LA DOXA LIBÉRALE BUDGÉTAIRE : HARO SUR LA DÉPENSE PUBLIQUE ET HAINE DE L’IMPÔT par Louis SAISI

SOMMAIRE :

I/Le discours libéral sur le budget de l’État

A/ La légitimité de l’impôt et le problème de sa répartition et de sa justice

1/ L’impossible taxation des classes privilégiées sous l’Ancien Régime

2/ Déjà la dette… due à l’absence de recettes fiscales suffisantes provoquant la faillite de l’État sous l’Ancien Régime

3/ La Révolution française et le rôle, la place et la légitimité de l’impôt

B/ La substitution du rejet des dépenses publiques à la collecte des recettes publiques

1/ Le glissement sémantique du budget vers la compression des dépenses

2/ Les dépenses publiques nécessaires à l’action de l’Etat

II/ Pourquoi la question de l’origine du déficit est-elle devenue tabou ?

A/ L’origine du déficit actuel

1/ Le contexte politique et économique

2/ Le contexte général : la pratique budgétaire des années 2000 à 2024 quant à la diversité des aides et leur importance croissante

B/ l’ampleur des aides publiques non maîtrisées et sans contrepartie

1/ Des aides non maîtrisées et financièrement importantes pour le budget de l’Etat

2/ Des aides sans contrepartie

3/ De la nécessité d’une évaluation et d’une étude d’impact

CONCLUSIONS (1, 2, 3)

NOTES (1 à 11)

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LA DOXA LIBÉRALE BUDGÉTAIRE : HARO SUR LA DÉPENSE PUBLIQUE ET HAINE DE L’IMPÔT

par Louis SAISI

La préparation du budget 2026 est en cours et bat son plein avec réunions succédant aux réunions et consultations politiques se succédant les unes aux autres sans que la moindre fumée blanche n’apparaisse …

I/ Le discours libéral sur le budget de l’État

Pour préparer le budget de 2026, les deux maîtres-mots du Gouvernement et de l’Exécutif sont « déficit public » et « dépenses publiques », comme si entre ces deux constats l’impôt n’existait pas…

Ci-dessous, évolution du déficit en France

de 1978 à 2024 (en part du PIB)

Source : Statista [1], 2025

Le déficit public est analysé par nos gouvernants actuels de manière purement arithmétique : c’est un endettement de l’Etat à cause de l’excès de ses dépenses publiques.

Ce même « excès » ne se définit lui-même, non, contrairement à ce que l’on pourrait croire, par l’ivresse des dépenses, mais exclusivement par rapport à des recettes fiscales régulièrement insuffisantes depuis de trop nombreuses années de vaches maigres de recettes, suite à la dénonciation de l’impôt considéré, en soi, comme illégitime par les classes sociales conservatrices possédantes représentées par la Droite au Parlement et, depuis quelques années, au sommet de l’Exécutif de notre Etat républicain.…

 

 

A/ La légitimité de l’impôt et le problème de sa répartition et de sa justice

L’imposition a une longue histoire montrant que de tout temps l’impôt a été supporté, en France, par les classes laborieuses.

Par ailleurs, il existe une autre constante : de l’Ancien Régime à aujourd’hui, l’impôt a toujours été contesté par les classes sociales conservatrices dominantes.

1/ L’impossible taxation des classes privilégiées sous l’Ancien Régime

Sous l’Ancien Régime les deux ordres privilégiés – Noblesse et Clergé – étaient exemptés de l’impôt qui était supporté par le Tiers État.

Dans sa pratique constante la monarchie absolue avait pris l’habitude de mettre un certain nombre de fonctions de l’État aux enchères sur la place publique par la fragmentation de ses attributs sous formes d’offices, de charges. Cette pratique généralisée l’avait conduite à se dessaisir de son pouvoir de légiférer en matière fiscale, mais également d’imposer.

L’arbitraire le plus grand régnait à tous les niveaux de la répartition des impôts directs (taille personnelle [2], taille réelle [3], capitation [4], vingtième [5]. Les conditions de détermination du produit attendu fixé par le Roi en fonction des seuls besoins du trésor et sa déclinaison jusqu’au niveau des paroisses hors de tout contrôle créaient les conditions d’abus de toutes sortes et donc d’un rejet de l’impôt par le corps social. Des modes de recouvrement contestables accentuaient encore les inégalités d’un tel système.

Ci-dessous, caricature représentant l’écrasement du peuple sous l’Ancien Régime

À la fin de l’Ancien Régime, face aux menaces de faillite du Trésor et poussé par les financiers du royaume, tout autant que par le ministre VERGENNES, Louis XVI nomma, le 3 novembre 1783, CALONNE (1732-1802) contrôleur général des finances et ministre d’Etat.

Dans un premier temps, de 1783 à 1785, les liens du nouveau et habile contrôleur général des finances avec la finance européenne permirent de rouvrir le robinet du crédit qui s’était tari avec NECKER.

Hostile aux idées de NECKER de compression des dépenses publiques, CALONNE en prit le contrepied et lança le pays dans quantité de chantiers, portuaires, industriels, routiers, scientifiques, agricoles qui furent financés par l’emprunt afin de stimuler la croissance économique.

Malgré la réforme monétaire de 1785 – visant à réduire la spéculation sur l’or qui absorbait une part importante des capitaux disponibles -, la situation financière du Royaume se détériora au point qu’en 1786, la situation des finances apparut catastrophique : avec la disparition du troisième vingtième, le déficit prévu pour 1787 excédait 100 millions, alors que les Parlements refusaient tout nouvel emprunt.

Ci-dessous, Charles-Alexandre de CALONNE (1734-1802) 

Contrôleur général des Finances ( – 

Portrait par Élisabeth Vigée-Lebrun.

CALONNE fut alors acculé à entreprendre une réforme fiscale de fond mais à un moment où il avait perdu tout son crédit politique et le soutien de l’opinion.

C’est ainsi que le 20 août 1786, il adressa à Louis XVI son Précis d’un plan d’amélioration des finances dans lequel il proposa de « revivifier l’État entier par la refonte de tout ce qu’il y a de vicieux dans sa constitution » : suppression des douanes intérieures, des traites ;  réduction de la taille ; remplacement des corvées par une prestation en argent ;  transformation de la Caisse d’escompte en une banque d’État et surtout création de nouveaux impôts sur les propriétés de la noblesse et du clergé.

Le projet de réforme de CALONNE avait essentiellement pour objet la création d’une « subvention territoriale », impôt unique qui devait remplacer les anciens vingtièmes, et surtout frapper tous les revenus fonciers sans distinction de privilèges. À la différence des vingtièmes, en principe provisoires, la subvention territoriale avait vocation à être perpétuelle. Par ailleurs, alors que les vingtièmes permettaient des possibilités de rachats, d’abonnements et d’exemptions, la subvention territoriale devait être payée par tous, sans exception. Enfin, alors que les vingtièmes étaient assis sur les déclarations des contribuables, la subvention devait être répartie par des assemblées provinciales

Mais CALONNE qui voulut éviter la convocation des Etats Généraux en lui préférant une assemblée des notables – composée pour l’essentiel de grands propriétaires fonciers et constituée en grande partie de personnes désignées par le roi et son ministre [6], afin de contourner la probable opposition des parlements – se heurta au refus de celle-ci.

Devant une hostilité quasi générale aux nouvelles vues de son Ministre, le 9 avril 1787, Louis XVI révoqua CALONNE.

2/ Déjà la dette… due à l’absence de recettes fiscales suffisantes provoquant la faillite de l’Etat sous l’Ancien Régime

En effet, une troisième autre constante veut que lorsque l’impôt est inique et insuffisant il aboutit souvent à la faillite de l’Etat.

Après l’échec et le renvoi de CALONNE, c’est en effet l’absence de recettes fiscales suffisantes qui conduisit à la convocation des Etats Généraux à Versailles le 5 mai 1789 pour juguler la faillite de l’Etat et permettre au Roi de lever de nouveaux impôts.

« Les impôts ou la banqueroute ! » L’auteur de la Lettre à un créancier de l’État, publiée en 1787 à Londres, résume ainsi l’alternative à laquelle la France semble être acculée.

À la fin du 18e siècle, la dette était devenue le poison de l’État français, hantant les ministres et nourrissant la contestation du régime. En 1788, la dette représentait quelque 4 milliards de livres, soit environ 80 % de la richesse du royaume. Sa résorption, comme on l’a vu précédemment, obsédait les contrôleurs généraux des Finances qui se succèdèrent depuis les années 1770.

Le Roi ne parvenait pas à augmenter les recettes de l’État ni à rassurer les prêteurs. Ce qui, par contrecoup, continuait d’alimenter le haut niveau des taux d’intérêt.

En mai 1789, dans un contexte de rumeurs contradictoires sur l’ampleur réelle de la dette, c’est sous la menace d’une banqueroute imminente que furent réunis les Etats Généraux à Versailles.

Dans les cahiers de doléances accompagnant la convocation des Etats Généraux de 1789 figurait la double exigence de justice fiscale et d’égalité devant l’impôt : les revendications faisaient ainsi état de la nécessité d’une réforme fiscale et de la suppression des droits féodaux.

3/ La Révolution française et le rôle, la place et la légitimité de l’impôt

Furent alors votés par l’Assemblée nationale constituante [7] les décrets des 4, 6, 7, 8 et 11 août 1789 (nommés aussi décret du 4 août – 21 septembre 1789, puis finalement décret du 4 août – 3 novembre 1789) par lesquels  l’Assemblée nationale abolit les privilèges féodaux.

Ils furent suivis par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 dont l’article 13 est consacré à la place et à la légitimité de l’impôt, à sa nécessité et à sa répartition égale entre tous les citoyens proportionnellement à leurs facultés contributives :

« Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses de l’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés »

La révolution de 1789 mais aussi les révolutions industrielles, l’évolution des institutions ou encore les périodes de rupture (guerres, crises) eurent des conséquences majeures sur l’évolution du système fiscal.

B/ La substitution du rejet des dépenses publiques à la collecte des recettes publiques

1/ Le glissement sémantique du budget vers la compression des dépenses

Comme on l’a vu ci-dessus, les révolutionnaires de 1789 partant du constat du besoin de « dépenses » pour permettre le fonctionnement de l’Etat (force publique et administration) en avaient déduit la nécessité d’une « contribution commune » (l’impôt) devenue « indispensable ».

C’est donc le besoin en termes de « dépenses publiques » (« dépenses d’administration » et d’« entretien de la force publique ») qui fonde et justifie l’existence de l’impôt.

S’agissant des « dépenses d’administration », celles-ci ont suivi l’évolution et l’élargissement des tâches de l’Etat, car avec la montée de l’Etat interventionniste mettant en œuvre des politiques de redistribution sociale de la richesse nationale au moyen du principe de la progressivité de l’impôt sur le revenu – comportant plusieurs tranches allant de 0 à 45% -, les libéraux, après avoir accepté – ou supporté – pendant un certain temps la mutation de l’Etat régalien en un Etat social interventionniste, s’efforcent, aujourd’hui, de développer des politiques malthusiennes visant la compression des dépenses publiques pour limiter les prélèvements fiscaux et prônent un retour à un État maigre purement régalien…

C’est ainsi que le budget, acte pourtant fondamentalement politique, est devenu, pour eux, une gymnastique purement technique et surtout arithmétique : faute de pouvoir être rigoureusement voté en équilibre, au moins convient-il qu’il ne soit pas trop dépensier…

Comme sous l’Ancien Régime, toute autre recherche de la cause du déficit – que l’excès des dépenses – est prohibée par nos gouvernants, alors que ce déficit, depuis un quinquennat et demi (2017-2025), est chronique, sous des gouvernements de droite nommés par un Président de droite, et a même eu tendance à s’aggraver en 2025.

Or il faut impérativement purger le déficit public condamné par les institutions européennes pour cause de dépassement des 3% du PIB, avec un rappel à l’ordre de la part de l’UE en cas de franchissement de ce seuil et même un risque de sanction de sa part.

La seule solution envisagée par la France est donc d’opérer une saignée sur les dépenses publiques qui est devenue le leitmotiv de ce gouvernement de droite, minoritaire dans le pays, qui n’a aucune légitimité puisque sanctionné par le suffrage universel lors des élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024 (la droite classique, mais non homogène, oscille entre 228 et 238 députés), après la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel MACRON, président de la République.

Interrogé le 10 juillet 2025 pendant une heure trente sur LCI, le Premier Ministre François BAYROU a assuré que le gouvernement allait tenir son objectif de faire passer le déficit de 5,8 % actuellement à 4,6 % en 2026, à moins d’une semaine de la présentation, le mardi 15 juillet, des grandes lignes du budget 2026. « Le gouvernement va dire ce que sont les contraintes, les efforts nécessaires, les décisions à prendre pour qu’on se tire de ce piège mortel » du déficit et de la dette, a-t-il souligné, sans vouloir dévoiler ses pistes de manière plus précise et limpide.

Alors que certains groupes politiques suggèrent d’augmenter les impôts, le chef du gouvernement a admis qu’il « peut y avoir ici ou là des efforts particuliers ». Pour autant, « je ne crois pas que ce soit par l’impôt qu’on résout des problèmes » mais par la baisse de « la dépense publique »« Si la prospérité venait des impôts, puisque nous avons les impôts les plus importants du monde, nous serions les plus riches du monde », a-t-il justifié, en appelant au « bon sens ».

Puisque François BAYROU en appelle au « bon sens », l’on ne peut qu’être interloqué à l’entendre, à l’unisson avec la classe politique de droite, cibler ses critiques sur la « dépense publique » au point que l’on pourrait même se mettre subitement à douter de l’utilité des « dépenses publiques » et considérer, avec lui et ses amis politiques, qu’elles constituent une grave anomalie, comme si l’Etat pouvait décréter qu’il peut fonctionner sans les dépenses inhérentes à son action quotidienne ?

 2/ Les dépenses publiques nécessaires à l’action de l’Etat

Quelles sont donc les dépenses publiques nécessaires à l’action quotidienne de l’Etat ?

Selon l’INSEE, « les dépenses publiques sont les dépenses effectuées par l’État, les administrations de Sécurité sociale, les collectivités territoriales et les administrations et organismes qui leur sont rattachés. »

« Elles peuvent être classées en trois grandes catégories :

  • les dépenses de fonctionnement, qui servent à la bonne marche des services publics (dépenses courantes de personnel et d’entretien, achats de fournitures…) ;
  • les dépenses de redistribution : prestations en espèces versées aux ménages (ex : pensions de retraite, allocations familiales, minima sociaux…). Sous cette rubrique, il n’est pas indifférent de noter que l’INSEE y ajoute sous le terme générique « subventions » les aides versées aux entreprises et aux ménages, sans évoquer plus explicitement les exonérations fiscales, sociales, etc. qui font de plus en plus des entreprises des acteurs économiques anormalement bénéficiaires du processus de redistribution habituellement conçu pour protéger les catégories sociales les plus vulnérables, faibles ou modestes ?
  • les dépenses d’investissement, qui visent à renouveler ou à accroître le capital productif public (ex : dépenses de recherche et développement, achats d’armements, constructions de bâtiments et d’infrastructures…).

Lorsque l’on considère, avec l’INSEE, ces trois catégories de dépenses publiques, la question qui vient immédiatement à l’esprit est la suivante : l’’Etat peut-il :

1/ se passer de payer les personnels fonctionnaires qui font marcher les rouages de l’Etat (administrations centrales des divers ministères), les services publics au profit des usagers, ce qui implique également la prise en charge des dépenses inhérentes au fonctionnement des administrations et des services publics (entretien, achats, fournitures) ?

2/ s’abstenir de verser les dépenses de redistribution : prestations sociales : allocations familiales, minima sociaux, retraites, etc. ?

3/ se dispenser de préparer l’avenir en s’abstenant d’entreprendre les dépenses d’investissement nécessaires pour renouveler ou accroître le capital productif public : recherche et développement, bâtiments et infrastructures ?

Et de telles dépenses publiques sont-elles un luxe et donc peuvent-elles être analysées comme étant indéfiniment compressibles et comme pouvant être domptées sans une remise en cause de notre cohésion sociale ?

Selon FIPECO [8], s’agissant de l’évolution des dépenses publiques sur 50 ans, de 1975 à 2024, le rapport des dépenses publiques au PIB a augmenté de 11,0 points. Sa hausse a été particulièrement forte (8,0 points) de 1975 à 1985. Depuis 1985, ce rapport est sur une tendance plus modérément croissante (3,0 points).

La croissance des dépenses publiques en volume, le déflateur [9] étant le prix du PIB, a nettement diminué avec le temps. Elle a été, en moyenne annuelle, de 3,2 % de 1975 à 1990, de 2,4 % de 1991 à 2010 et de 1,2 % de 2011 à 2024. La croissance en volume du PIB a elle aussi diminué, ce qui explique le maintien de la progression du rapport des dépenses au PIB. La croissance des dépenses ne s’est adaptée que très progressivement à un régime de croissance de l’activité économique beaucoup plus faible à la suite du premier choc pétrolier.

S’agissant de l’évolution parallèle des dépenses et des recettes, de 1960 à 2024, les deux courbes de l’INSEE [10] montrent que de 1960 à 1980 elles suivent une évolution parallèle dans le sens d’une croissance relativement harmonieuse. Ensuite, la croissance des recettes est plus faible et s’éloigne de la courbe de croissance des dépenses plus forte. Il n’est pas indifférent de noter qu’à partir des années 80 se développe la vague libérale. En rupture avec les politiques keynésiennes ayant inspiré les Trente Glorieuses (1945-1973), les économistes néolibéraux de l’Ecole de Chicago et leurs émules partout dans le monde considèrent que le marché est le meilleur régulateur de l’économie et ils préconisent donc un désengagement de l’Etat. THATCHER, REAGAN et KOHL arrivent au pouvoir et imposent au monde un programme libéral : en matière économique, c’est l’ouverture des frontières, la dérégulation et les privatisations que François MITTERRAND adoptera à son tour, un peu plus tard, avec le tournant de la rigueur (1983) et de manière accrue, à partir de 1986, contraint par la cohabitation avec la Droite conservatrice.

II/ Pourquoi la question de l’origine du déficit est-elle devenue tabou ?

Si, entre fin 2020 (année de la pandémie de Covid-19), et 2024, le déficit s’est encore accru c’est toujours pour la même raison : une politique fiscale favorable aux grandes entreprises qui s’est également traduite par des aides exceptionnelles mobilisées pour les soutenir face aux crises sanitaire et énergétique.

Ces politiques ont relancé le débat sur leur coût et leur efficacité. Près de 2 000 dispositifs publics ont bénéficié aux entreprises en France.

A/ L’origine du déficit actuel

1/ Le contexte politique et économique

Les données sont aujourd’hui connues. Alors que lors du vote du budget 2024, la prévision de déficit était de 4,4 % du PIB, le déficit a connu un dérapage continu pour finalement atteindre les 6,1 %. Soit environ 50 milliards en quelques mois. Un trou d’air financier qui impacte directement aujourd’hui les mesures en débat au Parlement, dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) pour 2026.

La mission d’information du Sénat sur le dérapage du déficit public, dans son rapport rendu public le 19 novembre 2024, soulignait « Une irresponsabilité budgétaire assumée, un Parlement ignoré » [11].

Son rapport met en cause les deux gouvernements précédents, ainsi qu’Emmanuel Macron, les jugeant responsables de la situation budgétaire.

Lors d’une première série d’auditions, entre mars et juin 2024, les sénateurs, sous la houlette du rapporteur général de la commission des finances, le sénateur LR Jean-François HUSSON, et du président de la commission, le sénateur PS Claude RAYNAL, avaient déjà mis en cause une partie des acteurs de cette situation budgétaire alarmante.  Leur pouvoir de contrôle sur place et sur pièce leur avait, en effet, permis de récupérer plusieurs notes de Bercy où l’alerte était donnée, d’abord par quelques signaux faibles, puis de façon de plus en plus précise.

« Le gouvernement connaissait l’état critique des finances publiques dès décembre 2023, il aurait dû réagir vigoureusement et il ne l’a pas fait », pointe le rapport dès le début.

Les éléments d’information étaient là, assez tôt.

« A partir du 30 octobre 2023, les notes produites par la direction générale des finances publiques concernant les prévisions de recettes des grands impôts vont toutes dans le même sens : celui d’un fort risque de dégradation par rapport à la prévision », souligne le rapport. Les premiers signaux faibles venaient notamment des moindres recettes liées à la TVA. Les ministres sont alertés, mais « aucune mesure d’ajustement n’a été prise en décembre 2023 », alors qu’il était encore temps de modifier le PLF 2024. Le Parlement n’a ainsi pas été informé du risque de dérapage.

2/ Le contexte général : la pratique budgétaire des années 2000 à 2024 quant à la diversité des aides et leur importance croissante

Ce déficit actuel s’inscrit dans un contexte général d’aides publiques aux entreprises depuis les années 2000 qui n’ont cessé de se développer et qui se sont encore accrues depuis 2020, depuis l’élection du président MACRON en 2017.

Les aides publiques aux entreprises se répartissent entre quatre catégories principales : subvention, garantie financière, prise de participation, exonérations fiscales et sociales.

Ces aides interviennent d’abord en soutien des créateurs ou repreneurs d’entreprises, notamment :

  • subvention, prêts (prêts d’honneur, prêt à taux zéro pour les demandeurs d’emplois, jeunes, par exemple) et les alternatives au prêt bancaire ;
  • exonérations fiscales : en cas de reprise d’une entreprise industrielle en difficulté, par exemple ;
  • exonération de cotisations sociales (aide à la création ou à la reprise d’entreprise – « Acre ») par exemple ;
  • nouvel accompagnement pour la création ou la reprise d’entreprise (« Nacre »),
  • accueil et accompagnement des créateurs (réseaux nationaux).

Certains dispositifs sont réservés à des entreprises innovantes, dont :

  • les aides à l’innovation : le crédit d’impôt innovation (CII) pour les PME ;
  • le soutien aux investissements dans certains secteurs : crédit d’impôt recherche (CIR) ;
  • le statut de Jeune entreprise innovante (JEI) ou universitaire (JEU).

Le Plan France 2030, lancé en octobre 2021, vise à transformer les secteurs clés de l’économie par l’innovation, l’industrialisation et la recherche.

54 milliards d’euros ont été mobilisés pour soutenir financièrement les projets innovants pour l’environnement et la décarbonation de l’économie.

D’autres aides s’adressent à des secteurs spécifiques : librairie, agriculture, filière bois, etc. ou sont liés au développement de territoires : exonérations fiscales dans certaines zones en difficultés comme les zones de revitalisation rurale (ZRR), les quartiers prioritaires de la ville (QPPV) ou les zones franches urbaines (ZFU).

En cours d’activité, les entreprises peuvent également bénéficier d’aides pour se développer, notamment :

  • aides à l’embauche (pour certains salariés, par exemple : demandeurs d’emploi, saisonniers…) ;
  • aides à la compétitivité : le crédit d’impôt compétitivité (CICE) ;
  • prêts d’amorçage, ou innovation ;
  • le mécénat d’entreprise et dons aux associations.

Les entreprises en difficulté peuvent également bénéficier de dispositifs de soutien : délais de paiement de dettes fiscales ou sociales, prêts de restructuration et financements.

B/ l’ampleur des aides publiques non maîtrisées et sans contrepartie

1/ Des aides non maîtrisées et financièrement importantes pour le budget de l’Etat

Lancée cet hiver sur l’initiative du groupe communiste, républicain, citoyen et Kanaky (CRCE-K), après l’annonce de plusieurs réductions d’effectifs chez MICHELIN et AUCHAN notamment, la commission d’enquête sénatoriale sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants a rendu son rapport le 8 juillet 2025 [12].

« On voulait un chiffre précis, qui n’est pas discutable », souligne le rapporteur Fabien GAY qui parle de « données objectivées ».

« C’est un grand étonnement que ça soit une commission d’enquête sénatoriale, qui soit obligée de faire ce travail, qui n’était pas fait par l’administration », poursuit-il.

Dès lors, en l’absence de données en provenance du gouvernement quant à l’importance de ces aides, la commission a dû effectuer son propre calcul du total des aides publiques d’État versées aux entreprises. Selon son estimation propre, pour l’année 2023, elles atteignent au moins 211 milliards d’euros, un montant qui comprend les subventions d’Etat, les aides versées par Bpifrance, les dépenses fiscales ou encore les allègements de cotisations sociales.

Mais ce chiffre reste en deçà de la réalité s’agissant de l’intégralité des aides car il n’intègre pas les aides versées par les communes et leurs groupements, ni celles attribuées par les régions (estimées à 2 milliards d’euros selon leur association) ni les aides versées par l’Union européenne (leur montant pouvant atteindre jusqu’à 10 milliards d’euros).

2/ Des aides sans contrepartie

La fixation de conditions pour obtenir des aides est préconisée par la commission d’enquête étant donné la multiplication des plans sociaux ou de plans de départs volontaires. Le rapport note que les « contreparties en termes d’emplois sont encore peu contraignantes en France » et que les conditionnalités aux aides occupent « une place marginale ou peu opérante » dans le droit français. Certaines aides sont déjà assorties de contreparties. Les aides versées dans le cadre des zones dites d’aide à finalité régionale incluent des clauses antidélocalisations. Déjà, certaines aides régionales à des projets sont liées à des obligations de maintien de l’emploi. Quant aux entreprises bénéficiaires de prêts garantis par l’Etat, nombreux durant la crise sanitaire, celles-ci devaient alors s’engager à ne pas distribuer de dividendes ni à racheter d’actions.

La commission d’enquête recommande l’interdiction de l’attribution d’aides et d’imposer leur remboursement pour les entreprises condamnées de manière définitive pour une « infraction grave » ou qui ne publient pas leurs comptes. Elle demande également une disposition prévoyant le remboursement total d’une aide de l’Etat ou d’une collectivité locale si une entreprise procède à une délocalisation de l’activité concernée dans les deux années qui suivent.

Les sénateurs pressent également le gouvernement, au nom de l’exemplarité, à réclamer à MICHELIN le remboursement de la part du crédit impôt compétitivité emploi (CICE) indûment perçue car celle-ci avait été investie dans l’achat de six machines qui n’ont jamais été utilisées pour le site de la Roche-sur-Yon, fermé en 2020, et qui ont été transférées sur d’autres sites européens.

Auditionné, le président du groupe MICHELIN, Florent MENEGAUX, avait d’ailleurs lui-même admis que « Si le CICE n’a pas servi aux machines qui sont restées en France, il ne serait pas anormal qu’on le rembourse ».

3/ De la nécessité d’une évaluation et d’une étude d’impact

Selon les sénateurs un « choc d’évaluation » est nécessaire qui pourrait être confié au Conseil des prélèvements obligatoires. Tous les trois ans, cet organisme serait chargé d’une évaluation pour chaque dépense fiscale supérieure à 50 millions d’euros. Par ailleurs, des indicateurs de performance pourraient figurer dans les annexes des lois de finances pour les 15 dépenses fiscales les plus coûteuses.

En amont, et pour l’avenir, la commission d’enquête suggère que toute création d’aide publique soit précédée d’une étude d’impact.

CONCLUSIONS

1/ Depuis une vingtaine d’années non seulement la taxation des grandes fortunes (suppression de l’impôt de Solidarité sur la Fortune, ISF)  et des grandes entreprises par un accroissement de l’impôt sur leur richesse est devenue tabou, mais l’activité économique privée du pays est de plus en plus soutenue par l’Etat au moyen d’aides publiques et d’exonérations ou d’allégements fiscaux divers qui se traduisent soit par des dépenses supplémentaires pour l’Etat soit par une diminution des recettes fiscales qui obèrent l’action de l’Etat au détriment des services publics et des services sociaux (exonération de charges sociales).

L’Etat a entrepris une révolution silencieuse qui change profondément sa nature, jusqu’alors sociale et interventionniste pour les plus démunis. Les retraites par répartition sont de plus en plus attaquées de même que notre modèle de protection sociale. Cette mutation de l’Etat se fait au profit des classes possédantes et de l’initiative économique privée dont l’Etat est devenu l’auxiliaire actif et zélé.

2/ Parallèlement, l’Etat régalien se développe pour assurer ses fonctions de maintien de l’ordre – le souvenir des Gilets jaunes est très présent et un retour de flamme et d’activisme est toujours à redouter pour les tenants de l’ordre  économique libéral – en mettant en place des politiques de concertation voire de cogestion avec les représentants syndicaux des forces de l’ordre quant à la manière d’assurer ses missions de souveraineté dans un contexte de plus en plus corporatiste extraordinairement surprenant…

3/ En matière de politique étrangère, se déploie le même phénomène outrancier nourri par le prétexte d’une fallacieuse menace russe justifiant de militariser davantage la France qui serait en « danger vital » avec des accents guerriers d’un autre âge pour justifier l’augmentation, extraordinaire et claironnante, du budget de notre défense nationale tendu vers l’objectif des 5% de notre PIB. Ces recettes abondantes destinées à couvrir nos dépenses militaires se feront au détriment d’autres budgets : éducation nationale, recherche, santé, développement des énergies propres, etc. Et il n’est pas question de faire rentrer ces nouvelles dépenses militaires dans le même moule que les autres dépenses publiques car nos gouvernants souhaitent, de la part de Bruxelles, qu’elles ne soient pas comptabilisées pour le calcul de notre déficit public… Quelle sanctuarisation de nos dépenses militaires !

Et sans parler, enfin, et bien sûr, de la toile de fond qu’est cette nauséabonde militarisation de l’Europe s’appuyant sur le conflit russo-ukrainien pour dessiner des projets européens de défense susceptible de nous guérir avantageusement de cette nostalgie du paradis perdu que constituerait le retrait trumpien des américains du bouclier de l’OTAN...  Mais c’est un autre sujet que nous aborderons très prochainement …

Louis SAISI

Paris, le 15 juillet 2025

NOTES

[1] Statista est une plateforme mondiale de données et d’intelligence économique avec une vaste base de données comprenant des statistiques, des rapports et des connaissances sur plus de 80 000 sujets provenant de 22 500 sources dans 170 secteurs. Fondée en Allemagne en 2007, Statista opère dans 8 sites à travers le monde et emploie environ 1 450 collaborateurs.

[2] La taille personnelle est le droit commun. Elle est réputée frapper l’ensemble du revenu, quelle qu’en soit l’origine. Mais seuls les roturiers payaient cet impôt. Les nobles et les ecclésiastiques en étaient exemptés. Il existait de nombreuses exceptions personnelles pour les roturiers exerçant des fonctions royales ou réelles, comme pour la plupart des villes du royaume. En fait, la taille personnelle frappait essentiellement le monde rural des fermiers et cultivateurs.

[3] La taille réelle frappait les revenus des immeubles. Les biens d’église et les biens nobles en étaient exemptés, mais un bien roturier entre les mains d’un noble ou d’un prélat demeurait imposable. Moins injuste que la taille personnelle, elle était mieux acceptée.

[4] La capitation est un impôt direct établi, en France, par Louis XIV, par la déclaration du 18 janvier 1695, à la suite de la crise économique de 1692 à 1694, pour financer la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Il est le premier nouvel impôt direct créé depuis la royalisation de la taille au XVe siècle. Impôt universel sur les personnes, la capitation touche les trois ordres — le clergé, la noblesse et le tiers état — de l’ensemble des provinces du royaume — pays d’élections, d’États ou conquis. Seuls en sont exempts : les ordres mendiants, les pauvres certifiés par leur curé ainsi que les taillables imposés moins de quarante sols. Mais le clergé, bien qu’il n’en soit pas exempt, l’acquitte en don gratuit consenti par son assemblée (4 millions de livres par an et un rachat définitif de 24 millions en 1710). Assise sur le foyer fiscal, la capitation était nominative mais restait proche de la fiscalité réelle, en taxant l’état social, considéré comme un bien réel, sous forme d’un forfait établi par un tarif : le chef de feu était imposé à l’identique, pour un foyer de deux ou huit personnes. Bien que devant être temporaire, cet impôt subsista jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

[5] Il s’agit d’un impôt direct établi, sous le règne de Louis XV, le 19 mai 1749, pour remplacer le dixième, touchant l’ensemble de la population (tiers-état, nobles et clergé) dont le montant correspond à 5 % (1/20) des revenus (biens-fonds, offices et droits, industrie) . On dit qu’il est en régie, de quotité, non solidaire.

[6] Cette « Assemblée des notables » comprenait 7 princes du sang, 7 archevêques, 7 évêques, 6 ducs et pairs, 6 ducs non pairs, 8 maréchaux de France, des intendants, des parlementaires, des députés des pays d’états, des représentants des corps de ville des plus grandes cités du royaume, soit au total 147 personnes.

[7] Résultant elle-même de la transformation progressive des Etats Généraux. Tout d’abord à partir du 17 juin 1789, lorsque le tiers-état et 19 députés du clergé se constituent en une assemblée délibérante, alors que les députés de la noblesse et du clergé s’étaient réunis dans des salles séparées. Ensuite, le 19 juin, lorsque la majorité du clergé vote sa réunion au tiers état, et par là même à l’Assemblée. Lors du serment du Jeu de Paume du 20 juin, les députés se donnent comme mission de donner une Constitution au royaume de France. Le 9 juillet 1789, enfin, l’Assemblée nationale se proclama « Assemblée nationale constituante ». Cette Assemblée comptant près de 1 200 députés  siégea du 9 juillet 1789 au 30 septembre 1791. Elle siégea d’abord à Versailles, puis dans le manège des Tuileries, à Paris, après les journées des 5 et 6 octobre 1789 au cours desquelles l’Assemblée obtint du roi la signature des premiers articles de la Constitution et de la Déclaration des droits, tandis que les Parisiens ramenèrent Louis XVI et la famille royale au palais des Tuileries, à Paris.

[8] FIPECO Fiches (Fiches de l’encyclopédie des Finances publiques) : le 09.07.2025  : Les notes d’analyse : les dépenses publiques

[9] En économie, le déflateur du PIB est un des indicateurs économiques permettant de mesurer l’inflation.

[10] INSEE : Dépenses et recettes publiques : Données annuelles de 1960 à 2024 (Graphique)

[11] Source : Public Sénat, 19 novembre 2024 : « Dérapage du déficit : le rapport du Sénat pointe les responsabilités de Bruno Le Maire, Elisabeth Borne, Gabriel Attal et Emmanuel Macron – Public Sénat ».

[12] Cf. Public Sénat 8 juillet 2025, Guillaume JACQUOT : « Un coût annuel de 211 milliards d’euros : la commission d’enquête du Sénat sur les aides publiques aux entreprises réclame un « choc de transparence ».

 

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