Fallait-il extérioriser la déjà regrettable banalisation des « opérations extérieures »? par Louis Saisi

FALLAIT-IL SOLENNELLEMENT EXTÉRIORISER LA DÉJÀ REGRETTABLE BANALISATION

DES « OPERATIONS EXTÉRIEURES » ? 

NI GUERRE, NI PAIX…

par Louis SAISI

Honorer nos soldats morts pour la patrie en service commandé est une chose nécessaire et un devoir national, quelles que soient les guerres et contextes de celles-ci. Et lors du 11 novembre 2019, aucun de ces soldats ne pouvait être exclu de l’hommage national.

Fallait-il, pour autant, le faire, comme l’avait impulsé le président Nicolas SARKOZY, en 2011, en décidant l’élévation d’un monument national spécifique pour rendre hommage à la glorieuse mémoire de nos vaillants soldats morts au cours d’opérations extérieures?

Ces soldats – qui ont perdu la vie hors de nos frontières, sur 17 théâtres d’opération étrangers – ont vu, depuis lundi, leurs noms gravés sur un monument en leur mémoire, à Paris, dans le parc André-Citroën du 15ème arrondissement. Le président de la République a déposé, hier lundi 11 novembre, une gerbe devant un monument en bronze représentant six soldats – cinq hommes et une femme – la tête recouverte d’un képi, d’un béret ou d’une casquette, couvre-chefs suffisamment différents pour représenter les divers corps d’armée. Ces soldats portent au-dessus de leur tête un cercueil invisible. « Matérialiser le cercueil par le vide est la meilleure forme symbolique pour rendre hommage à nos soldats disparus », explique le sculpteur, Stéphane VIGNY.

« … un projet inspiré par Nicolas Sarkozy et poursuivi par François Hollande, dans cette continuité républicaine qui fait la force de notre nation » devait dire Emmanuel MACRON, notre actuel président de la République à qui incomba l’inauguration du glorieux monument.

Par ce choix maintenu par les successeurs de Nicolas SARKOZY – le seul problème étant le choix du lieu où ériger le monument mémoriel -, l’Exécutif valide et banalise ainsi ce type d’intervention militaire que lui-même enclenche en dehors de tout contrôle politique.

Ces fameuses « opérations extérieures » (dites OPEX) désignent ainsi pudiquement des interventions militaires décidées par nos dirigeants de la 5ème République. S’ils nous y ont tant habitués, celles-ci ne figurent pas pourtant dans la Constitution du 4 octobre 1958 et ne sont donc pas constitutionnelles. Or si elles ne sont pas considérées comme des opérations de guerre proprement dites, elles ne correspondent ni à un état de guerre ni encore moins à un état – Etat ? – de paix

Ces opérations militaires sont déclenchées par l’Exécutif seul, en dehors du Parlement, en principe seul compétent pour « autoriser » la « déclaration de guerre » (article 35 C, alinéa 1er) [1], et en général à des milliers de kilomètres de l’hexagone : l’opération « BARKHANE », au Mali et dans la zone sahélienne, en est un vivant exemple.

En effet, d’après la définition traditionnelle donnée par le ministère des armées, les « opérations extérieures » sont les “interventions des forces militaires françaises en dehors du territoire national”.

La prééminence de fait de  l’Exécutif est telle dans cette matière militaire que la qualification d’ »OPEX » résulte d’un simple arrêté du ministre des armées, qui porte ouverture du théâtre d’engagement en précisant la zone géographique et la période concernées. Les OPEX se distinguent ainsi des forces prépositionnées dans des bases en Afrique en vertu d’accords de défense ou en mer.

Quoi qu’on en ait dit, la réforme constitutionnelle de 2008 n’a fait que valider cette prééminence de l’Exécutif puisque la décision d’intervention elle-même échappe totalement au Parlement car celui-ci n’est seulement « informé » par le Gouvernement « de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger » qu’après le début de l’intervention, un délai de 3 jours pouvant s’écouler entre le début de l’intervention et l’information. Par ailleurs, l’information qui « peut donner lieu à un débat » n’est suivi d’aucun vote (cf. alinéa 2, article 35) [2].  Enfin, s’agissant toujours de l’article 35 de la Constitution, étant donné l’articulation de l’alinéa 2 à l’alinéa 1er, l’on peut se demander si cette obligation, déjà mineure par elle-même, s’applique exclusivement à la déclaration de guerre, visée par l’alinéa 1er, ou aux OPEX elles-mêmes, bien que celles-ci ne soient pas formellement consacrées, l’alinéa 2 n’évoquant que l’expression « décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger », ce qui recouvre toujours incontestablement la situation de guerre classique qui implique le mouvement vers l’ennemi extérieur

Si l’on se réfère à la dernière opération « BARKHANE », actuellement encore en cours, cette opération a été déclenchée dans la zone sahélienne le 1er août 2014. Elle a pris la suite des opérations « Serval « et « Épervier » dans cette même zone. L’opération « Épervier » avait été lancée au Tchad dès 1986 (conflit Libye/Tchad). L’opération « Serval » avait été engagée par la France au Mali en janvier 2013 afin de soutenir les troupes maliennes cherchant à repousser une offensive des groupes armés islamistes qui avaient pris le contrôle de l’Azawad, la partie nord du pays. Le but de l’intervention française tel qu’exprimé par le président français, François Hollande, le 15 janvier 2013, était d’arrêter l’avancée en direction de Bamako des forces djihadistes, sécuriser la capitale du Mali et permettre au pays de recouvrer son intégrité territoriale. Elle fut ensuite remplacée par l’opération « Barkhane » à partir du 1er août 2014. Aujourd’hui, avec l’opération BARKHANE, comme nous l’avions ici même redouté (voir notre article sur ce site à propos de l’opération « Barkhane »), la France s’enlise au Sahel, car la guerre s’y étend sans que, au moins selon un chercheur, expert de la région, « Barkhane ne (puisse) s’étendre indéfiniment ».

Des militaires français sur le terrain confient en « off » à certains journalistes leur pessimisme sur l’évolution de cette intervention où nombre des leurs ont perdu la vie depuis le début de « Barkhane ». « Quand on tue un chef terroriste, les katibas en recrutent trois. Les têtes repoussent. »

Selon Morgane LE CAM, « L’espoir de jours meilleurs semble encore loin, cinq ans après le déploiement de « Barkhane » dans la poudrière sahélienne » (voir, dans Le Monde du 4 mars 2019, l’article : « Au Mali, l’opération “barkhane“ ensablée en terre oubliée »).

Depuis la fin des guerres de décolonisation, du Tchad à l’ex-Yougoslavie en passant par l’Afghanistan ou le Mali, l’on dénombre ainsi de nombreuses opérations « extérieures » militaires portant les noms les plus divers : Olifant, Bérénice, Hermine, Courlis, Ifor, Arès, Detobs, Requin, Volcan…. Tous ces noms désignaient des interventions de l’armée française qui étaient ordonnées par le pouvoir politique, et plus précisément par le chef des armées, le président de la République. Elles se développèrent depuis l’après-Algérie, c’est-à-dire depuis 1963. Elles jalonnèrent l’histoire de notre pays, du général de Gaulle aux chefs de l’État qui lui ont succédé, alors que l’on pensait qu’elles disparaîtraient avec le fondateur de la 5ème République et la fin des guerres coloniales…

Ainsi l’on trouve sur le très sérieux site officiel  « VIe publique » cette affirmation aussi curieuse que surprenante : « … les opérations militaires extérieures sont devenues une composante structurelle de l’activité opérationnelle des armées, en particulier de l’armée de terre » [3]

Les théâtres d’opérations furent nombreux : Liban, Tchad, Ex-Yougoslavie, Rwanda, Côte d’Ivoire, Centrafrique, Afghanistan, Mali, etc.

Elles ont fait, de 1963 à ce jour, 549 soldats « morts pour la France » [4].

Rendons leur hommage, oui, nous le leur devons car ils ont fait leur devoir et ont accompli la mission qui leur était impartie.

Mais ne nous dispensons pas, pour autant, de mettre à distance critique le bien fondé de ces « opérations extérieures » au service, la plupart, d’une politique étrangère à courte vue, trop souvent chaotique et bien hasardeuse…

Déjà, en 2008, Pascal BONIFACE, directeur de l’IRIS [5],  soulignait le recul dans l’opinion nationale et internationale de la légitimité des OPEX  par rapport aux années 90 :

« Dans les années 1990, les opex bénéficiaient d’un soutien politique intérieur fort dans les pays intervenants et, particulièrement en France, d’une bienveillance internationale et même d’une demande appuyée dans les pays où l’intervention avait lieu. Il n’en va plus de même aujourd’hui. La guerre d’Irak est passée par là. L’intervention divise l’opinion intérieure, fait plus qu’auparavant l’objet de suspicions au niveau international et de rejets violents et armés dans le pays concerné. C’est un autre héritage de la guerre d’Irak. » [6]

Aujourd’hui, cette nécessaire mise à distance critique s’impose avec force et nous permettrait, en même temps, d’épargner bien des vies de nos valeureux soldats.

Louis SAISI

Paris, le 12 novembre 2019

Abréviations :

(article 35 C, alinéa 1er) = Article 35 de la Constitution du 4 octobre 1958, alinéa 1er ;

IRIS = Institut de relations internationales et stratégiques ; 

OPEX = Opérations extérieures (toujours de caractère militaire).

NoteS :

[1] Article 35, alinéa 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement. »

[2] Article 35, alinéa 2 :

« Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote. »

[3] Cf. Vie publique : « Les opérations militaires extérieures de la France (OPEX) », https://www.vie-publique.fr/eclairage/18474-les-operations-militaires-exterieures-de-la-france-opex.

[4] Toutefois, par rapport à ce chiffre unanimement donné par la presse à l’occasion de l’hommage du 11 novembre 2019,  Vie publique en dénombre davantage (634 militaires tués depuis 1969 jusqu’à 2019).

[5] Pascal BONIFACE est le fondateur et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

[6] BONIFACE (Pascal) : « Les opérations militaires extérieures »,  revue Pouvoirs 2008/2 (n° 125), pages 55 à 67.

 

 

  

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