Retour sur la réforme des retraites
49-3 ou 1789-6 ?
Un régime politique de partisans ou de représentants ?
par Louis SAISI
I/ Lors de sa seconde allocution télévisée du 16 mars 2020 qui était totalement consacrée à la lutte contre le coronavirus, le Président Emmanuel MACRON avait annoncé que « toutes les réformes en cours seraient suspendues », à commencer par celle « des retraites ».
Dans le contexte actuel de crise sanitaire mobilisant toutes les énergies, cette annonce fut bien accueillie par les syndicats, et notamment par ceux qui l’avaient contestée.
Pourtant, lors de sa troisième déclaration du 13 avril courant, l’on aurait aimé que, étant donné l’hommage très appuyé et remarqué qu’il a adressé aux forces vives de notre pays dans la lutte contre le coronavirus – ces première, deuxième et troisièmes lignes -, il aille encore plus loin et annonce le retrait définitif de cette réforme très impopulaire qui avait suscité de nombreux cortèges de travailleurs dans les rues de Paris et des grandes métropoles de province.
A/ Ces travailleurs, salariés ou libéraux, ce sont ceux qui, selon notre Président, aujourd’hui, en première ligne, luttent contre le coronavirus, souvent au risque de leur vie : personnels de santé, etc.
« Nos fonctionnaires et personnels de santé, médecins, infirmiers, aides-soignants, ambulanciers, secouristes, nos militaires, nos pompiers, nos pharmaciens ont donné dans cette première ligne toute leur énergie pour sauver des vies et soigner. Ils ont tenu. Les hôpitaux français ont réussi à soigner tous ceux qui s’y présentaient. Ces journées, ces semaines ont été et resteront l’honneur de nos soignants, en ville comme à l’hôpital. »
B/ Mais après cette première ligne, il y a ensuite les travailleurs de la seconde ligne : ceux qui ont permis à la vie de continuer…
« Dans la deuxième ligne, nos agriculteurs, nos enseignants, nos chauffeurs routiers, livreurs, électriciens, manutentionnaires, caissiers et caissières, nos éboueurs, personnels de sécurité et de nettoyage, nos fonctionnaires, nos journalistes, nos travailleurs sociaux, nos maires et élus locaux, et j’en oublie tellement, aidés par tant de Français qui se sont engagés. Tous ont permis à la vie de continuer. »
C/ Et enfin, viennent tous les autres, tous ceux qui constituent le gros bataillon de la troisième ligne : les confinés… et ceux qui les surveillent…
« Et chacun d’entre vous, dans ce que j’ai appelé cette troisième ligne, chacun d’entre vous par votre civisme, en respectant les règles de confinement, grâce aussi à la vigilance de nos policiers et de nos gendarmes, vous avez fait que l’épidémie commence à marquer le pas. »
Au total, toute la France, tout le peuple composé des obscurs et des sans-grades…
C’est dire que ce geste de retrait de la réforme des retraites aurait permis de renouer avec notre Pacte social déchiré à l’occasion de cette réforme qui a été acquise, à l’Assemblée nationale, sans un véritable débat sur les nombreux amendements présentés qui n’étaient eux-mêmes que la forme d’expression parlementaire d’une opposition générale populaire contre cette refondation-fusion de l’ensemble des divers régimes de retraite.
II/ A l’Assemblée nationale, comme on le sait, l’adoption du texte portant réforme des retraites n’a été permise que par le jeu de l’article 49-3 de la Constitution (1).
Ainsi dans notre douce France où l’on vante volontiers les charmes et les mérites du « dialogue social » entre les partenaires sociaux, l’adoption d’une loi sans vote du Parlement sur le texte en cause a de quoi surprendre. Elle est cependant possible par le jeu de l’article 49-3 de notre Constitution.
C’est ce qui s’est passé à l’occasion du projet de loi portant réforme des retraites. C’est dire que pas plus que le consensus n’avait été recherché avec les syndicats des salariés, ici, en matière politique, aucun consensus, au niveau du Parlement, n’a été recherché sur une réforme pourtant aussi fondamentale touchant à notre Pacte social issu du lendemain de la Libération.
Cette attitude disruptive de la part du Gouvernement est paradoxalement d’autant plus troublante qu’elle s’inscrit dans une suite de réformes sociétales fondées sur le contrat civil, manifestant un accord de volontés et exprimant une certaine solidarité faisant suite à l’échange des consentements des partenaires (PACS, mariage pour tous). À l’inverse, cette pratique du 49-3 constitue un exemple d’adoption d’une loi par non consentement mutuel, bref à la hussarde. Les amendements, les discussions au sein du Parlement sont considérés par l’Exécutif comme une perte de temps stérile et assimilés à une forme d’obstruction. Mais à quoi sert un Parlement s’il ne doit plus y avoir de discussions en son sein? Et à quoi servent les droits des députés minoritaires à l’Assemblée nationale si on leur dénie le droit de s’opposer au Gouvernement et à sa majorité au prétexte qu’ils les gênent et les contrarient ? Bref, ils ont le tort d’être en désaccord…
Dès lors, le texte adopté, au terme de la mise en œuvre du 49-3, n’est plus que l’expression d’une volonté partisane car le Parlement, dans sa totalité, ne se prononce pas sur le texte. Seuls se prononcent les députés qui, par le dépôt d’une motion de censure (2) et son vote, manifestent leur volonté de censurer le Gouvernement qui a engagé sa responsabilité sur le texte déjà, selon lui, trop discuté et disputé. Les autres, qui soutiennent le Gouvernement, ne se prononcent pas, se bornant à se croiser les bras, en signe de leur soutien apporté au Gouvernement, selon l’adage bien connu, et surtout vérifié cette fois : « qui ne dit mot consent ».
Et encore, si certains députés votent-ils c’est parce qu’une motion de censure a été déposée car si aucune motion de défiance contre le Gouvernement n’est déposée, le texte est alors considéré comme adopté sans aucun débat ni vote.
C’est dire que lorsque le texte est considéré comme adopté sans vote des députés sur sa teneur, le texte de loi qui en résulte relève essentiellement de la volonté politique exclusive de l’Exécutif (Président et Gouvernement) s’appuyant sur sa cohorte de députés partisans, ce qui ne correspond qu’à une fraction très politiquement orientée du Parlement. Ces députés zélés dans la défense de leur camp, dociles et soumis à la volonté de l’Exécutif, sont davantage inféodés au Président que soucieux de la recherche de l’intérêt général, ce qui normalement devrait être leur rôle et même leur seule préoccupation.
III/ Or l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 dispose que « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. »
C’est ce que j’appelle notre fameux « 1789-6 » (pour mieux l’opposer au 49-3) qui signifie que, pour nos ancêtres rédacteurs de l’article 6 de notre grande Déclaration de 1789, une loi ne peut être adoptée que par référendum – en convoquant alors tous les Citoyens aux urnes -, ou par les « Représentants » des Citoyens (aujourd’hui nos députés et sénateurs).
Une loi ne peut donc être adoptée que si les Citoyens ont « concouru à sa formation » en se prononçant soit directement eux-mêmes sur sa teneur, soit en habilitant leurs Représentants – dans le modèle parlementaire – à l’adopter en leur nom.
Ce n’est que si l’une ou l’autre de ces deux modalités de formation de la loi est utilisée que la loi est bien, alors, « l’expression de la volonté générale ».
La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ayant été intégrée dans le préambule de la Constitution de 1958, et celui-ci faisant partie du bloc de constitutionnalité, l’article 49-3 – qui permet l’adoption d’un projet de loi gouvernemental sans vote sur le texte de la part du Parlement (où siègent les Représentants des Citoyens) – n’est donc pas conforme au modèle démocratique de la formation d’une loi, au moins tel qu’il résulte de l’article 6 de la Déclaration précitée.
L’intérêt général dont la loi doit être l’expression ne saurait se confondre avec l’intérêt partisan d’un mouvement politique dont la marche, loin d’être républicaine, conduit tout droit au césarisme se caractérisant comme une forme de régime autoritaire – au profit d’un homme – n’ayant que l’apparence de la démocratie.
Or la démocratie n’est pas compatible avec le césarisme.
CONCLUSIONS
L’article 49-3 – qui est un article abusivement « constitutionnel » car contraire aux grands principes constitutionnels de notre Droit de 1789 et des démocraties représentatives – doit donc être abrogé.
Mais, au-delà de l’abrogation nécessaire de cet article, plus globalement, le choix est entre le maintien des principes fondamentaux issus de la Révolution de 1789 ou le maintien de la suprématie d’un pouvoir exécutif fort, incarné dans la personne du Président, inauguré dans le climat antiparlementaire de 1958 et qui, même après le départ, en 1969, du fondateur de la 5ème République, n’a cessé de poursuivre une course ascendante désastreuse pour notre République définie pourtant comme « démocratique et sociale » par l’article 1er de notre Constitution. L’article 2 de cette même Constitution rappelle ensuite le principe régissant notre République : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
Comme l’a montré le mouvement des Gilets Jaunes, la double crise sociale et politique qui secoue notre système représentatif depuis plusieurs décennies nous fait une ardente obligation de revoir le fonctionnement de nos institutions pour renouer avec les fondements de la démocratie qui ne saurait se réduire au choix, tous les 5 ans, d’un Président, c’est-à-dire d’un homme supposé « providentiel », mais qui, comme l’ont montré les choix et les mandats de nos derniers présidents, ne sont plus crédibles ni légitimes au bout seulement de 2 ans d’exercice du pouvoir dans le meilleur des cas.
Outre son côté infantilisant – le choix périodique d’un Président auquel l’on abandonne, les yeux fermés, nos droits et devoirs de citoyen, qui se trompe souvent, mais est doté de pouvoirs exorbitants – le régime politique de la 5ème République, à force d’avoir voulu faire de la stabilité sa seule force, est aujourd’hui à bout de souffle, et il est nécessaire, dès lors, non plus de le réformer – comme ce fut le cas avec les quelque 25 réformes périphériques successives qui, en maintenant sa nature autoritaire, ne sont jamais allées à l’essentiel – mais d’en changer radicalement pour en établir un autre qui soit fondamentalement républicain et démocratique.
Louis SAISI
Paris, le 15 avril 2020
NOTES
(1) Article 49, alinéa 3 ou 49-3 (Constitution du 4 octobre 1958) :
« Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session. »
(2) Mécanisme de la motion de censure : Article 49, alinéas 1 et 2 (Constitution précitée) :
« Le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l’Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale.
L’Assemblée nationale met en cause la responsabilité du Gouvernement par le vote d’une motion de censure. Une telle motion n’est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des membres de l’Assemblée nationale. Le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu’à la majorité des membres composant l’Assemblée. Sauf dans le cas prévu à l’alinéa ci-dessous, un député ne peut être signataire de plus de trois motions de censure au cours d’une même session ordinaire et de plus d’une au cours d’une même session extraordinaire. »
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