Actualité de Jules FERRY : sa « lettre aux instituteurs »
(17 novembre 1883)
Par Louis SAISI
Depuis au moins trois décennies, la laïcité est au cœur de l’actualité en France.
Aujourd’hui, sous un angle un peu différent, mais pas très éloigné de la laïcité, c’est l’enseignement de la morale et de l’instruction civique qui, dans sa version moderne dite EMC [1] – étendu à tous les niveaux d’enseignement (primaire et secondaire) au sein de l’école de la République -, est sous les feux d’une actualité sanglante et tragique ayant endeuillé et meurtri notre communauté nationale quant à l’usage des libertés et notamment de la liberté d’expression.
Passés les moments d’émotion, puis d’indignation et enfin d’hommages et de manifestations bien légitimes, il n’est pas inutile d’essayer de revenir, de manière plus distanciée, sur ce qu’est l’objet de cet enseignement afin de mieux le cerner en le réintroduisant dans ce que fut, dès 1882, sa dimension historique émancipatrice. En effet, selon Pierre KAHN, « L’enseignement moral et civique a pour ambition la construction d’une culture morale et civique fondée sur l’articulation des trois éléments constitutifs de toute culture : des valeurs, des savoirs et des pratiques. » [2]
Héritier de l’instruction morale et civique chère à Jules FERRY, l’enseignement moral et civique (EMC) a été créé par la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République du 8 juillet 2013. Ce nouvel enseignement a été mis en œuvre dans toutes les classes, de l’école primaire au lycée, à compter de la rentrée 2015 [3].
Quant à la mise en œuvre de cet enseignement, si, sur le papier, les choses semblent limpides, de fait et dans la pratique, la passion et l’émotion guident souvent les prises de position, parfois virulentes bien que souvent sincères et de bonne foi, des uns et des autres.
Pourtant, sauf à être amnésique, nous disposons d’un riche corpus d’idées et de réflexions approfondies sur ces questions. Parmi celles-ci, Jules FERRY, le père fondateur de l’école publique laïque, gratuite et obligatoire, nous a fait un legs précieux avec sa célèbre « lettre » adressée aux instituteurs le 17 novembre 1883 (voir l’intégralité de cette « lettre », en Annexe, sous cet article).
C’est sur cette « lettre » admirable que nous voudrions nous arrêter un moment car elle n’a pas pris une ride quant aux tensions et conflits possibles qu’elle avait déjà su pressentir et deviner dans l’exercice académique quotidien de l’enseignement de l’instruction morale et civique, et, surtout, quant à la manière, pragmatique et non dogmatique, dont elle s’efforçait de les détendre en n’omettant jamais la nécessité sociale du « vivre ensemble ». Elle explicite le contenu du « Pacte républicain » que Jules FERRY a voulu tisser avec les familles en instituant l’obligation scolaire avec sa loi du 28 mars 1882 portant organisation de l’enseignement primaire. On l’oublie trop souvent, l’école républicaine est d’abord un pacte avec les familles pour l’application duquel les instituteurs sont appelés à jouer un rôle de premier plan dès lors qu’ils enseignent en s’imprégnant de la haute mission qui leur a été originellement confiée [4].
Ci-dessous, un instituteur, « hussard noir de la République »
(selon l’heureuse expression consacrée de Charles Péguy),
faisant classe sous la 3ème République : l’attitude du Maître
et l’attention qu’il suscite chez ses élèves nous montrent combien il est
entièrement mobilisé sur sa mission, avec passion et bienveillance…
En effet, la question centrale en jeu dans cette Lettre est très orientée et précise : elle porte sur la signification de la dernière loi scolaire, votée le 28 mars 1882, relative à l’organisation de l’enseignement primaire, qui dans son article 1er , fait une place de choix à l’instruction morale et civique, laquelle vient devant toutes les autres matières. C’est ainsi que dans l’ordre de déclinaison des matières scolaires obligatoires du « Primaire », l’enseignement de cette instruction morale et civique vient avant la lecture et l’écriture ; avant, la langue et les éléments de la littérature française ; avant, la géographie, particulièrement celle de la France ; avant, l’histoire, particulièrement celle de la France jusqu’à nos jours ; avant, enfin, les quelques leçons usuelles de droit et d’économie politique.
Et c’est à la fois toute l’importance et la difficulté de l’enseignement de l’instruction morale et civique que Jules FERRY voulait expliquer aux instituteurs, comme s’il se sentait lui-même investi d’une mission ardente et quasi-sacrée, à la fois en tant que Ministre de l’Instruction publique et chef du gouvernement de la République.
Ci-dessous
le premier Gouvernement FERRY en 1880
Il y a lieu de rappeler, en effet, qu’en 1883 (à partir du 21 février) et jusqu’au 30 mars 1885 [5] Jules FERRY est, pour la seconde fois [6], à la fois Ministre de l’Instruction publique et Président du conseil (des ministres), bien qu’officiellement cette fonction n’existe pas dans les textes constitutionnels de 1875. Mais elle résulte de la pratique parlementaire du régime politique de la 3ème République. À l’époque, le Président du conseil est le chef du gouvernement et le véritable chef politique de l’exécutif, malgré l’existence, politiquement passive, d’un Président de la République, ce dernier n’étant investi – depuis la démission forcée de cette fonction de Patrice de MAC MAHON, en 1879 – que d’un magistère d’influence et de médiation initié par la président Jules GRÉVY, successeur du président monarchiste précité.
Pour revenir à la « lettre » de Jules FERRY, il n’est pas inutile ni encore moins superflu de souligner de manière préliminaire que celui-ci abordait le sujet de l’enseignement de la morale et de l’instruction civique à l’école publique laïque de la République avec beaucoup d’humilité et moins d’aplomb que ne le font aujourd’hui de nombreux responsables politiques.
En effet, de FERRY à nos jours, l’instruction morale et civique (devenue EMC aujourd’hui) n’est pas un objet d’enseignement aussi simple et banal que cela paraît à certains qui évoquent le magistère absolu du Maître, sans se soucier que sa parole et ses choix s’adressent à des élèves qui sont de jeunes consciences qui s’éveillent et se forment progressivement à la citoyenneté et à une forme de sociabilité humaniste, tout en étant soumis, dans ce même champ – qu’on s’en félicite ou le déplore – à l’influence éducative et à la sensibilité de leur famille qui n’adhère pas toujours, comme cela serait souhaitable, aux valeurs rationalistes du siècle des lumières.
De cet enseignement très spécifique qu’est l’instruction morale et civique, Jules FERRY, avec une certaine finesse louable, en avait perçu toute la grandeur et en même temps toute la difficulté. En 2015, le professeur Pierre KAHN, lui-même auteur de l’enseignement d’EMC, reconnaissait que « Le projet d’enseigner la morale à l’école ne va pas de soi » [7], en faisant toutefois l’impasse sur la « lettre » de Jules FERRY qui aurait pu inspirer sa réflexion et même étayer son argumentation en faveur de l’EMC d’aujourd’hui…
Dans sa célèbre « lettre » du 17 novembre 1883 adressée à chaque instituteur FERRY montre l’étendue et les limites de l’enseignement de l’instruction morale et civique en s’attachant à « fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ». À un moment où, aujourd’hui, certains enseignants (pas tous, heureusement !) auraient tendance à revendiquer une liberté totale – qui n’existe, par ailleurs, dans aucun métier de n’importe quel univers professionnel – et notamment une liberté pédagogique -, FERRY, dans sa Lettre, nous montre que s’agissant de cet enseignement, il ne constitue pas une prérogative du Maître car il doit être perçu par lui comme un « devoir et rien que (son) devoir ».
Pour FERRY, en effet, la fondation d’une « éducation nationale » ne peut reposer que « sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. »
Et il insiste bien sur le fait que « cette partie de l’éducation est capitale ».
Enseigner « les règles élémentaires de la vie morale » est une « tâche d’éducateur moral » qui, pour FERRY, n’est ni impossible à remplir, ni davantage banale et insignifiante.
En revanche, pour le Ministre de l’Instruction publique de 1883 qui ne craignait pas les paradoxes et ne fuyait pas les nuances, la tâche du Maître, pour aussi « très limitée » qu’elle soit est « d’une grande importance ».
Et pour « extrêmement simple » qu’elle soit, cette même tâche est « extrêmement difficile ».
C’est dire que le Maître doit adopter une posture modeste et humble car il n’a rien d’un « gourou », dirait-on aujourd’hui pour rester dans l’esprit des considérations de Jules FERRY, pour qui l’instituteur n’est pas « l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur (n’ayant) pas voulu faire de (lui) ni un philosophe, ni un théologien improvisé ».
Le père de l’école publique laïque considérait l’instituteur comme « l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ». Et il l’invitait à parler « à son enfant » comme (il) voudrait lui-même que l’on parlât au sien : « avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ».
En revanche, il exhortait les instituteurs à s’exprimer « avec la plus grande réserve », dès qu’ils risquaient « d’effleurer un sentiment religieux » dont ils n’étaient pas « juge(s) ».
En cas de doute sur ce qui peut et doit être dit ou sur ce qui ne doit pas être dit, FERRY demandait à l’instituteur de se mettre à la place du père de famille susceptible d’être froissé par son enseignement. Écoutons-le :
« Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. »
Par suite, il vaut mieux rester en-deçà de ce qui peut être dit plutôt que de prendre le risque de heurter la « conscience de l’enfant » qui est une « chose délicate et sacrée » :
En effet, poursuit-il, « si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez-en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. »
Pour FERRY, enfin, le livre d’instruction morale, même excellent ne saurait se substituer à l’instituteur car il n’est qu’un moyen, un support, un « instrument » dont le Maître se sert mais qui ne saurait l’asservir.
Mutatis mutandis, l’on peut considérer, dans l’esprit du propos de FERRY, que ce qui est vrai du livre l’est également de tout support pédagogique qui ne doit pas faire oublier l’essentiel et le but de l’enseignement de la matière morale et civique, ni encore moins davantage le respect de cette forme de déontologie professorale exigeante préconisée par le Ministre de l’Instruction publique également Président du conseil.
Il y aurait encore tant à dire sur la force probante des propos de Jules FERRY qui demeurent d’une étonnante actualité.
Mais reportons-nous plutôt directement au contenu de sa belle lettre qui mérite, aujourd’hui et plus que jamais, d’être lue ou relue dans son intégralité, car, comme il nous le rappelle en terminant, il espère avoir « décidé (l’instituteur) à redoubler d’efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens »
Cette « lettre », la voici, ci-dessous.
Louis SAISI
Docteur en sciences de l’éducation
Paris, le 24 octobre 2020
ANNEXE : Jules FERRY : Lettre aux instituteurs, 1883
Paris, le 17 novembre 1883
Monsieur l’Instituteur,
L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues après la première année d’expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus à cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettrez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir à cet égard tout votre devoir et rien que votre devoir.
La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier, d’autre part elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école.
Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer.
Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul.
En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompé ? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence ? Assurément il eût encouru ce reproche s’il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable ? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l’instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu’on attendait de vous, et il l’a fait en des termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu’il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi : je ne saurais trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent. Les uns vous disent : Votre tâche d’éducateur moral est impossible à remplir. Les autres : Elle est banale et insignifiante. C’est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime, qu’elle est très limitée et pourtant d’une très grande importance, — extrêmement simple, mais extrêmement difficile.
J’ai dit que votre rôle en matière d’éducation morale est très limité. Vous n’avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre : vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques.
Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.
Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? Des dissertations savantes ? De brillants exposés, un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pourrez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur.
Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur de jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que d’ici quelques générations les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l’histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion, qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer en quelque sorte d’élever autour d’elle le niveau des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité. Dans une telle œuvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer ; c’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner — tout le monde ne les condamne-t-il pas ? — mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons, il faut surtout que leur caractère s’en ressente : ce n’est pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement.
Au reste, voulez-vous en juger vous-même dès à présent et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne : examinez s’il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect dû à la loi : si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n’avez rien fait encore ; la leçon de morale n’a pas porté.
Ou bien vous leur avez expliqué ce que c’est que la justice et que la vérité : en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur ?
Vous avez flétri l’égoïsme et fait l’éloge du dévouement : ont-ils, le moment d’après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu’à eux-mêmes ? Votre leçon est à recommencer.
Et que ces rechutes ne vous découragent pas. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour de former ou de réformer une âme libre. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues ; mais il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes. Les enfants ont en morale un apprentissage à faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L’enfant qui sait reconnaître et assembler des lettres ne sait pas encore lire ; celui qui sait les tracer l’une après l’autre ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l’un et à l’autre ? La pratique, l’habitude, la facilité, la rapidité et la sûreté de l’exécution. De même, l’enfant qui répète les premiers préceptes de la morale ne sait pas encore se conduire : il faut qu’on l’exerce à les appliquer couramment, ordinairement, presque d’instinct ; alors seulement la morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera de là dans sa vie ; il ne pourra plus la désapprendre.
De ce caractère tout pratique de l’éducation morale à l’école primaire, il me semble facile de tirer les règles qui doivent vous guider dans le choix de vos moyens d’enseignement.
Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire, c’est pour ainsi dire le père de famille dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment.
Est-ce à dire qu’on puisse vous demander de vous répandre en une sorte d’improvisation perpétuelle sans aliment et sans appui du dehors ? Personne n’y a songé, et, bien loin de vous manquer, les secours extérieurs qui vous sont offerts ne peuvent vous embarrasser que par leur richesse et leur diversité. Des philosophes et des publicistes, dont quelques-uns comptent parmi les plus autorisés de notre temps et de notre pays, ont tenu à honneur de se faire vos collaborateurs, ils ont mis à votre disposition ce que leur doctrine a de plus pur et de plus élevé. Depuis quelques mois, nous voyons grossir presque de semaine en semaine le nombre des manuels d’instruction morale et civique. Rien ne prouve mieux le prix que l’opinion publique attache à l’établissement d’une forte culture morale par l’école primaire. L’enseignement laïque de la morale n’est donc estimé ni impossible, ni inutile, puisque la mesure décrétée par le législateur a éveillé aussitôt un si puissant écho dans le pays.
C’est ici cependant qu’il importe de distinguer de plus près entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’enseignement moral qui est obligatoire, et les moyens d’enseignement qui ne le sont pas. Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d’instruction morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau, c’est là une erreur que ni vous, ni vos collègues, n’avez pu commettre. Vous savez trop bien que, sous le régime de libre examen et de libre concurrence qui est le droit commun en matière de librairie classique, aucun livre ne vous arrive imposé par l’autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, le livre de morale est entre vos mains un auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir.
Les familles se méprendraient sur le caractère de votre enseignement moral si elles pouvaient croire qu’il réside surtout dans l’usage exclusif d’un livre même excellent. C’est à vous de mettre la vérité morale à la portée de toutes les intelligences, même de celles qui n’auraient pour suivre vos leçons le secours d’aucun manuel ; et ce sera le cas tout d’abord dans le cours élémentaire. Avec de tout jeunes enfants qui commencent seulement à lire, un manuel spécial de morale et d’instruction civique serait manifestement inutile. À ce premier degré, le Conseil supérieur vous recommande, de préférence à l’étude prématurée d’un traité quelconque, ces causeries familières dans la forme, substantielles au fond, ces explications à la suite des lectures et des leçons diverses, ces mille prétextes que vous offrent la classe et la vie de tous les jours pour exercer le sens moral de l’enfant.
Dans le cours moyen, le manuel n’est autre chose qu’un livre de lectures qui s’ajoute à ceux que vous possédez déjà. Là encore, le Conseil, loin de vous prescrire un enchaînement rigoureux de doctrines, a tenu à vous laisser libre de varier vos procédés d’enseignement : le livre n’intervient que pour vous fournir un choix tout fait de bons exemples, de sages maximes et de récits qui mettent la morale en action.
Enfin, dans le cours supérieur, le livre devient surtout un utile moyen de réviser, de fixer et de coordonner ; c’est comme le recueil méthodique des principales idées qui doivent se graver dans l’esprit du jeune homme.
Mais, vous le voyez, à ces trois degrés, ce qui importe, ce n’est pas l’action du livre, c’est la vôtre. Il ne faudrait pas que le livre vînt en quelque sorte s’interposer entre vos élèves et vous, refroidir votre parole, en émousser l’impression sur l’âme de vos élèves, vous réduire au rôle de simple répétiteur de la morale. Le livre est fait pour vous, non vous pour le livre. Il est votre conseiller et votre guide, mais c’est vous qui devez rester le guide et le conseiller par excellence de vos élèves.
Pour vous donner tous les moyens de nourrir votre enseignement personnel de la substance des meilleurs ouvrages, sans que le hasard des circonstances vous enchaîne exclusivement à tel ou tel manuel, je vous envoie la liste complète des traités d’instruction morale et civique qui ont été, cette année, adoptés par les instituteurs dans les diverses académies ; la bibliothèque pédagogique du chef-lieu de canton les recevra du ministère, si elle ne les possède déjà, et les mettra à votre disposition. Cet examen fait, vous restez libre ou de prendre un de ces ouvrages pour en faire un des livres de lecture habituelle de la classe ; ou bien d’en employer concurremment plusieurs, tous pris, bien entendu, dans la liste générale ci-incluse ; ou bien encore, vous pouvez vous réserver de choisir vous-même, dans différents auteurs, des extraits destinés à être lus, dictés, appris. Il est juste que vous ayez à cet égard autant de liberté que vous avez de responsabilité. Mais quelque solution que vous préfériez, je ne saurais trop vous le redire, faites toujours bien comprendre que vous mettez votre amour-propre, ou plutôt votre honneur, non pas à faire adopter tel ou tel livre, mais à faire pénétrer profondément dans les jeunes générations l’enseignement pratique des bonnes règles et des bons sentiments.
Il dépend de vous, Monsieur, j’en ai la certitude, de hâter par votre manière d’agir le moment où cet enseignement sera partout non seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé, comme il mérite de l’être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l’œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l’effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une incessante amélioration morale, alors la cause de l’école laïque sera gagnée, le bon sens du père et le cœur de la mère ne s’y tromperont pas, et ils n’auront pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’ils vous doivent d’estime, de confiance et de gratitude.
J’ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d’une partie de votre tâche qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate ; permettez-moi d’ajouter que c’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l’importance qu’y attache le gouvernement de la République et si je vous avais décidé à redoubler d’efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens [8].
Recevez, Monsieur l’instituteur, l’expression de ma considération distinguée.
Le Président du Conseil,
Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts,
Jules Ferry
NOTES
[1] EMC = Enseignement moral et civique.
[2] Pierre KAHN : « L’enseignement moral et civique » : vain projet ou ambition légitime ? Éléments pour un débat», in Carrefours de l’éducation 2015/1 (n° 39), pages 185 à 202. Philosophe, Pierre KAHN, est Professeur des Universités en sciences de l’éducation à l’Université de Caen, Normandie, et coordinateur du groupe d’experts en charge du programme d’EMC auprès du Conseil supérieur des programmes.
[3] L’EMC se substitue aux programmes d’éducation civique existant pour chacun des niveaux de l’école élémentaire, du collège et du lycée, c’est à dire à :
- l’instruction civique et morale à l’école élémentaire,
- l’éducation civique au collège,
- l’enseignement civique, juridique et social (ECJS) dans les classes de seconde générale et technologique et les classes du cycle terminal des séries générales,
- l’éducation civique, au sein du programme d’histoire-géographie-éducation civique dans le cycle terminal des séries technologiques,
- l’éducation civique au lycée professionnel et dans les classes préparatoires au certificat d’aptitude professionnelle (CAP).
Il est mis en place dans les classes terminales des séries technologiques STI2D, STL et STD2A.
L’EMC doit transmettre un socle de valeurs communes : la dignité, la liberté, l’égalité, la solidarité, la laïcité, l’esprit de justice, le respect de la personne, l’égalité entre les femmes et les hommes, la tolérance et l’absence de toute forme de discrimination. Il doit développer le sens moral et l’esprit critique et permettre à l’élève d’apprendre à adopter un comportement réfléchi. Il prépare à l’exercice de la citoyenneté et sensibilise à la responsabilité individuelle et collective.
[4] Pour une analyse de cette loi, cf. SAISI (Louis) : « La loi du 28 mars 1882 fondant l’obligation scolaire et le nouveau Pacte républicain avec les famille » pp 344-355, in Le rapport de l’École au territoire Approche socio-juridique, thèse de doctorat en sciences de l’éducation sous la direction du professeur Bernard Charlot, Université de Paris 8, 1998 ; publiée aux Éditions du Septentrion, Presses universitaires de Lille, collection « thèse à la carte », 2 tomes, mai 2000, 1074 pages, notamment tome 1, seconde partie, L’unité administrative et la diversité géographique du territoire éducatif de 1789 à 1983, titre II, chapitre 2, Section 2, III « La loi du 28 mars 1882… »
[5] FERRY devra démissionner le 30 mars 1885 à la suite de sa funeste politique coloniale, lors de la très controversée retraite de Lang Son, le 28 mars 1885, du corps expéditionnaire français envoyé au TONKIN. Les partisans de l’expansion coloniale furent durablement discrédités au cours de la décennie suivante, et le mouvement anticolonialiste (animé notamment par G. Clémenceau à gauche) reprit des couleurs.
[6] Il fut, en effet, une première fois président du conseil et ministre de l’instruction publique, du 23 septembre 1880 au 10 novembre 1881.
[7] Pierre KAHN : « L’enseignement moral et civique » : vain projet ou ambition légitime ? Éléments pour un débat», in Carrefours de l’éducation 2015/1 (n° 39), pages 185 à 202.
[8] Souligné par nous, LS.