sens de l’expression.

       « Syntaxe de subordination », avons-nous dit. Cela signifie, pour prendre l’exemple d’une phrase complexe, que la proposition principale, qui exprime l’idée ou le fait essentiel, est accompagnée de plusieurs conjonctions, pronoms ou adverbes relatifs, qui introduisent des propositions subordonnées exprimant des déterminations ou nuances secondaires. Mais, et c’est ce qui fait la richesse du français, l’idée ou le fait circonstanciel peut être exprimé par un syntagme, c’est-à-dire un groupe de mots, voire pas un seul mot entre virgules.

       De l’importance de la virgule, qu’on méconnaît trop souvent. Bien sûr, on l’emploie, comme dans toutes les langues, pour séparer des éléments semblables, non unis par une conjonction de coordination. On emploie encore la virgule, soit pour marquer l’ellipse d’un mot, soit pour isoler, en soulignant, une idée circonstancielle ou un fait, qu’il s’agisse d’un mot, d’une expression, d’une proposition. Mais ce qui, plus que tout autre fait grammatical, caractérise le génie français, c’est l’emploi que voici de la virgule. Dès que le fameux « ordre direct » de la phrase ou de la proposition est perturbé, on marque l’idée, le sentiment ou le fait mis en relief en l’encadrant par deux virgules, par un point et une virgule, par une virgule et un point, selon la circonstance.

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       Je voudrais, maintenant, m’acheminer vers ma conclusion, en vous disant quels me paraissent être nos devoirs pour la défense et illustration de la langue française parce que de la francité et, partant, de la Francophonie. Je vous renvoie, à ce propos, au volume 2, numéro 1 de Perspectives universitaires, la nouvelle revue de l’Association des Universités partiellement ou entièrement de Langue Française. Ce numéro est significativement intitulé Le Français, Langue internationale de la Communication scientifique et technique.

       Il s’agit de savoir comment, tous ensemble, les États de la Francophonie, bien sûr, mais aussi les universitaires en général, singulièrement les savants et chercheurs, ingénieurs et techniciens, écrivains et artistes, nous enrichirons la langue française. Ce qui est encore le meilleur moyen de la défendre et de l’étendre sur toute notre planète Terre. Aux suggestions que j’ai faites tout au long de cet exposé, singulièrement pour le maintien ou la création d’une section des langues classiques dans l’enseignement du second degré, j’ajouterai des propositions pratiques.

       Tout d’abord, dans les conférences internationales, en commençant par l’ONU et ses organismes spécialisés, il nous faut parler en français. Pour le moment, ce sont surtout les francophones d’Outre-Mer qui respectent cette règle. Comme le souligne l’incident que m’a raconté, l’an dernier, le Président de l’Association des Professeurs africains de Mathématiques. Il rentrait d’un congrès mondial de mathématiciens tenu à New-York. Présidant une séance, il s’était exprimé naturellement en français. Et voilà que des Américains, furieux, se répandaient dans les couloirs en vitupérant : « Il a du culot, ce Nègre ! Présider en français quand les Français interviennent eux-mêmes en anglais ! »

       La deuxième règle sera, toujours dans les conférences internationales, d’exiger, et la traduction simultanée, et des documents ronéotypés ou imprimés dans les langues officielles dont le français.

       La troisième règle sera, au niveau des organisations internationales francophones, dont l’AUPELF et l’ACCT, mais aussi au niveau de chaque Etat ou région francophone, de faire porter notre effort sur la publication en français d’ouvrages fondamentaux dans les domaines des sciences et des techniques.

       La quatrième, enfin, sera, dans la rédaction des articles comme des ouvrages scientifiques et techniques en français, de faire un autre effort. Celui-ci consistera à cultiver les vertus majeures du génie français, qui, encore une fois, sont l’ordre logique dans la clarté et la précision dans la nuance. C’est la raison pour laquelle, dans la réforme de l’enseignement en Afrique francophone, nous avons mis l’accent sur les deux disciplines traditionnelles de l’École française : l’explication de texte et la dissertation.

       Un mot d’espoir pour finir, car rien n’est perdu. L’Agence de Coopération culturelle et technique de la Francophonie réunit, aujourd’hui, 39 États, et l’Association internationale des Parlementaires de Langue française, 40 délégations. Sans oublier qu’à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations-Unies, 33 délégations soit plus de 20% s’expriment en français. Non, rien n’est perdu. Tout dépend de notre courage, mais surtout, c’est le cas de le rappeler, de notre esprit de méthode, et d’organisation : de notre francité, pour tout dire.»

Léopold Sédar SENGHOR

Marseille, 16 avril 1986

NOTES

[1] SENGHOR fait vraisemblablement ici allusion au 2ème alinéa du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 évoquant «la libre détermination des peuples  (des)… Territoires d’Outre-Mer qui manifestent la volonté d’y adhérer… » [toujours en vigueur, même après la dissolution de la Communauté car s’appliquant aujourd’hui aux « collectivités d’Outre-Mer » (article 74C) énumérées par l’article 72-3 de la Constitution]. (note LS)

[2] SENGHOR évoque la première cohabitation qui avait commencé le 20 mars 1986, soit moins d’un mois avant sa propre allocution, avec la nomination par le président François MITTERRAND de Jacques CHIRAC, chef de file du RPR. En effet, au soir du 16 mars 1986, avec près de 44% des suffrages exprimés, la coalition RPR-UDF remporta, avec une faible majorité en députés, la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale. F. MITTERRAND ne démissionna pas mais exprima dans une allocution télévisée son intention de choisir le premier ministre au sein de la nouvelle majorité parlementaire. (note LS)

[3] Le titre VIII de la Constitution du 27 octobre 1945 (4ème République) était consacré à l’Union française. Il se composait de 3 sections totalisant pas moins de 23 articles. La section I (articles 60 à 62) était relative aux principes régissant l’Union française. La section II (articles 63 à 72) traitait de l’organisation de l’Union française et son organisation (départements et territoires d’outre-mer et États associés). La section III (articles 73 à 82) concernait les départements et territoires d’outre-mer : pour les DOM, leur régime législatif, sauf exception légale, était le même que celui des départements métropolitains (article 73) ; tandis que pour les TOM, ils étaient dotés « d’un statut particulier tenant compte de leurs intérêts propres dans l’ensemble des intérêts de la République » (article 74) (note LS).

[4] Paul RIVET (1876-1958), justement cité par SENGHOR, est une haute figure scientifique et morale de l’intelligentsia française. Médecin et ethnologue, il fut à l’origine de la création du Musée de l’Homme. Entre 1901 à 1907, il parcourut l’Équateur et l’Amérique du Sud. À son retour, il publia, un peu plus tard, entre 1912 et 1922, ses notes sur les habitants des vallées interandines sous le titre Ethnographie ancienne de l’Équateur. En 1926, il participa à la création de l’Institut d’Ethnologie de l’université de Paris dont, avec Marcel MAUSS, il devint Secrétaire général, puis l’un des premiers professeurs. Il fut impliqué dans la réorganisation du Musée National d’Histoire Naturelle en 1928. En 1946, son attachement à l’Amérique latine fut à l’origine de la création de la Maison de l’Amérique latine. Il fonda également, avec M. Paul DUARTE, l’Institut Français des Hautes Études Brésiliennes. Mais Paul Rivet fut aussi un citoyen actif et militant, avec la création, dès le 5 mars 1934, du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes dont il assuma aussitôt la présidence. Un an plus tard, le 12 mai 1935, candidat unique de la gauche, il fut élu conseiller de Paris. Pour protester contre l’armistice signé avec les troupes d’occupation, il placarda, en juin 1940, à l’entrée du Musée de l’Homme le poème « Si… » de Rudyard KIPLING. Le 14 juillet 1940, il adressa une lettre ouverte au maréchal Pétain, où il écrivit : « Monsieur le Maréchal, le pays n’est pas avec vous, la France n’est plus avec vous », ce qui lui valut d’être relevé de ses fonctions par le gouvernement de Vichy à l’automne 1940, date à partir de laquelle il adhéra au groupe de résistance connu sous le nom de « réseau du musée de l’Homme » (note LS).

ANNEXE : Léopold Sédar SENGHOR (1906-2001) 

courte biographie introductive au contexte de 1986

(Louis SAISI)

I/ SES ORIGINES

Le Président Léopold Sédar SENGHOR est né en 1906 à JOAL, petite ville côtière au sud de Dakar, au SÉNÉGAL, d’une aristocratique famille sérère commerçante et catholique.

II/ FORMATION ET ENSEIGNEMENT

Après ses études secondaires à Dakar, il décroche son baccalauréat et, après avoir obtenu une demi-bourse de l’administration coloniale, il quitte le Sénégal en 1928 pour suivre, à Paris, au lycée Louis le Grand, les classes préparatoires littéraires où il se lie notamment d’amitié avec Gorges POMPIDOU et Aimé CÉSAIRE.

Pour pouvoir se présenter au concours d’agrégation de grammaire – qu’il réussit en juillet 1935 – il a dû faire une demande de naturalisation française obtenue le 1er juin 1933 [1].

Dès l’automne 1935, il entame alors sa carrière de professeur de lettres classiques au lycée Descartes à TOURS. Mais il souhaite se rapprocher de PARIS pour suivre les cours de linguistique négro-africaine dispensés par Lilias HOMBURGER à l’École pratique des hautes études et aussi ceux du linguiste Marcel COHEN, de l’anthropologue Marcel MAUSS, et enfin de l’ethnologue Paul RIVET à l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris. C’est pour cette raison qu’il demande et obtient sa  mutation, en octobre 1938, au lycée Marcelin-Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés, dans la région parisienne, ce qui lui permet, à côté de ses activités d’enseignant, d’assouvir sa passion de connaissance  en suivant les cours de linguistique, d’anthropologie et d’ethnologie de ses maîtres précités.

III/ LE SOLDAT ET PRISONNIER (1939-1942)

Lors de la seconde guerre mondiale, en 1939, Senghor est enrôlé comme fantassin de 2e classe dans un régiment d’infanterie coloniale. Il est affecté au 31e régiment d’infanterie coloniale, régiment composé d’Africains, malgré sa naturalisation. Le 20 juin 1940, il est arrêté et fait prisonnier par les Allemands à La Charité-sur-Loire. Il est interné dans divers camps de prisonniers (Romilly, Troyes, Amiens). Il est ensuite transféré au Frontstalag 230 de POITIERS, un camp de prisonniers réservé aux troupes coloniales où il faillit être fusillé avec d’autres soldats noirs prisonniers. Au total, entre 1940 et 1942, SENGHOR passa deux années dans des camps de prisonniers (temps d’internement qu’il mit à profit pour l’écriture de ses poèmes). Il ne recouvra la liberté qu’au début de 1942 pour, après la reprise de ses activités d’enseignement, participer en même temps à la résistance dans le cadre du Front national universitaire.

IV/ L’HOMME POLITIQUE

S’agissant de l’homme politique, à l’aube de l’indépendance de son pays, le SÉNÉGAL, il en fut le premier Président (1960-1980) en s’efforçant de trouver une voie médiane entre le libéralisme et le socialisme susceptible de conduire son pays vers la voie d’un développement dans lequel l’humanisme et la culture ne devaient pas être sacrifiés à une vision purement économique de la croissance. La voie était difficile dans un pays qui ne possédait pas de richesses minières, où sévissait une saison sèche sur 6 mois de l’année et où l’agriculture restait grevée par la dépendance à la monoculture de l’arachide, héritage des années coloniales françaises.

C’est ainsi que la tension entre SENGHOR, président de la République et Mamadou DIA, le président du Conseil des ministres, quant au choix du modèle de développement agricole devait se traduire, le 17 décembre 1962, par la rupture brutale, au sein de l’UPS [2] et à la tête de l’Etat, entre les deux hommes et amis. Le premier, en l’occurrence SENGHOR, accusa le second de « coup d’Etat » et fit voter par des députés acquis à sa cause, une motion de censure qui renversa Mamadou DIA, ce qui devait aboutir à sa destitution et sa condamnation [4].

Par la suite, malgré les difficultés économiques auxquelles fut constamment confronté son jeune pays indépendant, le Président SENGHOR choisit l’option d’un partenariat avec la France – ce que ses détracteurs considérèrent comme une forme de maintien du néocolonialisme français en Afrique – qui se traduisit par une coopération économique et culturelle avec l’ancienne métropole. Son choix politique fut celui d’un socialisme réformiste et “africanisé” [3] gardant des liens étroits avec l’ancienne métropole.

V/ UN MESSAGER DE DEUX CULTURES

Mais, ici, c’est moins l’homme d’Etat et politique qui est au cœur de notre réflexion – dont le bilan peut susciter maintes discussions et même de fortes controverses – que le rapport très particulier que SENGHOR, franco-sénégalais, a toujours entretenu avec la France. En effet, que ce soit en tant qu’élu député du Sénégal ou bien à travers sa nomination comme Ministre-Conseiller du gouvernement de la République française en 1959, il se comporta comme s’il était un ambassadeur ou, tel Hermès, le messager de deux cultures. Celle africaine, exposée dans tous ces écrits et poèmes sur la négritude (les séries Hosties Noires, 1948 et Ethiopiques, 1956) et celle française, et plus largement d’un humanisme occidental. Ce rapport à la France sera, pour lui, politique mais avant tout culturel et littéraire dans sa conception de la Négritude, à la suite de son ami Aimé Césaire.

Afin “d’assimiler pour ne pas être assimilé”, SENGHOR promeut la francophonie et la culture française. La maîtrise de la langue de la pensée humaniste est, selon lui, un moyen de participer à la société de l’universel mais sans pour autant renier ses spécificités. L’apôtre de la négritude devient ainsi la cheville ouvrière de la francophonie.

VI/ SON ŒUVRE LITTÉRAIRE

Son œuvre oscille entre la poésie et une série d’essais politiques. Comme il a été dit plus haut, elle sera consacrée par l’élection de SENGHOR à l’académie française en 1984.

A/ Poèmes
  • Chants d’ombre, poèmes, Éditions du Seuil, 1945 ;
  • Départ, poème, Édition Poèmes perdus, 1964 ;
  • Hosties noires, poèmes, Le Seuil, 1948 ;
  • Guélowar ou prince, poèmes, Le seuil, 1948 ;
  • Éthiopiques, Le Seuil, 1956 ;
  • Nocturnes, poèmes, Le Seuil, 1961 ;
  • Lettres d’hivernage, poèmes, Le Seuil, 1973 ;
  • Chant pour Jackie Thomson, poèmes, 1973 ;
  • Élégies majeures, poèmes, Le Seuil, 1979 ;
  • Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor pour orchestre de jazz et chœur polyphonique, 3 gravures de Vieira de Silva (Soudainement; La terre; Le ciel), Éditions Jeanne Bucher, 1986 ;
  • Le Lion rouge (hymne national sénégalais) ;
  • Poèmes divers, Le Seuil, 1990 ;
  • Hosties noires (regroupe Prière de paix et Élégie pour Martin Luther King), lithographies de Nicolas Alquin, Les Bibliophiles de France, 2006.
 B/ Essais
  • Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, précédée de Orphée noir par Jean-Paul Sartre, PUF, 1948 ;
  • Liberté 1 : Négritude et humanisme, discours, conférences, Le Seuil, 1964 ;
  • Liberté 2 : Nation et voie africaine du socialisme, discours, conférences, Le Seuil, 1971 ;
  • Liberté 3 : Négritude et civilisation de l’Universel, discours, conférences, Le Seuil, 1977 ;
  • Liberté 4 : Socialisme et planification, discours, conférences, Le Seuil, 1983 ;
  • Liberté 5 : Le Dialogue des cultures, Le Seuil, 1992 ;
  • La Poésie de l’action, dialogue, Stock, 1980 ;
  • Dialog mit Afrika und dem Islam (avec Mohamed Talbi), Tübingen, Mohr Siebeck, 1987 ;
  • Ce que je crois : Négritude, francité, et civilisation de l’universel, Grasset, 1988.

Louis SAISI

NOTES

[1] SENGHOR, en effet, était né à Joal. Or, au Sénégal, en application de la loi Blaise DIAGNE de 1916, seuls les habitants des quatre communes de Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis pouvaient bénéficier du statut de « citoyen français », les autres demeuraient « sujets français ».

[2] UPS = Union Progressiste Sénégalaise, le parti au pouvoir.

[3] Senghor est élu député socialiste de l’ensemble Sénégal-Mauritanie à la première Assemblée nationale constituante, le 7 novembre 1946, obtenant 15 095 voix, sur 25 188 inscrits et 20 376 votants. Il est nommé membre de la commission des territoires d’outre-mer et surtout entre à la commission de la Constitution en février 1946, succédant à André Philip devenu ministre. Il siégera ensuite à la chambre des députés, du 17 juin 1951 au 1er décembre 1955, comme inscrit au groupe « Indépendants d’Outre-Mer » comme élu du département du Sénégal. Il siégera encore à la 3ème législature de la 4ème République, encore au sein du groupe des « Indépendants d’outre-mer » du 2 janvier 1956 au 8 décembre 1958, comme élu du département du Sénégal.

[4] Condamné à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée à Kédougou, Mamadou DIA sera libéré douze ans plus tard, en 1974, mais sans jamais retrouver l’importance politique qu’il avait lors de l’indépendance. Il se cantonnera, après sa libération, à jouer le rôle d’intellectuel et de figure morale, jusqu’à son décès, en 2009, à l’âge de 99 ans.

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