Les formes d’esclavage successives dans le Nouveau Monde. L’exemple des colonies françaises du 17è au début du 19è s., par Florence GAUTHIER, historienne des Révolutions de France et de St-Domingue/Haïti.

Nous remercions à nouveau chaleureusement notre amie Florence GAUTHIER, Maître de conférence HDR à l’université de Paris VII, et bien connue de nos fidèles lecteurs, de nous permettre de publier ci-dessous sa toute récente communication faite lors du séminaire du 7 décembre 2023 : « L’esprit des lumières et de la Révolution » portant sur « Les formes d’esclavage successives dans le Nouveau Monde. L’exemple des colonies françaises du 17è au début du 19è s. »

Quant à l’intérêt de son intervention, rappelons seulement que la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (J. O. R. F. n° 119 du , page 8175), dite « loi Taubira », dispose dans son article 1er :

« La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité. »

C’est qu’en effet la traite négrière à laquelle se livrèrent les puissances européennes puis du nouveau monde – qualifiée de « crime contre l’humanité » par la loi précitée – s’est étalée sur pas moins de 4 siècles (fin du 15ème siècle jusqu’au milieu du 19ème siècle), ce qui constitue une séquence historique notable dans les relations du centre occidental chrétien avec sa périphérie constituée par ces terres lointaines dépouillées de leurs « ressources humaines » au mépris des valeurs humanistes du judéo-christianisme confirmées et reprises, à la fin du 18ème siècle, par les déclarations des droits des 13 colonies américaines proclamant leur indépendance et la Grande Déclaration française des droits l’Homme et du Citoyen de 1789, dans lesquelles étaient clairement énoncées la liberté et l’égalité en droits des hommes depuis leur naissance.

L’éminente universitaire se penche sur les « raisons et les objectifs des colons dans les changements des diverses formes d’esclavage » et nous invite à explorer successivement le « système des bossales » né au 16ème siècle et mis en oeuvre avec le concours des « Royaumes africains islamisés » que l’Afrique pratiquait depuis le VIIIè s, avec razzia d’Africains, pour fournir en esclaves l’Empire arabo-musulman. Elle aborde ensuite l’Édit de Colbert de 1685 reconnaissant les « libres » et les « esclaves » mais indifférent à la couleur et qui engendra des « colons libres de couleur » – à la suite de métissages entre les colons et les femmes esclaves importées – qui coexistaient avec les « colons blancs » originaires.

Selon Florence GAUTHIER, il ne faut pas perdre de vue que « le préjugé de couleur » apparut plus tard dans la société coloniale lorsque le parti des « colons blancs » se constitua, entre 1720 et 1760, sur la base radicale de l’exclusion des « libres de couleur » de certaines fonctions sociales prestigieuses, ou plus ou moins honorifiques (médecine, judicatures royales, fonctions militaires).

Louis XV entérina cette pression des colons blancs : il s’agissait d’ « écarter à jamais les gens de couleur et leur postérité de tous les avantages attachés aux Blancs ».

Comme le montre Florence GAUTHIER, c’est la peur du métissage – lequel avait engendré le colon de couleur – qui a incité les colons blancs et le pouvoir royal à ériger un barrage contre ce mélange de couleurs que, faute de vouloir ou/et pouvoir interdire a priori par la prohibition de la promiscuité entre hommes blancs et gens de couleur, l’on s’efforçait d’anéantir par la reconnaissance de droits différents minorés attachés à la couleur de la peau noire ou au métissage.

Elle nous montre également les liens entre l’esclavage et, plus tard, au 19ème siècle notamment, la conquête de l’Afrique cette fois, par les puissances coloniales européennes installées en Amérique, en même temps qu’elles mettent fin au système de la traite des captifs africains déportés en Amérique.

Elle analyse ensuite la rencontre de la Révolution française de 1789, avec celle, à partir de 1791/1793, de la colonie de St-Domingue en soulignant l’impact des changements des orientations politiques de la Convention sur la question de l’esclavage dont le Décret d’abolition voté par la Convention le 4 février 1794 fut l’oeuvre de la Montagne. Mais ce décret, avec la réaction thermidorienne qui suivit, ne sera en définitive que partiellement et géographiquement imparfaitement appliqué avant d’être abrogé par le Premier Consul en 1802.

Si, comme le note Florence GAUTHIER, BONAPARTE épousa la cause des blancs et passa du préjugé de couleur à l’établissement du « racisme biologique », cela n’empêcha pas la colonie de Saint-Domingue de continuer à lui résister, malgré l’emprisonnement de Toussaint LOUVERTURE, et de proclamer enfin son indépendance en 1804.

Cette lecture que nous donne Florence GAUTHIER de l’évolution des formes d’esclavage dans les colonies françaises, du 17ème siècle au début du 19ème siècle, nous montre les rapports complexes et fluctuants qu’entretenait le pouvoir politique central avec les esclaves et les colons blancs ou métissés. Elle annonce également une nouvelle forme d’oppression des populations autochtones africaines et plus tard d’Asie qui se révélera lors de la poussée coloniale qui suivra avec le partage de l’Afrique (entre 1880 et la Première Guerre mondiale) puis de l’Asie entre les puissances européennes.

Louis SAISI

Paris, le 28 décembre 2023

Les formes d’esclavage successives dans le Nouveau Monde. L’exemple des colonies françaises du 17è au début du 19è s.

par Florence GAUTHIER, historienne des Révolutions

de France et de St-Domingue/Haïti (2023).

C’est une question qui m’est apparue intéressante à préciser pour mieux comprendre les raisons et les objectifs des colons dans ces changements de formes de l’esclavage.

Ci-dessous, partie occidentale de l’île de Saint-Domingue

cédée par l’Espagne à la France en 1697 qui deviendra Haïti 

au moment de son indépendance en 1804

Comme on le sait, le roi de France s’est intéressé tardivement à posséder des colonies et c’est poussé par MAZARIN que LOUIS XIII fit occuper la Martinique et la Guadeloupe à partir de 1635, puis COLBERT poussa Louis XIV à obtenir la partie occidentale de l’île de St-Domingue que le roi d’Espagne lui céda en 1697.

Depuis la découverte du Nouveau monde, en 1492, les autochtones de St-Domingue avaient été massacrés dès le XVIè s, puis les colons espagnols avaient introduit la culture de la canne à sucre et la traite des esclaves africains depuis le XVIè s. Un siècle plus tard, les terres étant épuisées, les colons espagnols les avaient abandonnées pour coloniser ailleurs [1].

   LOUIS XIV affirme la monarchie propriétaire des colonies : c’est lui qui distribue gratuitement les terres aux colons, qu’il choisissait au début.

L’évolution de la population de St-Domingue a connu une énorme progression en moins d’un siècle, passant de 5.000 esclaves en 1697, à 15.000 en 1715 et 450.000 en 1789. La population libre était d’environ 70.000 personnes en 1789 [2].

Ci-dessous, le travail harassant des esclaves noirs 

dans le cadre de l’exploitation d’une plantation

de canne à sucre à Saint-Domingue sous la férule 

du colon et Maître blanc… 

   Au XVIIIè s, St-Domingue devint le 1er producteur de sucre et de café en Amérique : le système permettait aux colons de faire fortune et St-Domingue devint la Perle des Antilles.

– Pourquoi les îles étaient-elles recherchées ? Parce que c’étaient des prisons, pour les esclaves, qui limitaient leur volonté de fuir, alors que sur le continent, la fuite était plus facile. Les colons les appelaient « les îles à sucre et à esclaves », c’est clairement dit…

 

I/ Le système esclavagiste des Bossales mis en place depuis le XVIè s.

Bossale vient de l’espagnol bozal qui signifie : muselière et appartient au vocabulaire de la domestication du bétail… Le système d’approvisionnement en esclaves était celui de la traite des captifs africains, vendus comme esclaves, et déportés dans le Nouveau Monde.

Ci-dessous, l’approvisionnement à destination

du nouveau monde en esclaves des captifs africains 

(Anonyme, Bibliothèque nationale)  

Ce furent les Portugais qui, depuis le XVè s, étaient entrés dans le Golfe de Guinée et avaient connaissance de la culture de la canne à sucre par des esclaves africains, qu’ils introduisent dans le Nouveau Monde, au Brésil dès le début du XVIè s ; ce fut repris par les Espagnols et ensuite par tous les colons européens depuis [3].

  Un mot sur le développement de la capture d’esclaves en Afrique.

Les Portugais avaient connaissance du système arabe que l’Afrique connaissait depuis le VIIIè s, avec razzia d’Africains, pour fournir en esclaves l’Empire arabo-musulman qui était un gigantesque empire, s’étendant en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et sur une partie de l’Asie.

                                                               

                                                                                    Ci-dessous,  razzia d’africains dans leur pays d’origine

Mais, depuis le VIIIè s, les populations africaines résistaient aux razzias et apprirent que si elles se convertissaient à l’Islam, elles ne seraient plus capturées. Alors, des Royaumes africains islamisés se créèrent et obtinrent le monopole de la traite des captifs et c’étaient eux qui organisaient les captures et imposaient les termes de l’échange.

Ainsi, l’Afrique était divisée en deux types de sociétés : celles qualifiées de sociétés primitives et ces Royaumes africains musulmans.

    Lorsqu’en 1492, C. COLOMB découvrait le Nouveau monde, il chercha à mettre en esclavage les autochtones, mais n’y parvint pas : les autochtones résistaient et préférèrent mourir au combat dans les îles ou fuir sur la Terre ferme, même dans les froides Andes, que de devenir esclaves. Alors, COLOMB fit comme les Portugais, il imita les marchands arabes et se tourna vers le marché d’esclaves africain.

La reine d’Espagne, ISABELLE la Catholique, s’opposa vigoureusement à l’esclavage dans le Nouveau monde et en 1499, emprisonna COLOMB jusqu’à sa mort en 1506. Mais les colons espagnols du Nouveau monde ne lui obéirent pas et se tournèrent vers le marché africain d’esclaves [4].

   Il est intéressant de préciser les termes de l’échange que ces Royaumes africains musulmans imposaient aux négriers européens depuis le XVIè s : les captifs s’échangeaient contre trois produits essentiels : des barres de fer qui venaient de Suède, des fusils qui venaient d’Angleterre pour faire la razzia, car l’Afrique ne produisait pas d’armes à feu, et des tissus venant de l’Inde dont la réputation était très ancienne [5].

  Aucun de ces produits exigés pour la traite des captifs ne venait du Royaume de France et cette traite n’a certainement pas enrichi les produits français, mis à part la production de bateaux spéciaux pour la traite qui partaient des ports atlantiques français. Par ailleurs, un commerce de produits français existait et alimentait les colonies.

 Après les violences de leur capture et du voyage, les Bossales, vendus sur les marchés, étaient  destinés aux rudes travaux de la canne et du portage à dos d’homme ou de femme, car les maîtres n’avaient pas investi dans l’achat de mulets ni dans l’aide au travail manuel : tout était fait à la main dans le secteur de culture de la canne [6].

Les Bossales avaient connu la liberté avant leur capture et étaient livrés à un processus de déshumanisation complète [7] et devaient apprendre une langue nouvelle, appelée créole. Choisis jeunes, leur durée de vie était en moyenne de 10 à 15 ans…

Parmi les formes de résistance des Bossales, le refus de faire des enfants : lorsque les femmes bossales étaient enceintes, elles cherchaient à avorter ou pratiquaient l’infanticide pour éviter à leurs enfants une vie d’esclaves. Cette affirmation de dignité humaine contraignait les colons à recourir à la traite pour renouveler leur main-d’œuvre.

   La traite des captifs africains et le système des Bossales dans le Nouveau monde va créer une raréfaction de la population africaine en Afrique.

Les deux traites, l’une en direction de l’empire arabo-musulman à l’Est, l’autre vers le Nouveau Monde à l’Ouest, ont provoqué cette raréfaction. Des travaux récents estiment la traite vers le Nouveau Monde  du XVIè au XVIIIè s à 12 millions, sans compter les victimes des razzias et des transports des captifs vers les ports africains, puis le voyage vers le Nouveau Monde [8].

Cette raréfaction de la population africaine se fit sentir au début du XVIIIè s et le prix du Bossale haussa considérablement : en 1700, il coûtait pour un homme jeune 600 livres et plus de 2000 livres en 1785 = le prix de l’esclave a été multiplié par trois [9].

Tout au long du XVIIIè s, les critiques se développent qu’elles soient philosophiques, politiques, ou économiques et se répandent dans les arts du théâtre et de l’opéra, comme dans la littérature. Je rappelle simplement que l’Encyclopédie de Diderot abonde sur ces thèmes critiques entre autres.[10]

II/ L’Édit de Colbert de 1685 met en forme l’institution juridico-politique des colonies françaises

Cet édit, qui a été préparé par Colbert, mort en 1683, et mené à terme par son fils, créait un ordre juridique colonial esclavagiste. Cet édit précise le double statut des esclaves : ce sont des étrangers par la naissance ET des esclaves.

Mais seul l’acte d’affranchissement, décidé par le maître, leur donnait le double statut de liberté puisqu’ils changeaient d’une part « le lieu de naissance dans la colonie française » cette fois, pour acquérir le statut de « sujet libre du roi de France ».

  L’Édit de 1685  ne reconnaît que 2 statuts : les libres et les esclaves : les affranchis retrouvent leur humanité et leur assimilation est pleine et entière.

Cette forme d’assimilation autorise les mariages entre colons et esclaves, et même les favorise lorsqu’un colon vivait en concubinage avec une esclave.

Les enfants métissés et légitimes sont considérés juridiquement comme ingénus nés libres. Le terme ingénu appartient au droit esclavagiste romain et signifie né libre.

Ainsi, l’Édit de 1685 est indifférent à la couleur : il autorisait le mariage entre couleurs et donc le métissage [11].

Notons que le fait historique de cette indifférence à la couleur apparaît difficile à accepter à cause du préjugé dominant selon lequel le racisme aurait existé depuis le début du colonialisme.

En fait, dans la seconde moitié du XVIIIè s, les colons français, qui recevaient gratuitement aux débuts, des terres du roi, étaient jeunes et épousèrent des femmes esclaves, parce que, d’une part elles leur plaisaient et, d’autre part, ils ne craignaient pas d’avoir une descendance métissée.

Leurs enfants légitimes et métissés formèrent une nouvelle catégorie de colons métissés qui se multiplia au XVIIIè s. Certains retournèrent en France après avoir fait fortune, et notons bien que leurs enfants des deux sexes, riches et métissés, faisaient leurs études en France et pouvaient s’y marier dans des milieux nobles ou riches : la France aussi était indifférente à la couleur [12].

III/ L’apparition du préjugé de couleur dans la société coloniale au XVIIIè s

L’indifférence à la couleur divisa la classe des maîtres et un parti de colons blancs se constitua, de 1720 à 1760, par l’exclusion des « libres de couleur » de l’exercice de la médecine et des offices royaux de judicature. Puis dans les années 1770, les fonctions militaires furent réservées aux colons « blancs ».

Le vocabulaire changea et les actes notariés mentionnaient l’origine et le degré de métissage : 2 degrés de couleur étaient introduits : le croisement entre blanc et noir appelé mulâtre et celui de blanc et de mulâtre appelé quarteron. Les libres de couleur reçurent  la dénomination générale de sang-mêlé [13].

Les théoriciens ségrégationnistes comme PALISOT de BEAUVOIS, HILLIARD d’AUBERTEUIL,  MOREAU de St-MÉRY, publièrent à l’usage de la colonie – et non de la France – des livres qui justifiaient ce qu’ils appelaient d’un terme nouveau : le préjugé de couleur.

Ces théoriciens justifient ce préjugé de couleur, nécessaire à leur société esclavagiste qui est fragile, disent-ils, à cause du faible nombre des colons par rapport à celui des esclaves. Pour contrer cette inégalité en nombre, il fallait un contrepoids moral et ce contrepoids est dans l’opinion qui établit une double distance : celle qui existe entre les maîtres et les esclaves et celle qui existe entre les esclaves et les libres de couleur. L’effet que ces théoriciens du préjugé de couleur doivent obtenir est de lier la couleur noire à la servitude et la blanche à la liberté.

Les théoriciens ont choisi les termes de préjugé de couleur, qui dit de façon précise ce qu’il faut imposer : un complexe d’infériorité attaché à la couleur de la peau noire ou métissée

Ce qui est intéressant c’est que ces théoriciens sont bien conscients qu’il s’agit d’un préjugé et ils vont le justifier pour obtenir une législation qui corresponde à leur théorie.

Pour entendre cette théorie, écoutons le ministre de la marine de BOYNES, qui écrit aux administrateurs de St-Domingues, en 1771, le refus de LOUIS XV de répondre à une demande de personnes métissées d’avoir accès à la classe des « blancs » :

   « Sa Majesté a pensé qu’une pareille grâce tendrait à détruire la différence que la Nature a mise entre les Blancs et les Noirs, et que le Préjugé politique a eu soin d’entretenir comme une distance à laquelle les gens de couleur et leurs descendants ne devaient jamais atteindre ;  préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des esclaves et qu’il contribue principalement au repos des colonies… Sa Majesté est déterminée à maintenir le principe qui doit écarter à jamais les gens de couleur et leur postérité de tous les avantages attachés aux Blancs [14]. »

Rappelons que la méthode de la pensée des Lumières consiste à combattre les préjugés. Et les théoriciens du Préjugé de couleur le savent et s’opposent aux Lumières très clairement en utilisant le terme de « préjugé de couleur » : leur théorie est une déclaration de guerre éthique et politique aux Lumières.

En 1685, COLBERT faisait écho aux colons eux-mêmes qui étaient esclavagistes et indifférents à la couleur, ce qui permet de comprendre que le préjugé de couleur s’est formé après l’apparition du métissage dans la classe des colons.

En 1771, le ministre de la marine et des colonies prenait acte de la division des colons à ce sujet et adoptait cette prétention à la supériorité des « Blancs ».

La classe des colons métissés s’est multipliée de la fin du XVIIè et au long du XVIIIè s, entraînant l’essor de la production non seulement de sucre, mais aussi de café, d’indigo et de tabac, essor considérable dans cette période, qui provoque une division dans la classe des colons entre les nouveaux métissés et les précédents qui se proclament « Blancs » : le « parti blanc » et le parti des « libres de couleur » se faisaient la guerre.

IV/ Les conséquences de la hausse des prix du captif africain

Comme je l’ai signalé plus haut, la raréfaction de la population africaine entraîna la hausse du prix du captif et invita à transformer le mode de reproduction de la main-d’œuvre esclave en Amérique. Le milieu des colons envisagea trois solutions :

  – Faire de l’élevage d’esclaves sur place dans les colonies d’Amérique. Cette solution était onéreuse car il fallait transformer le système de la plantation en s’occupant de créer des familles, d’élever les enfants à l’esclavage, de prendre soin de la main-d’œuvre, mais aussi d’investir dans l’aide au travail manuel, ce que les colons n’avaient encore jamais fait.

  Une autre solution était de trouver une main d’œuvre salariée : les colons anglais utilisaient le peuple Kuli, des Indes, dans ce but et furent imités par des essais des colons français. Les Kuli, qui ont donné la forme anglicisée de coolies, étaient des salariés sous contrat pour une durée limitée.

   Enfin, la troisième solution était d’aller coloniser directement l’Afrique et l’Asie pour ne plus avoir à déplacer la main-d’œuvre. Ces trois solutions furent pratiquées au XIXè s, à commencer par l’élevage d’esclaves sur place, qui fut généralisé en Amérique, précédant la conquête de nouveaux  continents.

V/ En 1789, la France et ses colonies françaises entraient en Révolution.

Je limite cette partie à la rencontre des Révolutions de la France et de la colonie de St-Domingue.

En France, les débuts de la Révolution populaire, essentiellement paysanne puisque la paysannerie représentait plus de 85% de la population, frappa les contemporains.

Le rétablissement des Etats généraux qui affirmait le retour de la souveraineté populaire, fut suivie de l’immense jacquerie de juillet 1789, qui prit le pouvoir local, puis créa dans les villages une garde communale armée et formée de citoyens locaux, pour se défendre contre la répression royale, et exposa son programme d’en finir avec la seigneurie et son système de rentes et autres droits féodalo-seigneuriaux.

N’obtenant pas de réponse, la paysannerie lutta jusqu’en juillet 1793, à raison de deux jacqueries par an en moyenne, ce qui fit au total 6 jacqueries successives de 1789 à 1793, pour enfin obtenir une législation agraire avec la Convention montagnarde : la paysannerie fut la grande bénéficiaire de la Révolution française, et les grands perdants furent le clergé, qui perdit tous ses biens, nationalisés dès 1789, et la seigneurie qui en perdit les deux/tiers avec la réforme agraire [15].

  

 

L’Art 1 de la Déclaration des droits : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », divise nettement en France comme à St-Domingue : le parti des « colons blancs », comprenant que la Déclaration des droits s’opposait à l’esclavage, décide de se séparer de la France et cherche un protecteur, hésitant entre les Anglais et les Espagnols. Tandis que les esclaves se réjouissent de ce même article et s’en réclament.

  De plus, à St-Domingue, le parti des « colons blancs » prend le pouvoir et institue des assemblées dans les trois provinces de l’Ile, mais réserve le droit de vote aux « blancs », en excluant les libres de couleur.

Ces derniers soumis à la répression armée forment des maquis armés pour se protéger : la guerre civile entre les colons s’ouvrait sur la question du préjugé de couleur. Les esclaves surveillaient les divisions des maîtres et se rapprochaient des maquis de libres de couleur.

Dans la Province du Nord, à la faveur d’une réunion de colons dans la ville du Cap qui éloignait leurs maîtres, les esclaves entrèrent en insurrection dans la nuit du 22 août 1791. Et cette insurrection des esclaves s’étend peu à peu dans les années suivantes et divise le parti des « libres de couleur » dont une partie s’allie aux esclaves : situation nouvelle [16].

Ci-dessus, SAINT-DOMINGUE XVIIIeme s. Révolte des noirs à Saint-Domingue, le 22 aout 1791. Esclaves noirs et affranchis revendiquent la liberte et l’égalité des droits avec les citoyens blancs. Illustration par E. Bayard 1837-1891 tirée de l’Histoire de France populaire tome 3, par Henri MARTIN, 1810-1883 vers 1870. Crédit : Collection Grob/KHARBINE-TAPABOR. 

  En France, la Déclaration des droits divise aussi l’Assemblée constituante en un « côté droit » qui la refuse tout net, et un « côté gauche », qui veut appliquer ses principes.

Sur la question coloniale, le « côté gauche » représenté par la Société des Amis de la Constitution, appelée aussi la Montagne, va prendre la défense des maquis des libres de couleur et de l’insurrection des esclaves.

C’est ainsi que les idées de suppression de l’esclavage, puis celle de l’indépendance des colonies, allaient prendre corps de 1789 à 1793 [17].

Du côté des partisans du colonialisme esclavagiste, des colons anglais avaient formé une Société des Amis des Noirs qui voulait remplacer la traite des captifs africains par un élevage d’esclaves dans les colonies. En France, ce fut Brissot qui animait une Société des Amis des Noirs depuis 1788. Brissot devint le dirigeant officiel du parti Brissotin-Girondin en 1792.[18]

   La Montagne s’oppose aux colons et aux Brissotins. La Montagne défend une cosmopolitique de la liberté des peuples et s’oppose à toute guerre de conquête y compris coloniale, et fait campagne pour l’abolition de l’esclavage et l’indépendance des colonies, éclairée par la guerre civile à St-Domingue et les débats en France sur ces questions.

  

Dès 1789, l’abbé GRÉGOIRE rencontre la Société des Citoyens de couleur qui vont, ensemble, informer la Montagne sur les réalités de la guerre civile à St-Domingue et les progrès des maquis des libres de couleur, comme de l’insurrection des esclaves.

  – Les élections de la Convention en septembre 1792 amène les Brissotins au pouvoir qui déclarent, le 1er février 1793, une guerre de conquête de la rive gauche du Rhin  : ils la perdent, ce qui entraîne leur chute avec la Troisième Révolution, celle des 31 mai-2 juin 1793, qui ouvre la période de la Convention montagnarde.

 

 

 

 

 

VI/ À St-Domingue, à la même date qu’en France, en juin 1793, une nouvelle insurrection des esclaves, dans la région du Cap, chasse le gouverneur GALBAUD [19].

De juin à septembre, les esclaves insurgés, alliés aux libres de couleur, proclament « la liberté générale du Nouveau peuple de St-Domingue » le 29 août, et décident d’élire « une députation de l’égalité de l’épiderme » pour informer la France de la nouvelle situation.

   On notera que les mots sont nouveaux, eux aussi : liberté générale, qui dit plus que l’abolition de l’esclavage, avec l’élection par ce nouveau peuple de St-Domingue d’une députation de l’égalité de l’épiderme et la proclamation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, au Cap (voir en Annexe cette proclamation) : non seulement, ce « nouveau peuple » reprenait sa liberté personnelle, mais affirmait sa souveraineté en exerçant ses droits politiques de citoyen des deux sexes, qui plus est. Et enfin, il invita les deux autres Provinces de St-Domingue, l’Ouest et le Sud, à faire comme lui.

  Les députés élus de l’égalité de l’épiderme étaient trois combattants vainqueurs de Galbaud : un noir Jean-Baptiste BELLEY, un métis Jean-Baptiste MILLS et un blanc Louis DUFAŸ,  pour bien faire comprendre que ce nouveau peuple décidait de son avenir.

                 Décret d’abolition de la Convention du 4 février 1794 –

16 pluviôse an II. Cote : BB/34/1/58

Elus en septembre 1793, les députés de l’égalité de l’épiderme parviennent en France en janvier 1794, et sont reçus par le Comité de salut public qui les présente à la Convention les 3 et 4 février 1794.

Au récit de la nouvelle situation par « la députation du Nouveau peuple de St-Domingue », la Convention montagnarde vote à l’unanimité l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises et contribue à préparer l’indépendance de St-Domingue en lui envoyant des armes et en abolissant l’esclavage en Guadeloupe, en Guyane et à Ste Lucie [20].

   Mais l’alliance des deux Révolutions fut de courte durée et la contre-révolution en France renversa la Montagne en Thermidor : le 27 juillet 1794.

Les Thermidoriens se lancent tout de suite dans la diversion de la guerre de conquête qui fut un des moyens principaux de réprimer le peuple en l’envoyant se battre et la conquête fut le moyen d’enrichir les riches sur les pays conquis jusqu’en 1815… soit plus de 20 ans de contre-révolution par la guerre et le pillage.

   La Constitution thermidorienne de 1795 rétablit une nouvelle forme d’aristocratie des mâles riches, en excluant toutes les femmes, même riches, des droits politiques, et tous les travailleurs manuels : de plus, elle supprima la Déclaration des droits naturels, exécrée par le « côté droit » depuis 1789, comme nous l’avons aperçu.

    La réaction coloniale prit la forme suivante : depuis Thermidor, les gouvernements français successifs cherchaient à récupérer ce qu’ils appelaient « la colonie de St-Domingue », qui  n’était plus une colonie, mais poursuivait sa conquête de l’indépendance.

Depuis l’abolition de l’esclavage, Toussaint LOUVERTURE (portrait ci-contre en 1802) avait été nommé gouverneur par les Commissaires civils POLVEREL et SONTHONAX, qui avaient soutenu la Révolution de juin 1793 dans la Province du Cap. LOUVERTURE vainquit successivement les Espagnols en 1794, puis les Anglais en 1798, et gouvernait St-Domingue de façon indépendante.

  Mais, le coup d’état de BONAPARTE de 1799 établit le Consulat et, en 1802, BONAPARTE voulut « reprendre la colonie de St-Domingue » et envoya deux corps d’armée. Ce fut le premier échec militaire de BONAPARTE, qui ne put récupérer que la Guadeloupe, sauvagement réprimée, et y rétablit l’esclavage.

Le Consul avait perdu 60.000 hommes, deux corps d’armée entiers ; il fit plus et instaura, sous la dictée du parti colonial pour la reprise de la Guadeloupe, l’Arrêté suivant, le 17 juillet 1802, je cite :

« Le titre de citoyen français ne sera porté dans toute l’étendue de cette colonie que par les Blancs. Aucun autre individu ne pourra prendre ce titre ni exercer les fonctions ou emplois qui y sont attachés. »

Ce fut BONAPARTE qui passa du préjugé de couleur à l’institution du racisme biologique divisant le genre humain selon la couleur de peau, donnant enfin satisfaction au parti des colons blancs.

  Notons que le « nouveau peuple de St-Domingue » réussit à proclamer l’Indépendance de la République d’Haïti le 1er janvier 1804 [21].

VII/ Les nouvelles formes coloniales au XIXè siècle

   Alors que les termes empire, impérial sont fort anciens, celui d’impérialisme apparaît en anglais en 1836 et va se répandre dans le sens moderne d’une soumission d’autres sociétés conquises à la politique économique de la puissance impérialiste.

En effet, le colonialisme va changer de forme à cette époque en supprimant la traite, remplacée par l’élevage d’esclaves sur place, puis cette forme d’esclavage est supprimée et remplacée par une forme de salariat : il ne s’agit en fait que d’une semi-liberté personnelle, privée de la liberté politique, donc de la souveraineté politique qui n’existe que dans l’indépendance.

 Ce fut l’Angleterre qui initia ces derniers changements.

  Pour résumer, dans la première moitié du XIXè s, le système d’élevage d’esclaves sur place se généralisa dans les colonies européennes, processus accéléré par la diminution de la traite des captifs africains.

  Pour activer ce processus, le 2 mars 1807, l’Angleterre annonça aux puissances coloniales d’Amérique, qu’elle mettait fin à la traite des captifs en Afrique et qu’elle confisquerait les navires de traite et leur cargaison de captifs.

  L’abolition de l’esclavage par l’Angleterre suivit en 1833, puis par la France en 1848.

Et dans la seconde partie du XIXè siècle, les puissances impérialistes vont conquérir de nouvelles colonies en Afrique et en Asie.

La France commence la conquête de l’Algérie en 1830.

En Afrique noire, la conquête va être grandement facilitée par le recul de la traite des captifs qui, on s’en souvient, échangeait les ventes d’esclaves contre des armes à feu : voilà les Royaumes africains islamisés affaiblis par le manque d’armes à feu et l’Afrique tombe rapidement aux mains des puissances européennes, qui se la partagent au Congrès de Berlin en 1885.

Enfin, la France conquiert l’Indochine en 1895.

Dans les nouvelles conquêtes d’Afrique et d’Asie, la France se débarrassa de la forme juridique de l’esclavage pour pratiquer, tout simplement, le travail forcé, organisé par l’armée et justifié par l’état de guerre…

Conclusion

L’exemple des colonies françaises sur le continent Amérique a vu se succéder trois formes de mises en esclavage, la première, celle du bossale avec traite des captifs africains, était héritée du modèle espagnol initial. C’est celle qui a duré le plus longtemps.

Pour les relations entre maîtres et esclaves, les colons français organisèrent d’abord l’indifférence à la couleur en autorisant les mariages entre couleurs.

Au long du XVIIIè s, le nombre des colons métissés se multiplie et provoque chez les « colons blancs » un rejet qui s’exprime par le préjugé de couleur.

La période révolutionnaire connut la guerre civile entre colons blancs et colons métissés et l’insurrection des esclaves à St-Domingue, en toile de fond, qui aboutissent à l’Indépendance d’Haïti en 1804. Du côté des colons, ce fut la fin de l’indifférence à la couleur, et le choix du racisme biologique en 1802.

    Le racisme biologique affirme une supériorité à la « race blanche », reposant sur une prétention scientifique : l’avantage de cette forme de racisme est de faire croire au petit peuple de travailleurs blancs qu’il appartient à la race supérieure, ce qui permet de diviser la société coloniale en empêchant les alliances entre les variétés d’opprimés.

    Cette thèse de la race supérieure s’oppose au principe de l’unité du genre humain et de ses droits à la liberté personnelle et politique, qui fut l’objectif de la Révolution, exprimé dans le titre même de la Déclaration des droits de l’homme Et du citoyen de 1789  et dans son article 1 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

   Cet humanisme cosmopolitique que portait la Révolution française fut combattu par la nouvelle physique sociale des économistes physiocrates, qui se prétendaient « scientifiques », mais limitaient déjà la liberté à la sphère économique et non plus aux membres du genre humain… Mais pour ces économistes, la sphère économique exige une liberté illimitée bien plus précieuse que celle du genre humain !

Florence GAUTHIER

(Publication d’une communication faite lors du séminaire du 7 décembre 2023 : L’esprit des lumières et de la Révolution)

Paris, le 28 décembre 2023

NOTES

[1] Michel DEVÈZE, Antilles, Guyane de 1492 à 1789, SEDES, 1977, Partie 1.

[2] Id., ibid., chap. 13, p 282.

[3] Cahiers des Anneaux de la Mémoire, N°3, Nantes, 2001, articles de J. BALLONG WEN-MEWUDA, John THORTON, Roger BOTTE.

[4] Pour bien connaître la découverte et ses suites, on se reportera à Bartolomé de LAS CASAS, Histoire des Indes, qu’il a écrite toute sa vie, publiée en espagnol en 1875 seulement, trad Seuil, 2002, 3 vol : passionnant.

[5] Eric SAUGERA, Bordeaux, port négrier, XVIIè-XVIIIès, Karthala, 1995.

[6] MIRABEAU, Les bières flottantes des négriers, réédité Presses Universitaires de St-Etienne, 1999. Discours tenu à la Société Des Amis de la Constitution les 1er et 2 mars 1790.

[7] Emile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions européennes, Ed. de Minuit, 1969, t 1, chap 5, L’esclave, l’étranger, p 355 ; Claude MEILLASSOUX, Anthologie de l’esclavage, PUF, Quadrige, 1998.

[8] Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Les routes de l’esclavage, VIè-XXè s, Albin, Michel, 2021 ; Paulin ISMARD sd, Les mondes de l’esclavage, Seuil, 2021.

[9] M. DEVÈZE, op. cit., chap. 13.

[10] Yves BENOT, Diderot, de l’athéisme à l’anticolonialisme, Maspero, 1970.

[11] Sur l’Edit de 1685, voir Jean-François NIORT, Le Code noir. Idées reçues sur un texte symbolique, Le Cavalier bleu, 2015. Texte mis au clair à partir des sources.

[12] Voir à ce sujet Fl. GAUTHIER, L’Aristocratie de l’épiderme, CNRS éd, 2007.

[13] Sur la législation des « colons blancs » voir Fl. GAUTHIER, Ibid, 2è Partie.

[14] Fl. GAUTHIER, Op. cit, 1ère Partie, chap. 4, p 56.

[15] Sur les jacqueries formant la toile de fond de la Révolution voir Georges LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, Paris, SEDES, 1932 ; Anatoli ADO, Paysans en Révolution. Terre, pouvoir et jacqueries, 1789-1794, Paris, SER, 1996, qui a révélé les 5 jacqueries successives à celle de juillet 89, inconnues jusqu’à son travail.

[16] Sur l’Insurrection des esclaves, voir Thomas MADIOU, Histoire d’Haïti, 8 t. (1847) Port-au-Prince, H. DESCHAMPS, t 1 à 3 de 1789 à 1802 ; C.L.R. JAMES, Les Jacobins noirs, trad. de l’anglais Paris, Ed. Caribéennes, 1983.

[17] Voir Fl. GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, (1992) réed Syllepse, 2014, 3è Partie, chap. 7 à 14.

[18] BRISSOT était le secrétaire de CLAVIÈRE, un banquier suisse qui cherchait à s’immiscer dans le commerce colonial français avant la Révolution, et qui profita de celle-ci pour tenter à nouveau sa chance, A. SOBOUL sd., Dictionnaire de la Révolution Française, PUF, 1989, entrée BRISSOT.

[19] Le Gouverneur GALBAUD, accompagné d’une armée, est envoyé par les Brissotins pour arrêter les commissaires civils POLVEREL et SONTHONAX qui leur réclament l’abolition de l’esclavage depuis leur arrivée dans une colonie livrée à la guerre civile, Fl. GAUTHIER, Triomphe et mort, op. cit, III, chap. 7 à 14.

[20] Sur ces épisodes voir Fl. GAUTHIER, Triomphe et mort…, op cit, IIIè Partie, chap. 9 à 14.

[21] Pour cette partie, voir Fl. GAUTHIER, Triomphe et mort, op cit,, Partie 4. L’Indépendance d’Haïti, chap 6.

ANNEXE : Proclamation du 29 août 1793

PROCLAMATION.

AU NOM DE LA RÉPUBLIQUE.

Nous LÉGER-FÉLICITÉ SONTHONAX,
Commissaire Civil de la République, délégué aux Îles Françaises de l’Amérique sous le vent, pour y rétablir l’ordre & la tranquillité publique.

LES HOMMES NAISSENT ET DEMEURENT LIBRES ET ÉGAUX EN DROIT :

Voilà, citoyens, l’évangile de la France ; il est plus que temps qu’il soit proclamé dans tous les départemens de la République.

Envoyés par la Nation, en qualité de Commissaires civils à Saint-Domingue, notre mission était d’y faire exécuter la loi du 4 avril, de la faire régner dans toute sa force, & d’y préparer graduellement, sans déchirement et sans secousse, l’affranchissement général des esclaves.

A notre arrivée, nous trouvâmes un schisme épouvantable entre les blancs qui, tous divisés d’intérêt & d’opinion, ne s’accordaient qu’en un seul point, celui de perpétuer à jamais la servitude des nègres, & de proscrire également tout système de liberté et même d’amélioration de leur sort. Pour déjouer les mal-intentionnés et pour rassurer les esprits, tous prévenus par la crainte d’un mouvement subit, nous déclarâmes que nous pensions que l’esclavage était nécessaire à la culture.

Nous disions vrai, citoyens, l’esclavage était alors essentiel, autant à la continuation des travaux qu’à la conservation des colons. Saint-Domingue était encore au pouvoir d’une horde de tyrans féroces qui prêchaient publiquement que la couleur de la peau devait être le signe de la puissance ou de la réprobation ; les juges du malheureux Ogé, les créatures et les membres de ces infâmes commissions prévôtales qui avaient rempli les villes de gibets et de roues, pour sacrifier à leurs prétentions atroces les africains et les hommes de couleur ; tous ces hommes de sang peuplaient encore la colonie. Si, par la plus grande des imprudences, nous eussions, à cette époque, rompu les liens qui enchaînaient les esclaves à leurs maîtres, sans doute que leur premier mouvement eût été de se jeter sur leurs bourreaux, et dans leur trop juste fureur, ils eussent aisément confondu l’innocent avec le coupable ; nos pouvoirs, d’ailleurs, ne s’étendaient pas jusqu’à pouvoir prononcer sur le sort des Africains, & nous eussions été parjures et criminels si la loi eût été violée par nous.

Aujourd’hui les circonstances sont bien changées ; les négriers & les anthropophages ne sont plus. Les uns ont péri victimes de leur rage impuissante, les autres ont cherché leur salut dans la fuite et l’émigration. Ce qui reste des blancs est ami de la loi et des principes français. La majeure partie de la population est formée des hommes du 4 avril, de ces hommes à qui vous devez votre liberté, qui, les premiers, vous ont donné l’exemple du courage à défendre les droits de la nature et de l’humanité ; de ces hommes qui, fiers de leur indépendance, ont préféré la perte de leurs propriétés à la honte de reprendre leurs anciens fers. N’oubliez jamais, citoyens, que vous tenez d’eux les armes qui vous ont conquis la liberté ; n’oubliez jamais que c’est pour la République Française que vous avez combattu ; que de tous les blancs de l’Univers, les seuls qui soient vos amis, sont les Français d’Europe.

La République Française veut la liberté et l’égalité entre tous les hommes, sans distinction de couleur ; les rois ne se plaisent qu’au milieu des esclaves : ce sont eux qui, sur les côtes d’Afrique vous ont vendus aux blancs ; ce sont les tyrans d’Europe qui voudraient perpétuer cet infâme trafic. La RÉPUBLIQUE vous adopte au nombre de ses enfants ; les rois n’aspirent qu’à vous couvrir de chaînes ou à vous anéantir.

Ce sont les représentans de cette même République qui, pour venir à votre secours, ont délié les mains des Commissaires civils, en leur donnant le pouvoir de changer provisoirement la police & la discipline des ateliers. Cette police et cette discipline vont être changées : un nouvel ordre de choses va renaître, & l’ancienne servitude disparaîtra.

Devenus citoyens par la volonté de la Nation Française , vous devez être aussi les zélés observateurs de ses décrets ; vous défendrez, sans doute, les intérêts de la République contre les rois, moins encore par le sentiment de votre indépendance, que par reconnaissance pour les bienfaits dont elle vous a comblés. La liberté vous fait passer du néant à l’existence, montrez-vous dignes d’elle : abjurez à jamais l’indolence comme le brigandage : ayez le courage de vouloir être un peuple, & bientôt vous égalerez les nations européennes.

Vos calomniateurs & vos tyrans soutiennent que l’Africain devenu libre ne travaillera plus ; démontrez qu’ils ont tort ; redoublez d’émulation à la vue du prix qui vous attend ; prouvez à la France, par votre activité, qu’en vous associant à ses intérêts elle a véritablement accru ses ressources & ses moyens.

Et vous, citoyens égarés par d’infâmes royalistes ; vous qui, sous les drapeaux & les livrées du lâche espagnol, combattez aveuglément contre vos propres intérêts, contre la liberté de vos femmes & de vos enfants, ouvrez donc enfin les yeux sur les avantages immenses que vous offre la République. Les rois vous promettent la liberté : mais voyez-vous qu’ils la donnent à leur sujets ? L’espagnol affranchit-il ses esclaves ? Non sans doute ; il se promet bien, au contraire, de vous charger de fers sitôt que vos services lui seront inutiles. N’est-ce pas lui qui a livré Ogé [22] à ses assassins ? Malheureux que vous êtes ! si la France reprenait un roi, vous deviendriez bientôt la proie des émigrés ; ils vous caressent aujourd’hui ; ils deviendraient vos premiers bourreaux.

Dans ces circonstances, le commissaire civil délibérant sur la pétition individuelle, signée en assemblée de commune.

Exerçant les pouvoirs qui lui ont été délégués par l’art. III du décret rendu par la convention nationale le 5 mars dernier ;

A ordonné & ordonne ce qui suit pour être exécuté dans la province du Nord.

Article premier.

La déclaration des droits de l’homme & du citoyen sera imprimée, publiée & affichée partout où besoin sera, à la diligence des municipalités, dans les villes & bourgs, & des commandants militaires dans les camps et postes.

Article II.

Tous les nègres & sang-mêlés, actuellement dans l’esclavage, sont déclarés libres pour jouir de tous les droits attachés à la qualité de citoyens français ; ils seront cependant assujettis à un régime dont les dispositions sont contenues dans les articles suivants.

Article III.

Tous les ci-devant esclaves iront se faire inscrire, eux, leurs femmes & leurs enfans à la municipalité du lieu de leur domicile, où ils recevront leur billet de citoyens français signé du commissaire civil.

Article IV.

La formule de ces billets sera déterminée par nous ; ils seront imprimés & envoyés aux municipalités, à la diligence de l’ordonnateur civil.

Article V.

Les domestiques des deux sexes ne pourront être engagés au service de leurs maîtres ou maîtresses que pour trois mois, & ce, moyennant le salaire qui sera fixé entr’eux de gré à gré.

Article VI.

Les ci-devant esclaves domestiques, attachés aux vieillards au-dessus de soixante ans, aux infirmes, aux nourrissons et aux enfans au-dessous de dix ans, ne seront point libres de les quitter. Leur salaire demeure fixé à une portugaise par mois pour les nourrices, & six portugaises par an pour les autres, sans distinction de sexe.

Article VII.

Les salaires des domestiques feront exigibles tous les trois mois.

Article VIII.

Ceux des ouvriers, dans quelque genre que ce soit, seront fixés de gré à gré avec les entrepreneurs qui les emploieront.

Article IX.

Les nègres actuellement attachés aux habitations de leurs anciens maîtres, seront tenus d’y rester ; ils seront employés à la culture de la terre.

Article X.

Les guerriers enrôlés, qui servent dans les camps ou dans les garnisons pourront se fixer sur les habitations en s’adonnant à la culture, & obtenant préalablement un congé de leur chef ou un ordre de nous, qui ne pourront leur être délivré qu’en se faisant remplacer par un homme de bonne volonté.

Article XI.

Les ci-devant esclaves cultivateurs seront engagés pour un an, pendant lequel temps ils ne pourront changer d’habitation que sur une permission des juges de paix, dont il sera parlé ci-après, & dans les cas qui seront par nous déterminés.

Article XII.

Les revenus de chaque habitation seront partagés en trois portions égales, déduction faite des impositions, lesquelles sont prélevées sur la totalité.

Un tiers demeure à la propriété de la terre & appartiendra au propriétaire. Il aura la jouissance de l’autre tiers pour les frais de fesance-valoir ; le tiers restant sera partagé entre les cultivateurs de la manière qui va être fixée.

Article XIII.

Dans les frais de fesance-valoir sont compris tous les frais quelconques d’exploitation, les outils, les animaux nécessaires à la culture & au transport des denrées, la construction & l’entretien des bâtiments, les frais de l’hôpital, des chirurgiens & gérans.

Article XIV.

Dans le tiers du revenu appartenant aux cultivateurs, les commandeurs, qui seront désormais appelés conducteurs de travaux, auront trois parts.

Article XV.

Les sous-conducteurs recevront deux parts, de même que ceux qui seront employés à la fabrication du sucre & de l’indigo.

Article XVI.

Les autres cultivateurs, à quinze ans & au-dessus, auront chacun une part.

Article XVII.

Les femmes à quinze ans & au-dessus auront deux tiers de part.

Article XVIII.

Depuis dix ans jusqu’à quinze, les enfans des deux sexes auront demi-part.

Article XIX.

Les cultivateurs auront en outre leurs places à vivres ; elles seront réparties équitablement entre chaque famille, eu égard à la qualité de la terre & à la quantité qu’il convient d’accorder.

Article XX.

Les mères de familles qui auront un ou plusieurs enfans au-dessous de dix ans, recevront part entière. Jusqu’au dit âge les enfans resteront à la charge de leurs parens pour la nourriture & l’habillement.

Article XXI.

Depuis l’âge de dix ans à celui de quinze, les enfans ne pourront être employés qu’à la garde des animaux ou à ramasser & trier du café & du coton.

Article XXII.

Les vieillards & les infirmes seront nourris par leurs parens. Les vêtemens & les médicamens seront à la charge du propriétaire.

Article XXIII.

Les denrées seront partagées à chaque livraison entre le propriétaire & le cultivateur, en nature ou en argent au prix du cours, au choix du propriétaire : en cas de partage en nature, celui-ci sera tenu de faire conduire à l’embarcadaire le plus voisin la portion des cultivateurs.

Article XXIV.

Il sera établi dans chaque commune un juge de paix & deux assesseurs, dont les fonctions seront de prononcer sur les différends entre les propriétaires & les cultivateurs, et de ces derniers entr’eux, relativement à la division de leurs portions dans le revenu : ils veilleront à ce que les cultivateurs soient bien soignés dans leurs maladies, à ce que tous travaillent également ; & ils maintiendront l’ordre dans les ateliers.

Article XXV.

Les propriétaires, fermiers ou gérans seront tenus d’avoir un registre paraphé par la municipalité du lieu, sur lequel sera inscrit la quantité de chaque livraison de denrées, & de régler la répartition du tiers revenant aux cultivateurs ; cette répartition sera vérifiée par l’inspecteur de la paroisse & arrêtée par lui définitivement.

Le juge de paix sera tenu d’avoir un double du registre tenu par chaque gérant ou propriétaire & de le représenter à l’inspecteur général toutes les fois qu’il en sera requis : il en sera de même des propriétaires & gérans à l’égard des juges de paix & de l’inspecteur général.

Article XXVI.

L’inspecteur général de la province du Nord sera chargé d’inspecter toutes les habitations, de prendre auprès des juges de paix tous les renseignemens possibles sur la police & la discipline des atteliers & de nous en rendre compte ainsi qu’au gouverneur général & à l’ordonnateur civil. Il sera en tournée au moins vingt jours du mois.

Article XXVII.

La correction du fouet est absolument supprimée ; elle sera remplacée, pour les fautes contre la discipline, par la barre pour un, deux ou trois jours, suivant l’exigence des cas. La plus forte peine sera la perte d’une partie ou de la totalité des salaires ; elle sera prononcée par le juge de paix et ses assesseurs ; la portion de celui ou de ceux qui en seront privés accroîtra au profit de l’attelier.

Article XXVIII.

A l’égard des délits civils, les ci-devant esclaves seront jugés comme les autres citoyens français.

Article XXIX.

Les cultivateurs ne pourront être contraints de travailler le dimanche : il leur sera laissé deux heures par jour pour la culture de leur place. Les juges de paix régleront, suivant les circonstances, l’heure à laquelle les travaux devront commencer et finir.

Article XXX.

Il sera libre au propriétaire ou gérant d’avoir tel nombre que bon lui semblera de conducteurs ou sous-conducteurs de travaux ; ils seront choisis par lui & pourront être destitués également par lui, à la charge d’en rendre compte au juge de paix qui, assisté de ses assesseurs, prononcera sur la validité de la destitution.

Les conducteurs & sous-conducteurs pourront aussi être destitués par le juge de paix assisté de ses assesseurs, sur les plaintes portées contre eux par les cultivateurs.

Article XXXI.

Les femmes enceintes de sept mois ne travailleront point au jardin, & n’y retourneront que deux mois après leurs couches ; elles n’en jouiront pas moins, pendant ce temps, des deux tiers de part qui leur sont alloués.

Article XXXII.

Les cultivateurs pourront changer d’habitation pour raison de sûreté ou d’incompatibilité de caractère reconnue, ou sur la demande de l’atelier où ils sont employés. Le tout sera soumis à la décision du juge de paix, assisté de ses assesseurs.

Article XXXIII.

Dans la quinzaine du jour de la promulgation de la présente proclamation, tous les hommes qui n’ont pas de propriétés, & qui ne seront ni enrôlés, ni attachés à la culture, ni employés au service domestique & qui seraient trouvés errants, seront arrêtés & mis en prison.

Article XXXIV.

Les femmes qui n’auront pas de moyens d’existence connus, qui ne seront pas attachées à la culture ou employées au service domestique, dans le délai ci-dessus fixé, ou qui feraient trouvées errantes seront également arrêtées & mises en prison.

Article XXXV.

Les hommes & femmes mis en prison dans les cas énoncés aux deux articles précédens, seront détenus pendant un mois, pour la première fois ; pendant trois mois, pour la seconde ; & la troisième fois, condamnés aux travaux publics pendant un an.

Article XXXVI.

Les personnes attachées à la culture, & les domestiques ne pourront, sous aucun prétexte, quitter, sans une permission de la municipalité, la commune où ils résident ; ceux qui contreviendront à cette disposition seront punis de la manière déterminée dans l’article XXVII.

Article XXXVII.

Le juge de paix sera tenu de visiter, toutes les semaines, les habitations de sa dépendance. Le procès-verbal de visite sera envoyé à l’inspecteur général, qui en fera passer des expéditions aux Commissaires Civils, au Gouverneur Général & à l’Ordonnateur Civil.

Article XXXVIII.

Les dispositions du Code Noir demeurent provisoirement abrogées.

La présente proclamation sera imprimée & affichée partout où besoin sera.

Elle sera proclamée dans les carrefours & places publiques des villes et bourgs de la province du Nord, par les officiers municipaux en écharpe, précédés du bonnet de la Liberté, porté au haut d’une pique.

Ordonnons à la commission intermédiaire, aux corps administratifs & judiciaires de la faire transcrire dans leurs registres, publier & afficher.

Ordonnons à tout commandant militaire de prêter main-forte pour son exécution.

Requérons le Gouverneur Général par intérim de tenir la main à l’exécution.

Au Cap, le 29 août 1793, l’an deux de la République Française.

SONTHONAX.

Par le Commissaire civil de la République.
GAULT , Secrétaire adjoint de la Commission Civile.

AU CAP-FRANÇAIS, de l’Imprimerie de P. Gatineau
au Carénage, près de la Commission Intermédiaire.

Note :

[22] Vincent Ogé était un propriétaire mulâtre favorable à l’octroi de l’égalité aux libres ou affranchis. Il conduisit une rébellion armée des mulâtres en octobre 1790. Réfugié dans la partie espagnole, il fut livré aux autorités françaises. Il fut condamné à la roue et exécuté en février 1791.

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