Le Conseil d’Etat, la liberté d’association et la reconnaissance de l’activisme du groupement « Les Soulèvements de la Terre »
par Louis SAISI
En prononçant, dans son arrêt n° 476384 du 9 novembre 2023, l’annulation du décret de dissolution du groupement écologiste « Les Soulèvements de la Terre », le Conseil d’Etat a reconnu implicitement, mais sans le sanctionner pour autant, l’activisme de cette association de fait, dès l’instant que son activité ne constituait pas une grave menace à l’ordre public.
Au regard de cette décision du Conseil d’Etat, l’on peut légitimement en déduire que pour la Haute juridiction administrative du Palais Royal la liberté d’action d’une association est consubstantielle à sa liberté de se constituer en association pour défendre sa cause dans le respect du cadre républicain.
Une association est constituée en vue de la réalisation ou de la défense d’un objet précis en se donnant les moyens de développer son activité librement dans le respect du cadre républicain défini par nos lois et textes constitutionnels. Encore faut-il tirer toutes les conséquences d’une telle affirmation. À quoi servirait, en effet, la liberté pour une association de se constituer sans aucune entrave de la part des pouvoirs publics (jurisprudence du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 n° 71-44 DC) si, par la suite, elle était privée de toute action militante au prétexte, parfois brandi par nos gouvernants, qu’elle perturberait l’ordre public ?
C’est cette question qu’avait à trancher le Conseil d’Etat lorsqu’il s’est penché sur la légalité du décret du 21 juin 2023, pris en conseil des ministres, portant dissolution de l‘association « Les Soulèvements de la terre » (LST).
Et c’est bien dans l’esprit du respect de la Loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association qu’il l’a fait. Cette loi à laquelle les Français sont justement attachés, comme le montre le nombre considérable d’associations dans notre pays : entre 1,4 et 1,5 million associations en activité. Et, preuve de cette vitalité, entre juillet 2021 et juin 2022, 66 500 associations nouvelles ont été créées [1].
La raison de cet attachement des Français réside sans doute dans le fait que le législateur a défini un cadre peu contraignant facilitant ainsi la création d’une association au bénéfice du plus grand nombre, cet accès aisé et souple ayant contribué au succès et même à la popularité de ce type d’organisation.
Déjà, le décret de dissolution du groupement « Les Soulèvements de la Terre » avait été suspendu le 11 août 2023 par le juge des référés du Conseil d’Etat qui relevait que le Gouvernement justifiait par le « recours à la violence » des membres des « Soulèvements de la terre » en ces termes : « Sous couvert de défendre la préservation de l’environnement », Les Soulèvements de la Terre « incitent à la commission de sabotages et dégradations matérielles, y compris par la violence ». Et le Gouvernement de lister une série d’actions de ce Collectif ayant entraîné des « destructions matérielles » et « des agressions physiques contre les forces de l’ordre ».
À l’appui de sa décision de suspension du décret de dissolution du 21 juin 2023, le Conseil d’Etat faisait valoir qu’il « il existe un doute sérieux quant à la qualification de provocation à des agissements violents à l’encontre des personnes et des biens retenue par le décret de dissolution ».
Ci-dessous, manifestation du 25 mars 2023 à Sainte-Soline
Ici un rapide rappel des faits s’impose.
Le 25 mars 2023, à Trèbes, dans les Deux-Sèvres, à l’initiative des « Soulèvements de la Terre », du collectif « Bassines non merci » et du syndicat la « Confédération paysanne » une manifestation était organisée pour protester contre la méga-bassine de Monsento-Bayer à Sainte-Soline. Lors de cette manifestation interdite, 3 200 gendarmes faisaient face à plusieurs milliers de manifestants. Les affrontements firent des dizaines de blessés parmi les gendarmes et les militants écologistes.
Le fer de lance de cette vive contestation était « Les Soulèvements de la Terre » (LST), collectif d’associations et de syndicats créé en janvier 2021 dans l’ex-ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes sous la forme d’un regroupement de fait.
I/ L’ORIGINE DU PROBLÈME : UN PROBLÈME POLITIQUE
Le crédo des « Soulèvements de la Terre » est de lutter contre le développement d’une agriculture intensive en se mobilisant pour tenter de bloquer des projets agro-industriels, à l’instar des « méga-bassines ».
De quoi s’agit-il ?
A priori l’idée de recueillir et de stocker de l’eau dans une méga-bassine peut sembler bonne en soi et inoffensive.
Une méga-bassine est un réservoir d’eau – artificiellement retenue et stockée – conçu pour pouvoir alimenter en eau, même l’été, en cas de sécheresse, des exploitations agricoles. Certaines de ces méga-bassines peuvent accueillir jusqu’à 240.000 m³ d’eau, sur une profondeur pouvant atteindre 15 mètres, et dont l’étendue peut atteindre l’équivalent de plusieurs terrains de football.
Ci-dessous, un exemple de méga-bassine dont les champs autour sont
en général les bénéficiaires dès l’instant que leurs propriétaires
le sont également de cette réserve d’eau
Mais quelle est l’origine de cette eau, d’où provient-elle ?
Selon le chercheur Vazken ANDRÉASSIAN, hydrologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), il existe plusieurs moyens pour remplir ces bassines :
« Il y a deux sortes de bassines. Certaines sont alimentées par des rivières, comme dans la Seine ou la Marne. Certaines sont remplies avec de l’eau que l’on va pomper dans la nappe souterraine » (ce qui est le cas de celle du chantier de Sainte-Soline) [2].
Ainsi, ajoute-t-il, pour respecter les restrictions liées à une période de sécheresse, « on pompe durant la période où c’est autorisé, en général pendant l’hiver ». Ce stockage de l’eau permet notamment aux propriétaires de ces réservoirs d’avoir de l’eau lorsque cela leur est nécessaire.
Mais quelle est donc la cause du mécontentement et de cette colère de ces écologistes réputés « radicaux » ?
Pour Vazken ANDRÉASSIAN, la contestation du chantier prévu à Sainte-Soline, est surtout « un problème moral » qui repose sur le droit à l’usage. Il considère que « la question qui se pose est celle de l’accaparement. À qui appartient cette eau ? »
Selon lui, les « petits agriculteurs » pourraient se retrouver défavorisés face à des groupements au capital plus important : « Ces bassines, elles nécessitent un capital et des travaux importants et ce sont des travaux qui pourraient très bien être faits par l’État. Dans ce cas précis, ce sont des sociétés privées ou des groupements d’agriculteurs privés qui vont le faire ».
« Ce que je vois, c’est que les petits agriculteurs qui ne sont pas capables de faire ces investissements, ont peur qu’il y ait moins d’eau dans la nappe pour leur usage », a-t-il expliqué. « Les gros agriculteurs pourront contourner les interdictions alors qu’eux ne pourront pas le faire ».
En d’autres termes, il s’agit de l’appropriation privée d’un bien commun : l’eau, source d’énergie et de vie aussi.
Pour les militants écologistes, ces réserves pillent les nappes phréatiques « au profit de l’industrie. »
Selon un manifestant de la Confédération paysanne présent à l’un des premiers rassemblements aux Épannes dans les Deux Sèvres contre un projet de 16 retenues d’eau, en octobre 2020, ces méga-bassines ne profiteraient qu’à 8% des exploitants, ce manifestant estimant que « ça ne va qu’à quelques personnes qui ont déjà le droit d’irriguer, qui irriguent et qui en veulent toujours plus. Pour effectivement faire plus de maïs irrigué. »
Certaines organisations politiques – Europe Écologie Les Verts, La France Insoumise – n’ont pas hésité, dès le début des manifestations, à apporter leur soutien à la contestation des méga-bassines.
Parmi les opposants présents au rassemblement des Épannes d’octobre 2020 : Yannick JADOT, secrétaire général national d’Europe Écologie – Les Verts, le militant altermondialiste José BOVÉ et Jean-Luc MÉLENCHON, président du groupe La France Insoumise. Tous les trois dénoncent un projet qu’ils jugent absurde du point de vue écologique comme du point de vue financier.
Et le leader de LFI d’ajouter : « L’eau n’est pas une ressource sans fin. Je le dis tranquillement : non, nous n’avons pas besoin de maïs supplémentaire. Par contre, nous avons besoin d’agriculture vivrière parce que nous n’avons plus de souveraineté alimentaire. »
Mais ce n’est pas tout, car la contestation des « Soulèvements de la Terre » n’est pas seulement politique, mais elle est aussi juridique.
D’une part, les contestataires des méga-bassines dénoncent une atteinte à la biodiversité qui normalement est protégée.
En effet, la biodiversité s’érode à une vitesse alarmante, si bien que les taux actuels d’extinction de certaines espèces attestent, selon cetains, que nous vivrions une sixième période d’extinction massive, comparable à celle qui a entraîné la quasi-disparition des dinosaures, il y a 66 millions d’années.
La biodiversité disparaît sous l’effet de l’artificialisation des sols, de la pollution et de la dégradation des milieux naturels, de la surexploitation des ressources naturelles renouvelables, du dérèglement climatique, de la destruction d’animaux sauvages pour le « loisir ».
Or, selon Les Soulèvements de la Terre, l’argument de l’impact sur la biodiversité doit aussi être pris en compte. Car cette eau retenue dans les méga-bassines ne va pas ruisseler dans les cours d’eau aux alentours, provoquant, en retour, un assèchement de ces points d’eau, ce qui constitue un risque évident pour la flore et la faune environnantes.
D’autre part, le sujet des méga-bassines et son contexte très sensible expliquent que le collectif Bassines non merci ait cru devoir saisir la Commission européenne, ainsi que le Parlement européen au motif que ces projets de retenues vont à l’encontre d’au moins 9 directives européennes, par le biais du dépôt d’un ensemble de requêtes qui ont été validées, le 23 mars 2022, par la commission des pétitions du Parlement Européen.
II/ EN RÉPONSE ? LA SPIRALE RÉPRESSIVE DU POUVOIR POLITIQUE
Confronté à ce sujet sérieux – qui ne saurait être réduit au produit effervescent de quelques manifestants contestataires, ni ombrageux ni sectaires ni davantage excités mais qui était porté sur la place publique par un mouvement écologiste associatif avec, comme nous l’avons mentionné, l’appui de représentants écologiques nationaux ou ayant fait, comme LFI, de l’écologie une question centrale de leur programme politique -, le pouvoir politique aurait pu et même dû dépasser ses propres erreurs initiales pour en appeler à un large débat national sur un sujet aussi crucial et vital.
Au lieu de cette ouverture d’esprit nécessaire à la résolution d’un problème réel, le pouvoir politique, n’ayant manifestement rien retiré de l’enseignement des manifestations et affrontements de Notre Dame des Landes sur un sujet similaire, préféra répondre par la fermeté et le recours aux forces de l’ordre pour interdire une manifestation.
Pour résoudre un conflit, le culte de la force semble être aujourd’hui le seul mode de raisonnement, un peu court, de nos gouvernants faisant pourtant officiellement assaut de républicanisme, la main sur le cœur, qu’ils soient d’En marche, d’Horizon ou même de Renaissance…
L’usage intensif du 49-3 atteste également de ce même esprit de fermeture au dialogue par des gouvernants trop pressés de gouverner selon leur vérité du moment sans souci de la formation du consensus nécessaire pour être légitimes …
Ci-dessous, mobilisation des forces de l’ordre à Sainte-Soline le 25 mars 2023
C’est ainsi que le 25 mars 2023, plusieurs milliers de gendarmes prirent possession du lieu de rassemblement de la protestation en étant chargés de disperser et de réprimer la manifestation interdite. L’on sait, au niveau européen, combien la France a acquis une sinistre réputation quant à sa manière musclée de « gérer » (c’est-à-dire le plus souvent « réprimer ») les manifestations… Celle de Sainte Soline n’y a pas échappé et, comme il fallait s’y attendre, le pire se produisit à la suite d’un affrontement des manifestants et des forces de l’ordre.
Le bilan fut lourd. Des dizaines de manifestants furent blessés et évacués avec des moyens de fortune. Deux personnes dans un état grave furent héliportées à l’hôpital et 24 gendarmes furent blessés.
Bien entendu, notre bouillonnant Ministre de l’Intérieur ne se priva pas de ses commentaires acides habituels faisant supporter aux organisateurs de la manifestation la responsabilité d’un bilan tragique pourtant toujours aussi peu flatteur pour lui comme pour les forces de l’ordre dépêchées sur le terrain…
En riposte, s’ensuivit une vive protestation populaire organisée, le 12 avril 2023, à la Station – Gare des mines, à Paris, par les médias indépendants Reporterre, Socialter, Blast et la revue Terrestres, au cours d’une soirée de soutien au mouvement de défense du vivant menacé de dissolution par le ministre de l’Intérieur. Pendant près de deux heures, une vingtaine de personnalités – artistes, activistes, juristes, chercheurs, paysans, députés, journalistes – se succédèrent devant un public survolté, chacun des intervenants expliquant les raisons pour lesquelles il soutenait ce collectif et invitant tous les participants et citoyens à se soulever, à leur tour, pour la défense des terres, des libertés publiques et de la justice sociale [3] .
Ainsi l’anthropologue Philippe DESCOLA [4] fit l’éloge de tous ceux qui s’opposent à l’accaparement des biens communs au profit d’une minorité, tel que le permettent les méga- bassines. L’autrice et essayiste Corinne MOREL DARLEUX, quant à elle, développa l’idée que face à la complicité de l’État à l’égard des forces productivistes et à la violence qu’il exerce sur les défenseurs de l’environnement, en France et dans le reste du monde, « Il reste de la beauté à préserver et des horizons à construire ». Nicolas GIROD, porte-parole de la Confédération paysanne, appela à l’avènement d’un monde de paysans heureux, bien rémunérés, et libérés de l’oppression du modèle agro-capitaliste. Alain DAMASIO, écrivain de science-fiction, lança le slam « la seule croissance que nous supporterons sera celle des arbres et des enfants ».
Avec Marine TONDELIER, secrétaire nationale d’Europe-Écologie Les Verts, l’ensemble des intervenants partagent la conviction que la préservation des communs engagé par « Les Soulèvements de la Terre » doit être poursuivie, la lutte ne faisant « que commencer ».
Quant au photographe franco-colombien, Juan Pablo GUTIERREZ [5], défenseur des droits humains et représentant des peuples autochtones, il considéra qu’« On ne peut pas dissoudre un mouvement », et conclut : « Nous sommes comme l’eau. Nous sommes inarrêtables. »
Mais le Gouvernement ne voulut pas en rester là car il souhaitait dissoudre « Les Soulèvements de la Terre », ce mouvement qualifié d' »ultra-gauche ».
À l’Assemblée nationale, lors de la séance des questions au gouvernement du mardi qui suivit l’affrontement, le Ministre de l’Intérieur qualifia le mouvement écologiste des « Soulèvements de la Terre » de « groupuscule » à l’origine des « actions violentes » du week-end précédent à Sainte-Soline et, dans la foulée, annonça martialement devoir mettre en œuvre le processus de dissolution de ce mouvement.
C’est ce qu’il fit en demandant au Président de la République de prononcer, par un décret du 21 juin 2023, pris en Conseil des ministres, la dissolution des « Soulèvements de la Terre » (voir ce décret publié au JORF n°0143 du 22 juin 2023, texte 15). Déjà, la veille, mardi 20 juin, une nouvelle série de perquisitions et d’arrestations, notamment sur la zad de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), avait visé des personnes proches du mouvement.
III/ L’ANALYSE ET LA DÉCISION DU CONSEIL D’ETAT
1/ La dissolution des « Soulèvements de la Terre » – qui, comme on l’a vu ci-dessus, connut un certain retentissement médiatique – se traduisit également, au niveau de l’instance devant le juge administratif, par la présence de requérants nombreux pour contester une telle décision : pas moins de 8 associations écologiques auxquelles s’étaient joints aussi deux partis politiques. En effet, outre « Les Soulèvements de la Terre » principalement visés par le décret de dissolution, et quelques personnes agissant à titre individuel et probablement membres de cette organisation (M. G… H.…, M. C… A.…, Mme E… I.…, M. K… O.…, Mme Q.…, M. B… F.… et M. L… M… N… J.…, M. D… P.…), un certain nombre d’associations (dont certains groupements politiques) étaient également présentes dans la contestation juridique du décret de dissolution des « Soulèvements de la Terre », à savoir : l’association Europe Écologie Les Verts, l’association La France Insoumise, l’association BLOOM, l’association Longitude 181, l’association ISF Agrista, l’association Pollinis, l’association One Voice, l’association Bio Consom’acteurs et la société anonyme d’intérêt collectif L’atelier paysan.
2/ M. N… J…, non seulement demandait l’annulation du décret pour excès de pouvoir de la part du Gouvernement, mais aussi, par voie de conséquence, l’annulation des autorisations accordées pour la mise en œuvre de techniques de renseignement sur le fondement du b) du 5° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure en vue de prévenir le maintien ou la reconstitution des » Soulèvements de la Terre » ; elles demandaient aussi d’enjoindre à l’Etat de cesser toute mise en œuvre des dispositions de l’article L. 811-3 sur le fondement de la prévention du maintien ou de la reconstitution des » Soulèvements de la Terre « , de ne procéder à aucune exploitation des données collectées sur ce fondement et de procéder à leur destruction ; enfin elles demandaient au Conseil d’Etat de constater que la base légale des autorisations accordées pour la mise en œuvre de techniques de renseignement sur le fondement de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure en vue de prévenir le maintien ou la reconstitution des » Soulèvements de la Terre » et des données collectées sur ce fondement avait disparu.
3/ Par ailleurs, par l‘intermédiaire de leurs avocats respectifs, l’association EUROPE ÉCOLOGIE LES VERTS, l’association LA FRANCE INSOUMISE, l’association BLOOM, la société LONGITUDE 181, la société ISF AGRISTA, la société POLLINIS, la société ONE VOICE, la société BIO CONSOMMATEURS, la société L’ATELIER PAYSAN, l’association AGIR POUR L’ENVIRONNEMENT, l’association COLLECTIF DES ASSOCIATIONS CITOYENNES, l’association CENTRE ATHENAS, l’association INTÉRÊT À AGIR, l’association TERRE DE LIENS, l’association VOUS N’ÊTES PAS SEULS, l’association MÉTAMORPHOSES, l’association ZÉRO WASTE FRANCE, EXTENSION RÉBELLION, l’association NOTRE AFFAIRE À TOUS, le MOUVEMENT CONTRE LE RACISME ET POUR L’AMITIÉ ENTRE LES PEUPLES, L’ASSOCIATION NATIONALE D’ASSISTANCE AUX FRONTIÈRES POUR LES ÉTRANGERS, l’association UTOPIA 56, L’UNION SYNDICALE SOLIDAIRES, le GROUPE D’INFORMATION ET DE SOUTIEN DES IMMIGRÉ.E.S (GISTI) et la fédération DROIT AU LOGEMENT furent également entendus.
Parmi ces associations, les associations professionnelles de juristes étaient fortement présentes : la LIGUE DES DROITS DE L’HOMME ; le SYNDICAT DE LA MAGISTRATURE ; le SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE.
A/ La question préalable : Comment prononcer juridiquement la dissolution d’un groupement de fait aux contours aussi flous que « Les Soulèvements de la Terre » ?
L’identification des « Soulèvements de la Terre » n’est pas chose aisée. En effet, « Les Soulèvements de la Terre » ne sont pas, à proprement parler, une association classique de la loi de 1901 et par ailleurs n’ont pas la personnalité juridique, car ils sont nés, sans formalisme, sous la forme d’un « collectif ».
1/ C’est donc cette caractéristique qui leur a permis, assez paradoxalement, en riposte aux menaces de dissolution brandies par le Ministre de l’Intérieur, de minimiser leur propre existence, à travers le communiqué suivant :
« Quant à la prétention à “faire disparaître Les Soulèvements de la Terre”, nous sommes bien curieux·ses de voir ce que représenterait la “dissolution” d’une coalition qui regroupe des dizaines de collectifs locaux, fermes, sections syndicales, ONG à travers le pays. Contrairement aux fables qui seront délivrées par le renseignement intérieur pour désigner de quelconques figures dirigeantes à clouer au pilori, Les Soulèvements de la Terre n’ont rien d’un groupe circonscrit et représentent après deux ans d’existence un large réseau implanté à travers diverses régions. »
2/ Le Conseil d’Etat ne retient pas une telle objection selon laquelle « Les Soulèvements de la Terre n’ont rien d’un groupe circonscrit » et ne serait qu’un « large réseau implanté à travers diverses régions ».
Il considère, au contraire, dans le 7ème point de son arrêt consacré à la légalité du décret attaqué, qu’il ressort des pièces du dossier que » Les Soulèvements de la Terre » est un mouvement créé en 2021 organisant diverses actions militantes réparties en « saisons » ayant pour objectif d’alimenter le débat public sur des sujets d’intérêt général tels que la préservation de l’environnement et la lutte contre la consommation excessive des ressources naturelles ».
Il ajoute que ce mouvement « est notamment identifiable au travers de sa dénomination, de son logo et de ses publications réalisées sur son site internet et les réseaux sociaux. »
Il relève « l’existence d’un groupe de personnes organisé en vue de leur expression collective, et donc d’un groupement de fait au sens et pour l’application des dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. »
Il en conclut que « le décret attaqué a pu légalement regarder » Les Soulèvements de la Terre » comme un groupement de fait. »
B/ Le cadre légal de l’action litigieuse de dissolution
1/ Le cadre juridique
La procédure de dissolution des associations par le pouvoir politique date des années 30 (loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privés) pour combattre les ligues factieuses qui, contestant le régime républicain, le rendaient responsable de tous les maux dont souffrait alors la France.
Aujourd’hui, la dissolution administrative des associations ou des groupements de fait est prononcée sur la base soit des dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure qui reprend les hypothèses de dissolution prévues à l’origine par la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privés, soit de celles de l’article L. 212-1-1 du même code issu de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, soit enfin, pour les groupes de supporters, sur la base des dispositions de l’article L. 212-2 du code précité.
C’est ainsi que l’article L 212-1 du Code de la sécurité intérieure dispose :
« Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait:
1° Qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ;
2° Ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ;
3° Ou dont l’objet ou l’action tend à porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou à attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ;
4° Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ;
5° Ou qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ;
6° Ou qui, soit provoquent ou contribuent par leurs agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ;
7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger.
Le maintien ou la reconstitution d’une association ou d’un groupement dissous en application du présent article, ou l’organisation de ce maintien ou de cette reconstitution, ainsi que l’organisation d’un groupe de combat sont réprimées dans les conditions prévues par la section 4 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal. »
L’article 16 de la loi n°2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République a ajouté à cet article L 212-1 du Code de la sécurité intérieure l’article L212-1-1 ainsi rédigé :
« Pour l’application de l’article L. 212-1, sont imputables à une association ou à un groupement de fait les agissements mentionnés au même article L. 212-1 commis par un ou plusieurs de leurs membres agissant en cette qualité ou directement liés aux activités de l’association ou du groupement, dès lors que leurs dirigeants, bien qu’informés de ces agissements, se sont abstenus de prendre les mesures nécessaires pour les faire cesser, compte tenu des moyens dont ils disposaient. »
Le Conseil d’Etat se livre donc à une exégèse de ces dispositions du code de la sécurité intérieure, et notamment du 1° de l’article L 212-1 complété par les dispositions de l’article L 212-1-1 :
« 5. Il résulte des dispositions du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure qu’une dissolution ne peut être justifiée sur leur fondement que lorsqu’une association ou un groupement, à travers ses dirigeants ou un ou plusieurs de ses membres agissant en cette qualité ou directement liés à ses activités, dans les conditions fixées à l’article L. 212-1-1, incite des personnes, par propos ou par actes, explicitement ou implicitement, à se livrer à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens, de nature à troubler gravement l’ordre public. Si la commission d’agissements violents par des membres de l’organisation n’entre pas par elle-même dans le champ de ces dispositions, le fait de légitimer publiquement des agissements violents présentant une gravité particulière, quels qu’en soient les auteurs, constitue une provocation au sens de ces mêmes dispositions. Constitue également une telle provocation le fait, pour une organisation, de s’abstenir de mettre en œuvre les moyens de modération dont elle dispose pour réagir à la diffusion sur des services de communication au public en ligne d’incitations explicites à commettre des actes de violence. »
2/ La qualification juridique des faits imputables aux « Soulèvements de la Terre »
Le Conseil d’Etat commence par rappeler que le décret attaqué se fonde notamment sur la considération que le groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » légitime des modes d’action violents dans le cadre de la contestation de certains projets d’aménagement et incite à la commission de dégradations matérielles, ces provocations ayant été suivies d’effet à plusieurs reprises.
a) L’absence de provocation à des agissements violents contre des personnes (9ème point)
Le Conseil d’Etat considère qu’« il ne ressort pas des pièces du dossier, et il n’est d’ailleurs pas soutenu, que puissent être imputées au groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » des provocations explicites à la violence contre les personnes. »
Certes, la Haute juridiction administrative admet que « le groupement a relayé à plusieurs reprises, avec une certaine complaisance, des images ou des vidéos d’affrontements de manifestants avec les forces de l’ordre », mais pour autant, « elle ne peut être regardée, au vu des éléments produits, comme ayant revendiqué, valorisé ou justifié publiquement de tels agissements. »
« Par ailleurs, si, à l’occasion de différentes manifestations auxquelles participait le groupement, notamment celles organisées les 29 et 30 octobre 2022 et les 25 et 26 mars 2023 contre la construction de retenues de substitution à Sainte-Soline, plusieurs dizaines de membres des forces de l’ordre ont été blessés lors de heurts avec les manifestants, cette seule circonstance, alors même que certains des auteurs de violence se seraient réclamés des » Soulèvements de la Terre « , ne constitue pas une provocation imputable au groupement au sens des dispositions citées au point 3. »
b) L’existence d’une provocation contre les biens (points 10 et 11)
S’appuyant sur les pièces du dossier, le Conseil d’Etat qualifie « Les Soulèvements de la Terre » de « mouvance écologique radicale » promouvant non seulement la « désobéissance civile », mais aussi appelant au « désarmement des infrastructures », ce qui se traduit par des destructions et dégradations les rendant impropres à leur destination dès l’instant qu’elles portant atteinte à l’environnement et compromettent l’égal accès aux ressources naturelles telles que l’eau.
Et il poursuit :
« Ce groupement, soit en en prenant l’initiative, soit en relayant des messages ayant le même objet émanant d’autres structures, a ainsi incité à porter des dommages à certaines infrastructures telles que les » méga-bassines « , à mettre » hors d’état de nuire » des sites industriels jugés polluants, à arracher des plantations qualifiées d' » intensives » ou encore à détériorer des engins de chantier, alors qu’il ne pouvait ignorer que de tels appels à l’action étaient susceptibles de se traduire, et se sont traduits parfois, par des dégradations effectives. Il a également légitimé publiquement, à plusieurs reprises, notamment sur son compte » Twitter « , de telles dégradations. Si le groupement soutient que ces prises de position participeraient d’un débat d’intérêt général sur la préservation de l’environnement et s’il en revendique la portée » symbolique « , ces circonstances sont, par elles-mêmes, sans incidence sur leur qualification de provocation à des agissements violents contre les biens. »
Et il conclut que l’auteur du décret « a pu légalement estimer que les agissements du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » entraient dans le champ des dispositions du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure au titre de la provocation explicite et implicite à des agissements violents contre les biens. »
Mais le Conseil d’Etat ne s’en tient pas à une telle analyse purement formelle de la loi ni à sa qualification juridique d’éléments purement factuels car il va s’efforcer de compléter son appréciation globale de la situation par deux autres considérations.
C/ L’encadrement de la dissolution administrative
La dissolution administrative est une intrusion dans la liberté des associations qui est une liberté publique fondamentale dans un Etat de droit. Une telle dissolution peut être une source d’abus de la part des pouvoirs publics quant à son appréciation de l’activité des associations, certaines d’entre elles pouvant irriter ou « gêner » les gouvernants sans que pour autant leur activité contrevienne à l’ordre public.
Les cas de dissolution-sanction émanant de l’Autorité administrative – le Président de la République et son Ministre de l’Intérieur étant surtout des autorités politiques – sont limitativement énumérés par la loi et doivent constituer une grave menace pour l’ordre public.
1/ La gravité de l’atteinte portée par une mesure de dissolution à la liberté d’association
La liberté d’association est un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » rappelle le Conseil d’Etat (point 4). En effet, cette reconnaissance constitutionnelle résulte de la célèbre décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971[6] , en application du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (intégré dans notre Constitution actuelle du 4 octobre 1958).
Dès lors, estime le Conseil d’Etat, les dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure sont d’interprétation stricte et ne peuvent être mises en œuvre que pour prévenir des troubles graves à l’ordre public.
Mais cela ne suffit pas car la dissolution doit être proportionnelle à la gravité des troubles apportés à l’ordre public.
2/ La dissolution d’une association doit être adaptée, nécessaire et proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d’être apportées à l’ordre public
C’est là le 6ème point central de la décision du Conseil d’Etat :
« La décision de dissolution d’une association ou d’un groupement de fait prise sur le fondement de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ne peut être prononcée, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, que si elle présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public par les agissements entrant dans le champ de cet article. »
D/ La décision du Conseil d’Etat : l’annulation du décret de dissolution (points 12 et 13 ci-dessous)
Le Conseil d’Etat constate que le décret de dissolution est entaché d’illégalité du fait de l’absence de proportionnalité entre les dégradations matérielles imputables aux « Soulèvements de la Terre » et la gravité des troubles susceptibles d’être apportés à l’ordre public à la date du décret attaqué :
« 12. Ainsi qu’il a été dit au point 6, la décision de dissolution d’une association ou d’un groupement de fait prise sur le fondement de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ne peut être légalement prononcée que si elle présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public par ses agissements. Si des provocations explicites ou implicites à la violence contre les biens, au sens du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, sont imputables au groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre « , et ont pu effectivement conduire à des dégradations matérielles, il apparaît toutefois, au regard de la portée de ces provocations, mesurée notamment par les effets réels qu’elles ont pu avoir, que la dissolution du groupement ne peut être regardée, à la date du décret attaqué, comme une mesure adaptée, nécessaire et proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public.
« 13. Il résulte de l’ensemble de ce qui précède, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens des requêtes, que le décret du 21 juin 2023 ayant prononcé la dissolution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » doit être annulé. »
E/ Le rejet des autres conclusions relatives à la collecte de renseignement
Le Conseil d’Etat avait également à se prononcer sur la demande formulée par M. N… J… d’annulation des autorisations accordées pour la mise en œuvre de techniques de renseignement sur le fondement du b) du 5° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure en vue de prévenir le maintien ou la reconstitution des » Soulèvements de la Terre » ; les organisations requérantes demandaient aussi d’enjoindre à l’Etat de cesser toute mise en œuvre des dispositions de l’article L. 811-3 sur le fondement de la prévention du maintien ou de la reconstitution des » Soulèvements de la Terre « , de ne procéder à aucune exploitation des données collectées sur ce fondement et de procéder à leur destruction ; enfin elles demandaient au Conseil d’Etat de constater que la base légale des autorisations accordées pour la mise en œuvre de techniques de renseignement sur le fondement de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure en vue de prévenir le maintien ou la reconstitution des » Soulèvements de la Terre » et des données collectées sur ce fondement avait disparu.
Sur ce point, le Conseil d’Etat estime que le requérant n’a pas intérêt à agir pour demander l’annulation d’éventuelles décisions de mettre en œuvre des techniques de renseignement à l’égard de tiers.
Par ailleurs, les conclusions d’annulation de M. N… J… sont irrecevables, car il aurait dû saisir préalablement la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement dans le cadre de la procédure prévue par l’article L. 833-4 du code de la sécurité intérieure.
Enfin, selon le Conseil d’Etat, l’annulation du décret prononçant la dissolution d’une association ou d’un groupement de fait n’implique pas l’automaticité, pour les autorités compétentes, de cesser d’exploiter et de détruire les données qui auraient été collectées pour prévenir le maintien ou la reconstitution de l’organisme dissous. Il appartient aux personnes qui s’y croient fondées d’engager à cette fin la procédure prévue par l’article L. 841-2 du code de la sécurité intérieure.
Il résulte de ce qui précède que les conclusions à fin d’annulation par voie de conséquence et d’injonction de M. N… J… ne peuvent qu’être rejetées. Il en va de même de ses conclusions tendant à ce que le Conseil d’Etat » constate » que la base légale des autorisations accordées pour la mise en œuvre de techniques de renseignement sur le fondement du b) du 5° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure en vue de prévenir le maintien ou la reconstitution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » a disparu, qui ne sont pas recevables devant le juge de l’excès de pouvoir.
CONCLUSIONS
1/ L’on peut se réjouir, aujourd’hui que pour le Conseil d’Etat, dans sa décision annulant le décret de dissolution du groupement « Les Soulèvements de la Terre », le principe de la liberté d’association ne s’efface pas devant le primat donné à l’ordre public, contrairement à ce que fit le Conseil constitutionnel dans sa très contestable décision n° 2021-823 DC du 13 août 2021 (Loi confortant le respect des principes de la République) qui, après avoir rappelé que « La liberté d’association est au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le Préambule de la Constitution » s’était aussitôt empressé d’ériger l’ordre public à la même hauteur qu’un tel principe en ajoutant aussitôt, après avoir rappelé le contenu de l’article 16, qu’ « en adoptant les dispositions contestées, le législateur a poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. » (cf. notre article critique du 13 septembre 2021 « La validation par le Conseil constitutionnel de la résurgence du «séparatisme» et du serment de fidélité, https://ideesaisies.deploie.com/la-validation-pa…-par-louis-saisi/).
2/ Au prétexte de lutter contre le « séparatisme », la tendance à vouloir étendre le contrôle des pouvoirs publics sur les associations qui dérangent par leur non-orthodoxie par rapport à la pensée conformiste – voire unique – est apparue au grand jour avec le texte de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dont l’article 16 – qui est devenu l’article L. 212-1-1 du Code de la sécurité intérieure – a renforcé un contrôle des pouvoirs publics sur les associations au point de permettre leur dissolution administrative même lorsqu’elles ne menacent pas forcément l’ordre public républicain.
Cette loi du 24 août 2021 précitée – trop souvent saluée par certaines organisations laïques se laissant, de bonne foi, vite et facilement abuser par le terme « République » – avait été fort heureusement et justement dénoncée par la Ligue des Droits de l’Homme, le Syndicat de la Magistrature, le Syndicat des Avocats de France, la Fédération nationale de la Libre Pensée (FNLP) et la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) ainsi que par le Haut Conseil à la vie associative (HCVA).
Le HCVA, dans son avis du 2 décembre 2020, s’était inquiété du nouveau climat de suspicion instauré par le projet de loi qui lui était soumis en faisant valoir notamment que « la très grande majorité des initiatives associatives, qu’elles soient sportives, culturelles ou autres, déployées dans certains quartiers sensibles, ont précisément pour vocation de prévenir les risques de radicalisation ou d’embrigadement dans des réseaux délinquants. Une généralisation sur ce point, sans distinguer l’action réelle de l’action détournée de ces associations, pourrait s’avérer contre-productive et il convient de faire preuve de discernement en adoptant des mesures ciblées, adaptées à l’objectif recherché et ne risquant pas d’être dévoyées au détriment d’actions vertueuses et porteuses des valeurs de la République ». Et le HCVA rappelait que « la vie associative contribue de façon essentielle à la paix et à la cohésion sociale. » (Avis du Haut Conseil à la vie associative concernant le projet de loi confortant les principes républicains).
Qu’il nous soit permis de rappeler ici la conclusion de notre article précité du 13 septembre 2021 :
« … pour MONTESQUIEU, les lois entretiennent un rapport étroit avec le peuple pour lequel elles sont faites et avec la nature du régime politique dans lequel elles baignent. Or cette loi du 24 août précitée n’est guère compatible avec l’amour de la liberté que le peuple français a constamment exprimé au cours de sa glorieuse histoire. Elle n’est guère également identifiable aux grandes lois libérales de notre République dont le Constituant de 1946 nous rappelait leur rattachement à de grands principes fondamentaux.
En effet, cette loi confortant le respect des principes de la République est incontestablement contraire aux principes fondamentaux reconnues par les lois de la République inhérents aux libertés d’association, de conscience, d’opinion et d’expression. »
Et son danger est évident puisqu’elle sert de support à des tentatives de dissolution d’associations…
Nos craintes exprimées sur ce site le 13 septembre 2021 – qui rejoignaient d’ailleurs celles de nombreuses organisations de juristes ou humanistes comme la CNCDH ou la Fédération nationale de la Libre Pensée précitées – étaient donc fondées. Les médias dont certains avaient plus ou moins applaudi à l’adoption de la loi n°2021-1109 du 24 août 2021 censée « conforter le respect des principes de la République » commencent, aujourd’hui, à s’interroger sur la « chasse aux sorcières » mise en oeuvre sous l’empire de cette loi. C’est ainsi que le Journal du Dimanche (JDD) du 17 décembre 2023, sous la plume d’Élisabeth Caillemer constate « l’inquiétante dérive de dissolution des associations » par le pouvoir politique indiquant, en sous-titre, que « certaines raisons invoquées par l’exécutif pour dissoudre des associations contreviennent aux libertés publiques » en précisant que « Depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, 36 associations ou groupements de fait ont été visés par une procédure de dissolution »[7].
Devant une telle dérive de l’Exécutif, puisse le Conseil d’Etat continuer à demeurer aussi rigoureux et vigilant qu’il l’a été cette fois !
Louis SAISI
Paris, le 19 décembre 2023
NOTES
[1] Source : Recherches et Solidarités, 4 octobre 2022, « La France associative en mouvement », 2022 (20ème édition de la France associative en mouvement), https ://www. associations.gouv.fr..
[2] Déclarations de Vazken ANDRÉASSIAN, au micro de RTL.
[3] Voir le compte rendu de la protestation populaire du 12 avril 2023, à la Station – Gare des mines, à Paris contre la dissolution « Les Soulèvements de la Terre » dans Reporterre : « La lutte ne fait que commencer » : vibrante soirée de soutien aux Soulèvements (reporterre.net).
[4] Le chercheur anthropologue Philippe DESCOLA est connu pour ses recherches de terrain en Amazonie équatorienne, auprès des Jivaros Achuar, qui ont fait de lui une des grandes figures américanistes de l’anthropologie. À partir de la critique du dualisme nature/culture, il entreprit une analyse comparative des modes de socialisation de la nature et des schèmes intégrateurs de la pratique : identification, relation et figuration. Il occupa la chaire d’« Anthropologie de la nature » au Collège de France – succédant à Françoise HÉRITIER – jusqu’à fin mars 2019. Déjà, en Juin 1996, il avait obtenu la médaille d’argent du CNRS pour ses travaux sur les usages et les connaissances de la nature dans les sociétés tribales, suivie, en septembre 2012, de l’attribution de la médaille d’or du CNRS pour l’ensemble de ses travaux.
[5] Juan Pablo GUTIERREZ, défenseur des droits de l’homme, professeur d’études décoloniales, activiste et délégué international de l’Organisation nationale indigène de Colombie (ONIC) et du peuple indigène Yukpa, fait partie de la Délégation internationale des luttes pour l’eau.
[6] Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971 relative à la Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association (cf. Journal officiel du 18 juillet 1971, page 7114 ; Recueil, p. 29).
[7] L’inquiétante dérive des dissolutions d’associations (lejdd.fr) , Journal du Dimanche (JDD) du 17 décembre 2023.
ANNEXE : arrêt du Conseil d’Etat n° 476384 du 9 novembre 2023 (source Légifrance)
Conseil d’État – Section
- N° 476384
- ECLI:FR:CESEC:2023:476384.20231109
- Publié au recueil Lebon
Texte intégral
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu les procédures suivantes :
1° Sous le n° 476384, par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 28 juillet, 20 et 27 octobre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, » Les Soulèvements de la Terre « , M. G… H…, M. C… A…, Mme E… I…, M. K… O…, Mme Q…, M. B… F… et M. L… M… demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir le décret du 21 juin 2023 portant dissolution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 8 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
……………………………………………………………………………………………………………………………………………..
2° Sous le n° 476392, par une requête, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 28 juillet, 17 et 26 octobre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. N… J… demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir le décret du 21 juin 2023 portant dissolution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre ;
2°) d’annuler par voie de conséquence les autorisations accordées pour la mise en œuvre de techniques de renseignement sur le fondement du b) du 5° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure en vue de prévenir le maintien ou la reconstitution des » Soulèvements de la Terre » ;
3°) d’enjoindre à l’Etat de cesser toute mise en œuvre des dispositions de l’article L. 811-3 sur le fondement de la prévention du maintien ou de la reconstitution des » Soulèvements de la Terre « , de ne procéder à aucune exploitation des données collectées sur ce fondement et de procéder à leur destruction ;
4°) de constater que la base légale des autorisations accordées pour la mise en œuvre de techniques de renseignement sur le fondement de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure en vue de prévenir le maintien ou la reconstitution des » Soulèvements de la Terre » et des données collectées sur ce fondement a disparu ;
5°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
……………………………………………………………………………………………………………………………………………..
3° Sous le n° 476408, par une requête, enregistrée le 28 juillet 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. D… P… demande au Conseil d’Etat d’annuler pour excès de pouvoir le décret du 21 juin 2023 portant dissolution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre « .
…………………………………………………………………………………………………………………………………………….
4° Sous le n° 476946, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 1er août et 23 octobre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, l’association Europe Ecologie Les Verts, l’association La France Insoumise, l’association BLOOM, l’association Longitude 181, l’association ISF Agrista, l’association Pollinis, l’association One Voice, l’association Bio Consom’acteurs et la société anonyme d’intérêt collectif L’atelier paysan demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir le décret du 21 juin 2023 portant dissolution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 1 000 euros à verser à chaque requérant au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
……………………………………………………………………………………………………………………………………………..
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
– la Constitution, notamment son Préambule ;
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– le code de la sécurité intérieure ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Alexandra BRATOS, auditrice,
– les conclusions de M. Laurent DOMINGO, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat des » Soulèvements de la Terre » et autres, à Me Guermonprez-Tanner, avocat, d’une part, de l’association Europe Ecologie Les Verts, de l’association la France Insoumise, de l’association Bloom, de la société Longitude 181, de la société Isf Agrista, de la société Pollinis, de la société One Voice, de la société Bio Consommacteurs et de la société L’atelier Paysan, d’autre part, de l’association Agir pour l’environnement, de l’association Collectif des associations citoyennes, de l’association Centre Athenas, de l’association Intérêt à Agir, de l’association Terre de liens, de l’association Vous n’êtes pas seuls, de l’association Métamorphoses, de l’association Zéro Waste France, d’Extension Rébellion, de l’association Notre affaire à Tous, à la SCP Spinosi, avocat de la Ligue des droits de l’homme, du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, de l’association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et de l’association Utopia 56 et à la SCP Sevaux Mathonnet, avocat de l’Union syndicale solidaires, du syndicat de la magistrature, du syndicat des avocats de France, du groupe d’information et de soutien des immigré.e.s et de la fédération Droit au logment ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 2 novembre 2023, déposée sous le n° 476384 par » Les Soulèvements de la Terre » ;
Considérant ce qui suit :
1. Les requêtes du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » et autres, de M. N… J…, de M. D… P… et de l’association Europe Ecologie Les Verts et autres tendent à l’annulation pour excès de pouvoir du même décret du 21 juin 2023 ayant prononcé la dissolution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre « . Ces requêtes présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.
Sur les interventions :
2. Chacune des six interventions présentées devant le Conseil d’Etat sous le n° 476384 par l’association Agir pour l’environnement et autres, la Ligue des droits de l’Homme et autres, l’Union syndicale Solidaires et autres, l’association Greenpeace France et autres, la Confédération paysanne et l’association Attac l’est par au moins une association qui, en raison de son objet statutaire ou de sa participation aux actions du mouvement » Les Soulèvements de la Terre « , justifie d’un intérêt suffisant à l’annulation du décret attaqué. Ces interventions sont, par suite, recevables.
Sur le cadre juridique :
3. Aux termes de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, dans sa rédaction issue de l’article 16 de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République : » Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : / 1° Qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens (…) « . Aux termes de l’article L. 212-1-1 du même code, dans sa rédaction issue de la même loi : » Pour l’application de l’article L. 212-1, sont imputables à une association ou à un groupement de fait les agissements mentionnés au même article L. 212-1 commis par un ou plusieurs de leurs membres agissant en cette qualité ou directement liés aux activités de l’association ou du groupement, dès lors que leurs dirigeants, bien qu’informés de ces agissements, se sont abstenus de prendre les mesures nécessaires pour les faire cesser, compte tenu des moyens dont ils disposaient. »
4. Eu égard à la gravité de l’atteinte portée par une mesure de dissolution à la liberté d’association, principe fondamental reconnu par les lois de la République, les dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure sont d’interprétation stricte et ne peuvent être mises en œuvre que pour prévenir des troubles graves à l’ordre public.
5. Il résulte des dispositions du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure qu’une dissolution ne peut être justifiée sur leur fondement que lorsqu’une association ou un groupement, à travers ses dirigeants ou un ou plusieurs de ses membres agissant en cette qualité ou directement liés à ses activités, dans les conditions fixées à l’article L. 212-1-1, incite des personnes, par propos ou par actes, explicitement ou implicitement, à se livrer à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens, de nature à troubler gravement l’ordre public. Si la commission d’agissements violents par des membres de l’organisation n’entre pas par elle-même dans le champ de ces dispositions, le fait de légitimer publiquement des agissements violents présentant une gravité particulière, quels qu’en soient les auteurs, constitue une provocation au sens de ces mêmes dispositions. Constitue également une telle provocation le fait, pour une organisation, de s’abstenir de mettre en œuvre les moyens de modération dont elle dispose pour réagir à la diffusion sur des services de communication au public en ligne d’incitations explicites à commettre des actes de violence.
6. La décision de dissolution d’une association ou d’un groupement de fait prise sur le fondement de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ne peut être prononcée, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, que si elle présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public par les agissements entrant dans le champ de cet article.
Sur la légalité du décret attaqué :
7. Il ressort des pièces du dossier que » Les Soulèvements de la Terre » est un mouvement créé en 2021 organisant diverses actions militantes réparties en » saisons » ayant pour objectif d’alimenter le débat public sur des sujets d’intérêt général tels que la préservation de l’environnement et la lutte contre la consommation excessive des ressources naturelles. Il est notamment identifiable au travers de sa dénomination, de son logo et de ses publications réalisées sur son site internet et les réseaux sociaux. Ces éléments suffisent à caractériser l’existence d’un groupe de personnes organisé en vue de leur expression collective, et donc d’un groupement de fait au sens et pour l’application des dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Par suite, le décret attaqué a pu légalement regarder » Les Soulèvements de la Terre » comme un groupement de fait.
8. Le décret attaqué se fonde notamment sur ce que le groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » légitime des modes d’action violents dans le cadre de la contestation de certains projets d’aménagement et incite à la commission de dégradations matérielles, ces provocations ayant été suivies d’effet à plusieurs reprises.
9. En premier lieu, il ne ressort pas des pièces du dossier, et il n’est d’ailleurs pas soutenu, que puissent être imputées au groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » des provocations explicites à la violence contre les personnes. Si le groupement a relayé à plusieurs reprises, avec une certaine complaisance, des images ou des vidéos d’affrontements de manifestants avec les forces de l’ordre, elle ne peut être regardée, au vu des éléments produits, comme ayant revendiqué, valorisé ou justifié publiquement de tels agissements. Par ailleurs, si, à l’occasion de différentes manifestations auxquelles participait le groupement, notamment celles organisées les 29 et 30 octobre 2022 et les 25 et 26 mars 2023 contre la construction de retenues de substitution à Sainte-Soline, plusieurs dizaines de membres des forces de l’ordre ont été blessés lors de heurts avec les manifestants, cette seule circonstance, alors même que certains des auteurs de violence se seraient réclamés des » Soulèvements de la Terre « , ne constitue pas une provocation imputable au groupement au sens des dispositions citées au point 3.
10. En deuxième lieu, en revanche, il ressort des pièces du dossier que le groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » s’inscrit, à travers ses prises de position publiques, exprimées notamment par l’intermédiaire des publications éditées ou diffusées sur les réseaux sociaux, dans le cadre d’une mouvance écologiste radicale promouvant non seulement ce qu’il appelle » la désobéissance civile » mais aussi les appels à ce que le groupement dénomme » désarmement » des infrastructures portant atteinte à l’environnement et compromettant l’égal accès aux ressources naturelles telles que l’eau, c’est-à-dire des destructions ou dégradations visant à rendre ces infrastructures impropres à leur destination. Ce groupement, soit en en prenant l’initiative, soit en relayant des messages ayant le même objet émanant d’autres structures, a ainsi incité à porter des dommages à certaines infrastructures telles que les » méga-bassines « , à mettre » hors d’état de nuire » des sites industriels jugés polluants, à arracher des plantations qualifiées d' » intensives » ou encore à détériorer des engins de chantier, alors qu’il ne pouvait ignorer que de tels appels à l’action étaient susceptibles de se traduire, et se sont traduits parfois, par des dégradations effectives. Il a également légitimé publiquement, à plusieurs reprises, notamment sur son compte » Twitter « , de telles dégradations. Si le groupement soutient que ces prises de position participeraient d’un débat d’intérêt général sur la préservation de l’environnement et s’il en revendique la portée » symbolique « , ces circonstances sont, par elles-mêmes, sans incidence sur leur qualification de provocation à des agissements violents contre les biens.
11. Il résulte de ce qui précède que l’auteur du décret a pu légalement estimer que les agissements du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » entraient dans le champ des dispositions du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure au titre de la provocation explicite et implicite à des agissements violents contre les biens.
12. Ainsi qu’il a été dit au point 6, la décision de dissolution d’une association ou d’un groupement de fait prise sur le fondement de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ne peut être légalement prononcée que si elle présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public par ses agissements. Si des provocations explicites ou implicites à la violence contre les biens, au sens du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, sont imputables au groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre « , et ont pu effectivement conduire à des dégradations matérielles, il apparaît toutefois, au regard de la portée de ces provocations, mesurée notamment par les effets réels qu’elles ont pu avoir, que la dissolution du groupement ne peut être regardée, à la date du décret attaqué, comme une mesure adaptée, nécessaire et proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public.
13. Il résulte de l’ensemble de ce qui précède, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens des requêtes, que le décret du 21 juin 2023 ayant prononcé la dissolution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » doit être annulé.
Sur les conclusions à fin d’annulation par voie de conséquence et d’injonction présentées par M. J… sous le n° 467392 :
14. Aux termes de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure : » Pour le seul exercice de leurs missions respectives, les services spécialisés de renseignement peuvent recourir aux techniques mentionnées au titre V du présent livre pour le recueil des renseignements relatifs à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation suivants : (…) / 5° La prévention : (…) b) des actions tendant au maintien ou à la reconstitution de groupements dissous en application de l’article L. 212-1 (…) « . Aux termes de l’article L. 841-1 du même code : » (…) le Conseil d’Etat est compétent pour connaître, dans les conditions prévues au chapitre III bis du titre VII du livre VII du code de justice administrative, des requêtes concernant la mise en œuvre des techniques de renseignement mentionnées au titre V du présent livre./ Il peut être saisi par : 1° Toute personne souhaitant vérifier qu’aucune technique de renseignement n’est irrégulièrement mise en œuvre à son égard et justifiant de la mise en œuvre préalable de la procédure prévue à l’article L. 833-4 (…) « . L’article 834-4 confie à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement le soin, lorsqu’elle est saisie d’une réclamation de toute personne souhaitant vérifier qu’aucune technique de renseignement n’est irrégulièrement mise en œuvre à son égard, de procéder au contrôle de la ou des techniques invoquées en vue de vérifier qu’elles ont été ou sont mises en œuvre dans le respect des exigences légales. Par ailleurs, aux termes de l’article L. 841-2 du même code : » Le Conseil d’Etat est compétent pour connaître, dans les conditions prévues au chapitre III bis du titre VII du livre VII du code de justice administrative, des requêtes concernant la mise en œuvre de l’article 118 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, pour les traitements ou parties de traitements intéressant la sûreté de l’Etat dont la liste est fixée par décret en Conseil d’Etat. » L’article 118 de la loi du 6 janvier 1978 prévoit, s’agissant des dispositions applicables aux traitements intéressant la sûreté de l’Etat et la défense, que » les demandes tendant à l’exercice du droit d’accès, de rectification et d’effacement sont adressées à la Commission nationale de l’informatique et des libertés. »
15. En premier lieu, d’une part, M. J… n’a pas intérêt à agir pour demander l’annulation d’éventuelles décisions de mettre en œuvre des techniques de renseignement à l’égard de tiers. D’autre part, il n’a pas saisi préalablement la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement dans le cadre de la procédure prévue par l’article L. 833-4 du code de la sécurité intérieure. Ses conclusions d’annulation sont, par suite, en tout état de cause, irrecevables.
16. En second lieu, l’annulation du décret prononçant la dissolution d’une association ou d’un groupement de fait n’implique pas, par elle-même, que les autorités compétentes cessent d’exploiter et détruisent les données qui auraient été collectées à l’occasion de la mise en œuvre de techniques de renseignement en application des dispositions du b) du 5° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure. Il appartient aux personnes qui s’y croient fondées d’engager à cette fin la procédure prévue par l’article L. 841-2 du code de la sécurité intérieure.
17. Il résulte de ce qui précède que les conclusions à fin d’annulation par voie de conséquence et d’injonction de M. J… ne peuvent qu’être rejetées. Il en va de même de ses conclusions tendant à ce que le Conseil d’Etat » constate » que la base légale des autorisations accordées pour la mise en œuvre de techniques de renseignement sur le fondement du b) du 5° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure en vue de prévenir le maintien ou la reconstitution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » a disparu, qui ne sont pas recevables devant le juge de l’excès de pouvoir.
Sur les frais de l’instance :
18. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat, sous les requêtes n° 476384, 467392 et 476946, les sommes globales respectives de 3 000, 1 500 et 3 000 euros à verser aux requérants au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : Les interventions présentées sous le n° 476384 par l’association Agir pour l’environnement et autres, la Ligue des droits de l’Homme et autres, l’Union syndicale Solidaires et autres, l’association Greenpeace France et autres, la Confédération paysanne et l’association Attac sont admises.
Article 2 : Le décret du 21 juin 2023 portant dissolution du groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre » est annulé.
Article 3 : L’Etat versera aux requérants, sous les requêtes n° 476384, 467392 et 476946, les sommes globales respectives de 3 000, 1 500 et 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Sous le n° 467392, le surplus des conclusions de la requête de M. J… est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au groupement de fait » Les Soulèvements de la Terre « , à M. N… J…, à M. D… P… et à Europe Ecologie les Verts, premiers dénommés, pour l’ensemble des requérants, au ministre de l’intérieur et des outre-mer, à l’association Agir pour l’environnement, à la Ligue des droits de l’homme, à l’Union syndicale Solidaires, à l’association Greenpeace France, à la Confédération paysanne et à l’association Attac, premiers intervenants dénommés.
Copie en sera adressée à la Première ministre.