SOMMAIRE
Introduction
- De l’adoption de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration au décret n° 2024-813 du 8 juillet 2024 (JORF du 16 juillet 2024, N° 0168, texte N° 9) précisant les modalités de mise en œuvre des régimes d’assignation à résidence et de placement en rétention administrative prévus par l’article 41 de cette loi [article L 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA)].
- La saisine du Conseil d’Etat par les organisations humanitaires requérantes et l’admission de la QPC par la Haute juridiction administrative et le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel.
I/ l’objet du litige constitutionnel
A/ Les dispositions contestées de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile [10]
1/ Les dispositions légales contestées
2/ L’argumentation développée par les associations requérantes
B/ Le cadre juridique de la situation des étrangers en France
B1/ L’absence de disposition constitutionnelle relative à la protection des étrangers en France
1/ L’impact de la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 : la réforme constitutionnelle du 25 novembre 1993
2/ De la contestation de l’utilité d’une telle réforme constitutionnelle
3/ La coexistence dans le bloc de constitutionnalité de l’alinéa 4 du préambule de la Constitution de 1946 et l’article 53-1 de la Constitution de 1958
B2/ La conciliation de l’ordre public et du respect des droits et libertés reconnus à toutes les personnes qui résident sur le territoire de la République
II/ La solution du Conseil constitutionnel
A/ L’esprit de la loi mise en cause : les travaux préparatoires
B/ Les dispositions contestées plaçant le demandeur d’asile en rétention administrative sont contraires à la Constitution
1/ la menace à l’ordre public
- Une notion floue
- La qualification de la menace par le conseil constitutionnel
2/ Le risque de fuite
C/ La sanction de certaines dispositions de l’article L. 523-1 du CESEDA par le Conseil constitutionnel
CONCLUSIONS (1, 2, 3)
NOTES (1 à 21)
ANNEXE : Décision du Consel constitutionnel n° 2025-1140 QPC du 23 mai 2025
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Dans une décision du 23 mai 2025 [1], rendue sur QPC [2] le Conseil constitutionnel a annulé certaines des dispositions de l’article L 523-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (dit CESEDA) dans sa rédaction issue de la loi du 26 janvier 2024 en les déclarant contraires à la Constitution.
L’on se souvient des nombreuses critiques – formulées par des associations de juristes et de nombreuses associations humanitaires – contre la loi du 26 janvier 2024 – portée pour le Gouvernement ATTAL/MACRON [3] par Gérald DARMANIN, alors Ministre de l’Intérieur – durcissant les conditions d’entrée et de séjour des immigrés en France.
Outre les nombreux articles qu’en amont de cette loi, nous avions, sur notre site, déjà développés sur les problèmes des migrants [4], nous avions également consacré sur ce même site deux articles spécifiques, en novembre et décembre 2023, lors de la gestation de cette loi précitée, sous les titres suivants :
- « Les associations humanitaires « vent debout » contre le projet de loi sur l’immigration adopté par le Sénat » (27 novembre 2023, :https://ideesaisies.deploie.com/les-associations…-par-louis-saisi/) ;
- « Le Président de la CNCDH [5] (Commission nationale consultative des droits de l’homme) recommande aux députés de ne pas voter le texte du projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » (11 décembre 2023, : https://ideesaisies.deploie.com/le-president-de-…rer-lintegration/).
À l’époque, la Défenseure des droits, Claire HEDON, n’avait pas hésité à monter au créneau et, dans une tribune publiée le 9 décembre 2023 dans le journal Le Monde, elle avait, quant à elle, dénoncé dans le projet de loi sur l’immigration « la rupture dans la protection des droits et libertés ».
Se prononçant à la suite de sa saisine par le Président de la République, par la présidente de l’Assemblée nationale et par les députés et les sénateurs de la gauche, il y a lieu de rappeler que dans sa décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024, le Conseil constitutionnel avait censuré pour motif de procédure 32 articles (en tant que « cavaliers législatifs » : articles sans lien suffisant avec le texte initial) et 3 articles sur le fond (en partie ou en entier).
Dans sa décision précitée, le Conseil constitutionnel précise lui-même au § 276 n’avoir soulevé d’office aucune autre question de conformité à la Constitution – alors qu’il aurait pu le faire – et « ne s’est donc pas prononcé sur la constitutionnalité des autres dispositions que celles examinées dans la présente décision [6] ».
L’on peut donc regretter qu’il n’ait pas soulevé d’office lui-même, entre autres, l’inconstitutionnalité de l’article 41 de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 (devenu l’article L 523-1 du CESEDA) [7].
En effet, comme cela a été relevé par la doctrine, depuis 1977, le Conseil constitutionnel, lorsqu’il est saisi, estime être saisi, non seulement des points de contestation soulevés par les auteurs de la requête, mais également de l’ensemble de la loi [8]. S’il fallait trouver une justification quant au caractère ultra petita d’une telle saisine, l’on pourrait alléguer que le procès d’inconstitutionnalité n’est pas un banal procès entre parties mais un procès objectif dans l’intérêt de la hiérarchie des normes et notamment de la primauté de la norme constitutionnelle.
Il semble toutefois que le Conseil constitutionnel ne se soit saisi de lui-même de la constitutionnalité d’autres points de la loi que ceux soulevés par les requérants lors de sa saisine, qu’en 1984, lors de l’examen de la loi portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale à l’occasion de laquelle, dans sa décision N° 83-168 DC du 20 janvier 1984, il avait lui-même soulevé au § 16 la question de la constitutionnalité de l’article 110 de cette loi [9] dont il considéra que les alinéas 2 et 3 étaient contraires à l’article 72 de la Constitution dont le 2ème alinéa disposait alors que les collectivités territoriales de la République « s’administrent librement par des conseils élus dans les conditions prévues par la loi ». Ainsi le double principe de la libre administration des collectivités territoriales par des conseils élus est protégé par la Constitution, ce qui a incité le Conseil constitutionnel, à cette occasion, de se faire l’ardent défenseur de cette conception de la fonctin publique territoriale, même en dehors des auteurs de sa saisine, lesquels, d’ailleurs, n’avaient pas manqué eux-mêmes (Président du Sénat Alain POHER et députés auteurs de la saisine) d’inciter le Conseil constitutionnel à étendre son contrôle sur la totalité du dispositif légal mis en cause par rapport à la primauté de ce qu’était alors le 2ème alinéa de l’article 72 de la Constitution, lequel, selon le Conseil constitutionnel, devait néanmoins être concilié avec l’article 34 de la Constitution de 1958 aux termes duquel « la loi détermine les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources » (§4 de la décision).
Il y avait-là un précédent jurisprudentiel porteur d’une promesse plus large du contrôle de la constitutionnalité de l’ensemble d’une loi avant sa promulgation à la faveur d’une saisine limitée de mise en cause de la loi résultant de l’alinéa 2 de l’article 61 de la Constitution.
Au sein de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, l’article 41 avait créé les régimes d’assignation à résidence et de rétention administrative à l’encontre de migrants sans titre de séjour qui réclamaient le droit d’asile.
Cet article 41 était devenu l’article L 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).
En application de cet article, le décret n° 2024-813 du 8 juillet 2024 (JORF du 16 juillet 2024, N° 0168, texte N° 9) était venu préciser les modalités de mise en œuvre des régimes d’assignation à résidence et de placement en rétention administrative prévus par la loi précitée à l’encontre des demandeurs d’asile.
Le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), le Syndicat des avocats de France (SAF), l’association Avocats pour la Défense des droits des étrangers (ADDE), la Fédération des associations de solidarité avec tou.te.s les immigré.e.s (FASTI), l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les personnes étrangères (ANAFE), la Ligue des droits de l’Homme (LDH), l’association Droit ici et là-bas (DIEL) et la Coalition internationale des sans-papiers et migrants (CISPM) – qui avaient demandé au Conseil d’Etat l’annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2024-813 du 8 juillet 2024 relatif aux cas d’assignation à résidence ou de placement en rétention des demandeurs d’asile prévu par l’article 41 de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 (devenu l’article L 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ou CESEDA) pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration – demandèrent au Conseil d’Etat, à l’appui de leur requête, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l’article L. 523-1 du CESEDA précité.
Dans une décision du 6 mars 2025, le Conseil d’Etat fit droit à leur demande et renvoya au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.
Le Conseil constitutionnel avait donc à se prononcer sur la question de la conformité à la Constitution des dispositions de l’article L. 523-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).
I/ L’objet du litige constitutionnel
A/ Les dispositions contestées de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile [10]
1/ Les dispositions légales contestées
Dans sa rédaction issue de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile dispose :
« L’autorité administrative peut assigner à résidence ou, si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas, placer en rétention le demandeur d’asile dont le comportement constitue une menace à l’ordre public.
« L’étranger en situation irrégulière qui présente une demande d’asile à une autorité administrative autre que celle mentionnée à l’article L. 521-1 peut faire l’objet des mesures prévues au premier alinéa du présent article afin de déterminer les éléments sur lesquels se fonde sa demande d’asile. Son placement en rétention ne peut être justifié que lorsqu’il présente un risque de fuite ».
2/ L’argumentation développée par les associations requérantes
Les associations requérantes soutiennent qu’en permettant le placement en rétention administrative d’un demandeur d’asile en raison d’une simple menace à l’ordre public ou d’un risque de fuite et en dehors de toute procédure d’éloignement, ces dispositions portent une atteinte à la liberté individuelle qui ne serait ni justifiée par une exigence ou un objectif de valeur constitutionnelle ni, en tout état de cause, nécessaire, adaptée et proportionnée à un tel objectif. Il en résulterait, selon eux, une méconnaissance de l’article 66 de la Constitution.
Par ailleurs, le droit d’asile étant un droit constitutionnel, placé en rétention, le demandeur d’asile ne peut exercer ce droit de manière effective, ce qui constitue une atteinte manifestement disproportionnée à l’exercice de ce droit
Enfin, selon les requérantes, il y a une atteinte portée au principe d’égalité devant la loi dès lors qu’en permettant de placer en rétention un demandeur d’asile, au motif d’une simple menace à l’ordre public, celui-ci serait aussi autant inquiété qu’un étranger faisant l’objet d’une mesure d’expulsion ou d’une interdiction judiciaire ou administrative du territoire.
L’association SOS Soutien ô sans papiers, intervenante devant le Conseil constitutionnel et admise par celui-ci à faire valoir ses observations, fait valoir, quant à elle, l’atteinte à la liberté d’aller et de venir.
Après avoir circonscrit l’objet du litige et les points de contestation, le Conseil constitutionnel rappelle le cadre juridique de la situation des étrangers en France.
B/ Le cadre juridique de la situation des étrangers en France
B1/ L’absence de disposition constitutionnelle relative à la protection des étrangers en France
Selon le Conseil constitutionnel, « Aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. »
Les conditions de leur entrée et de leur séjour peuvent être restreintes par des mesures de police administrative conférant à l’autorité publique des pouvoirs étendus et reposant sur des règles spécifiques.
Discussion : L’on peut néanmoins s’étonner du caractère aussi radical d’une telle affirmation car le Conseil constitutionnel lui-même – dans sa décision n° 93-325 DC du 13 août 1993 portant sur la loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France – avait reconnu – sur la base de l’alinéa 4 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel renvoie le préambule de la Constitution de 1958 – au droit d’asile une existence constitutionnelle (considérant 81) au point que le « respect du droit d’asile, principe de valeur constitutionnelle, implique d’une manière générale que l’étranger qui se réclame de ce droit soit autorisé à demeurer provisoirement sur le territoire jusqu’à ce qu’il ait été statué sur sa demande »( considérant 84). Cette jurisprudence n’a pas été remise en cause par la suite comme le montre la chronique d’avril 2021 d’Alexis MARIE (professeur à l’université de Reims) et Thibaut FLEURY-GRAFF (professeur à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines) intitulée « La jurisprudence du Conseil constitutionnel relative au droit d’asile mise en perspective avec celle du Conseil d’Etat : l’art de l’ouroboros [11] » publiée sur le site du Conseil constitutionnel.
1/ L’impact de la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 : la réforme constitutionnelle du 25 novembre 1993
La censure partielle, en 1993, par le Conseil constitutionnel de la loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France avait poussé le gouvernement d’Édouard BALLADUR, sous la seconde cohabitation [12], à demander une modification de la Constitution afin de permettre la mise en œuvre des dispositions concernées.
L’article 53-1 de la Constitution fut introduit par la loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993. Cette modification de la Constitution fut la première réalisée sous la Cinquième République à la suite de la déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi [13].
Le premier alinéa de l’article 53-1 de la Constitution revient sur un principe du droit français consacré par le Préambule de la Constitution de 1946. Ce préambule faisait qu’un demandeur d’asile avait le droit d’être accueilli s’il était persécuté en raison de son action en faveur de la liberté (voir jurisprudence ci-dessus de 1993 du Conseil constitutionnel).
Or le premier alinéa de l’article 53-1 de la Constitution retire ce droit d’examen direct laissée à la libre appréciation de la France pour en faire un objet commun susceptible d’être examiné par d’autres Etats avec lesquels la République française s’est liée par des engagements identiques aux siens en matière d’asile et de protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
Mais l’alinéa 2 de l’article 53-1 donne ensuite la possibilité à la France de réexaminer un rejet de demande d’asile d’un autre pays membre de l’espace Schengen.
2/ De la contestation de l’utilité d’une telle réforme constitutionnelle
Lors de la réforme constitutionnelle du 25 novembre 1993 précitée, l’éminent constitutionnaliste Guy CARCASSONNE (photo ci-contre) avait considéré que l’article 53-1 était « inutile au départ, néfaste à l’arrivée », et que « le premier alinéa […] n’apporte rien qui ne fût déjà acquis », du fait notamment de précédentes décisions du Conseil constitutionnel : n°91-294 DC du 25 juillet 1991 et 92-307 DC du 25 février 1992.
Il est exact que, comme le soutenait le professeur Guy CARCASSONNE, dans sa décision n°91-294 DC du 25 juillet 1991, relative à l’accord du 14 juin 1985 entre les gouvernements des Etats de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, le Conseil constitutionnel a validé la coopération des Etats membres aux accords de SHENGEN en matière d’asile en estimant que cette coopération n’opère pas un transfert de la souveraineté nationale.
Par suite, le Conseil constitutionnel a estimé que n’est pas contraire à la Constitution la loi autorisant l’approbation de la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 entre les gouvernements des Etats de l’union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes. Cette décision du Conseil ne rendait donc pas indispensable la réforme constitutionnelle de 1993 par le biais du nouvel article 53-1 dans son alinéa 1er.
Par ailleurs l’on peut ajouter que dans cette même décision n°91-294 DC du 25 juillet 1991, le Conseil a relevé également que ces accords réservent, pour tout Etat partie à ceux-ci, la possibilité d’évoquer une demande d’asile traitée par un autre Etat dès l’instant que, comme pour la France, par exemple, la demande d’asile entre dans le champ de l’alinéa 4 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.
S’agissant de la décision du Conseil constitutionnel N° 92-307 DC du 25 février 1992 – qui avait été également invoquée par Guy CARCASSONNE -, le Conseil constitutionnel, par rapport au droit d’asile, justifiait qu’un étranger qui avait sollicité son entrée en France au titre d’une demande d’asile, pouvait faire l’objet d’un maintien en zone de transit le temps nécessaire à son départ, moyennant des garanties adéquates, que s’il apparaissait que « sa demande d’asile était manifestement infondée. »
Par suite, sous cette réserve d’interprétation, la disposition législative était constitutionnelle.
En revanche, dans cette même décision du 25 février 1992, après avoir rappelé qu’en vertu de l’article 66 de la Constitution, l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle, le Conseil constitutionnel estime « qu’en conférant à l’autorité administrative le pouvoir de maintenir durablement un étranger en zone de transit, sans réserver la possibilité pour l’autorité judiciaire d’intervenir dans les meilleurs délais, l’article 35 quater ajouté à l’ordonnance du 2 novembre 1945 par l’article 8-I de la loi déférée est, en l’état, contraire à la Constitution ».
3/ La coexistence dans le bloc de constitutionnalité de l’alinéa 4 du préambule de la Constitution de 1946 et l’article 53-1 de la Constitution de 1958
Avec cette révision constitutionnelle de 1993 et la rédaction de l’article 53-1, l’on s’est demandé, en matière de constitutionnalisation du droit d’asile, si cet article n’allait pas de plus en plus se substituer à l’alinéa 4 du préambule de la Constitution du 27 avril 1946 précité [14].
En fait ces deux articles ne se situent pas au même niveau car l’article 53-1 se place au niveau des modalités de mise en œuvre du droit d’asile à l’intérieur d’un partage des compétences au niveau européen entre les Etats membres de l’espace SHENGEN.
De son côté, l’alinéa 4 du préambule de la Constitution du 27 avril 1946 précité se situe au niveau de l’énoncé du principe même, de son existence, et rien ne justifierait qu’il tombât au profit exclusif de l’article 53-1, et cela d’autant plus que ce même article 53-1, dans son alinéa 2 évoque la spécificité française en la matière en reprenant le libellé de l’alinéa 4 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.
B2/ La conciliation de l’ordre public et du respect des droits et libertés reconnus à toutes les personnes qui résident sur le territoire de la République
Selon le Conseil constitutionnel :
« il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à toutes les personnes qui résident sur le territoire de la République
« Parmi ces droits et libertés figure la liberté individuelle, protégée par l’article 66 de la Constitution, qui ne saurait être entravée par une rigueur non nécessaire.
« Les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis. »
II/ La solution du Conseil constitutionnel
A/ L’esprit de la loi mise en cause : les travaux préparatoires
Quel est l’esprit de la loi dont certaines dispositions sont mises en cause ? Il s’agit donc de rechercher l’intention du législateur. Pour le Conseil constitutionnel, il s’agit ici de la sauvegarde de l’ordre public qu’il considère comme un objectif de valeur constitutionnelle.
Le Conseil constitutionnel rappelle qu’« il ressort des travaux préparatoires qu’en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu éviter notamment que des étrangers en situation irrégulière se prévalent du droit d’asile dans le seul but de faire obstacle à leur éloignement du territoire national. Il a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière, qui participe de cet objectif. »
B/ Les dispositions contestées plaçant le demandeur d’asile en rétention administrative sont contraires à la Constitution
La rétention administrative étant une perte de liberté participe-t-elle de cet objectif de valeur constitutionnelle ?
Le Conseil constitutionnel va analyser les motifs du dispositif :
1/ la menace à l’ordre public
- Une notion floue
La notion de « menace à l’ordre public » – chère à l’ancien Ministre de l’Intérieur Gérald DARMANIN (photo ci-dessus) – n’est pas un concept juridique car n’ayant pas fait l’objet d’une définition légale ni encore moins constitutionnelle, ce qui permet une certaine flexibilité dans son interprétation factuelle car elle doit s’appuyer sur un faisceau de faits.
En général, une telle expression fait référence à toute situation où la présence d’un individu est jugée susceptible de perturber la tranquillité publique, la sécurité des personnes et des biens, ou les institutions de l’État.
Les tribunaux français ont été amenés à appliquer cette notion floue à travers de nombreuses décisions en liens avec plusieurs formes de délinquance plus ou moins avérées. Par exemple, les activités criminelles, le terrorisme, la radicalisation, ou même des comportements antisociaux persistants peuvent être considérés comme des menaces à l’ordre public.
Le juge examine souvent la gravité et la répétition des actes reprochés pour déterminer s’il y a menace réelle.
- La qualification de la menace par le conseil constitutionnel
Le placement en rétention d’un demandeur d’asile, alors même qu’il ne fait pas l’objet d’une mesure d’éloignement [15], s’opère sur le fondement d’une « simple menace à l’ordre public », sans autre condition tenant notamment à la gravité et à l’actualité de cette menace.
En se référant à une « mesure d’éloignement » le Conseil fait ici implicitement allusion soit à un arrêté d’expulsion soit à l’OQTF (= l’obligation de quitter le territoire français) pour des raisons de « menace à l’ordre public », alors que l’OQTF est elle-même régulièrement critiquée [16].
La définition de la « menace à l’ordre public » n’est pas du ressort du ministre de l’Intérieur mais du juge administratif. Ce dernier, en tant que garant de la légalité des décisions qui lui sont soumises, évalue si une situation spécifique justifie cette qualification.
Le Conseil constitutionnel s’efforce de qualifier la menace telle qu’elle résulte du dispositif légal et il utilise l’expression « simple menace à l’ordre public » voulant par-là montrer le caractère virtuel et non réel d’une telle menace.
En effet, comme nous venons de le voir, la notion de « menace à l’ordre public » est vague, alors même que le demandeur d’asile n’a pas fait l’objet d’une mesure d’éloignement, sans que cette menace présente un caractère de « gravité » et soit « actuelle ».
Le Conseil constitutionnel conclut que « l’objectif poursuivi par ces dispositions n’est pas de nature à justifier une privation de liberté pour ce seul motif. »
2/ Le risque de fuite
S’agissant du risque de fuite du demandeur d’asile, permettant son placement en rétention administrative, le Conseil constitutionnel relève qu’il résulte du 1 ° de l’article L. 523-2 du CESEDA que ce risque peut être regardé comme « établi », en dehors de toute appréciation des garanties de représentation de l’intéressé, « pour le seul motif que celui-ci n’a pas présenté de demande d’asile dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de son entrée en France ». De la même manière il est également considéré comme établi, en application du 4 ° du même article, « du seul fait que l’étranger, entré irrégulièrement dans l’« espace Schengen », s’y est maintenu sans justifier d’un droit de séjour ou sans avoir déposé une demande d’asile dans les délais les plus brefs ».
C/ La sanction de certaines dispositions de l’article L. 523-1 du CESEDA par le Conseil constitutionnel
Le Conseil estime que de telles « circonstances ne caractérisent pas nécessairement un risque de fuite. »
Dès lors de telles dispositions doivent être déclarées contraires à la Constitution.
Le Conseil constitutionnel annule comme étant contraire à la Constitution le placement en rétention faisant l’objet d’un examen au cas par cas lorsque la mesure d’assignation à résidence est considérée comme n’étant pas suffisante figurant au premier alinéa de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa rédaction issue de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, ainsi que la seconde phrase du second alinéa du même article.
Il déclare donc les mots « ou, si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas, placer en rétention » du 1er alinéa de l’article L.521-1 du CESEDA, ainsi que la seconde phrase du second alinéa du même article, contraires à la Constitution.
Quant aux effets de sa décision d’inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel décide qu’elle est d’application immédiate à la date de la publication de sa décision et qu’elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date.
CONCLUSIONS
1/ Le GISTI – qui a fait de la lutte contre la rétention des migrants son cheval de bataille depuis de nombreuses années – ainsi que les associations humanistes et/ou humanitaires qui étaient également parties à la question prioritaire de constitutionnalité [17] ont publié un communiqué [18] se félicitant de la censure du Conseil constitutionnel à l’encontre du texte gouvernemental en rappelant que la disposition censurée avait été introduite par un amendement du gouvernement, lui-même déposé devant le Sénat, lors de l’examen du projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ».
Le Monde en ligne du 23 mai 2025 a souligné que « C’est un désaveu pour le ministère de l’intérieur et sa loi « immigration », votée à la fin de 2023 » [19].
2/ Sur le plan du Droit et des libertés individuelles, la décision du Conseil constitutionnel rappelle fort opportunément à nos gouvernants que les droits et libertés sont reconnus à toutes les personnes – y compris les étrangers – qui résident sur le territoire de la République, et notamment la liberté d’aller et de venir garantie par l’alinéa 1er de l’article 66 de la Constitution, sous le contrôle de l’autorité judiciaire gardienne des libertés individuelles (alinéa 2).
3/ La possibilité – soulignée par le Doyen FAVOREU – que se donne le Conseil constitutionnel de statuer ultra petita, c’est-à-dire en évoquant de son propre chef des moyens d’inconstitutionnalité non-invoqués par les parties gagnerait à être systématiquement mise en oeuvre par le Conseil constittionnel car, comme l’exemple de sa saisine sur QPC l’a montré ici, il a fallu attendre sa décision du 23 mai 2025 pour qu’il annule, plus d’un an plus tard, les dispositions de l’article 41 de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 (devenu l’article L 523-1 du CESEDA) – ayant créé le régime de rétention administrative à l’encontre de migrants sans titre de séjour qui réclamaient le droit d’asile -, alors même qu’il avait été saisi de la contestation de cette même loi dont il avait seulement censuré, dans sa décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024, certains des articles contestés devant lui par les députés et sénateurs de gauche auteurs de sa saisine (essentiellement d’ailleurs pour non-respect de la procédure parlementaire à cause de leur caractère de « cavaliers législatifs ») .
Cette possibilité avait été présentée, en 1986, par le Doyen Louis FAVOREU [20], comme une forme d’exception à l’obligation de ne pas statuer ultra petita s’imposant en principe aux juridictions qui doivent s’en tenir au procès déterminé par les moyens invoqués par les parties car, pour lui, il ne faisait aucun doute que le Conseil constitutionnel présentait les caractères d’une juridiction, ce qui est loin d’être unanimenent admis encore aujourd’hui [21]. Or, comme nous l’avons vu, malgré la référence à la formule par laquelle il indique « n’avoir soulevé d’office aucune autre question de conformité à la Constitution et ne pas s’être prononcé sur la constitutionnalité des autres dispositions que celles examinées dans la présente décision », le Conseil constitutionnel ne fait ainsi qu’exceptionnellement usage de cette faculté. Lui permettre, lorsqu’il est saisi en application de l’alinéa 2 de l’article 61 de la Constitution d’exercer ainsi une forme d’investigation plus large – comme le fait lui-même le juge dans la procédure inquisitoriale, ferait ainsi de lui le véritable garant de la primauté de la Constitution dans la hiérarchie de nos normes juridiques. Mais alors, avec un tel champ accru d’investigation constitutionnelle, une réforme en amont de sa composition et de la nomination de ses membres et de son président est fortement souhaitable, voire indispensable. Car il y va de l’autorité de ses décisions et de sa légitimité à les prendre.
Certes, aujourd’hui, l’examen par le biais d’une QPC peut se révéler être réparateur, comme en l’espèce, d’une telle posture timorée du Conseil constitutionnel, mais ce type de recours – que constitue l’exception d’inconstitutionnalité -, outre qu’il reste aléatoire et souvent du ressort toujours incertain des particuliers à l’occasion d’une instance principale devant le juge de droit commun (judiciaire ou administratif), malgré son succès certain, ne corrige pas l’application déjà faite, dans le temps, d’une loi inconstitutionnelle.
Louis SAISI
Paris, le 22 juin 2025
NOTES (1 à 21)
[1] Publiée au JORF n°0121 du 24 mai 2025, texte n° 94. Nous avons reproduit cette décision dans une Annexe.
[2] QPC = Question prioritaire de constitutionnalité,
[3] Nous disons « gouvernement ATTAL/MACRON » parce que le Président de la République, sous la 5ème République, a pris l’habitude contestable de s’immiscer dans les affaires gouvernementales à partir de son pouvoir de nomination et de révocation du Premier Ministre. S’agissant du gouvernement Attal, du 9 janvier au 5 septembre 2024, c’est le quarante-quatrième de la Ve République et le cinquième sous la présidence d’Emmanuel Macron.
[4] Articles suivants : 1/ Migrants : oqtf = obligation de quitter le territoire français (publié le 8 novembre 2021 ; https://ideesaisies.deploie.com/migrants-oqtf-ob…-par-louis-saisi/) ;
2/ Conseil d’Etat, droit d’asile et apologie du terrorisme : le contrôle juridictionnel des conditions du retrait du droit d’asile (CE : 12 février 2021) (publié le 31 mars 2021 ; https://ideesaisies.deploie.com/conseil-detat-dr…-par-louis-saisi/) ;
3/ Le droit pour les étrangers régulièrement établis en France de mener « une vie familiale normale » est un principe général de notre droit (CE, arrêt d’assemblée, dit « GISTI » du 8 décembre 1978) (publié le 29 août 2020 ; https://ideesaisies.deploie.com/le-droit-pour-le…-par-louis-saisi/) ;
4/ Migrants et Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (Pacte dit de « Marrakech » du 10 décembre 2018) (publié le 13 décembre 2018 ; https://ideesaisies.deploie.com/migrants-et-pact…-par-louis-saisi/) ;
5/ Débarquement des migrants du diciotti en Sicile… Quand le juge italien s’en mêle… (publié le 28 août 2018 ; https://ideesaisies.deploie.com/debarquement-des…-par-louis-saisi/) ;
6/ La Déclaration universelle des Droits de l’Homme et l’accueil des réfugiés libyens de l’Aquarius (publié le 14 août 2018 ; http://www.ideesaisies.org/la-declaration-u…-par-louis-saisi/) ;
- 7/ Conditions d’accueil des migrants à Calais (publié le 20 août 2017 ; https://ideesaisies.deploie.com/conditions-daccu…par-louiss-saisi/).
[5] Président de la CNCDH depuis 2020, M. Jean-Marie BURGUBURU, avocat de formation, est une personnalité reconnue du monde judiciaire : ancien bâtonnier du barreau de Paris, ancien président du Conseil national des barreaux, il a également dirigé l’Union internationale des avocats.
[6] Cf. cette décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024, § 276, JORF n°0022 du 27 janvier 2024, texte n° 2.
[7] Notre remarque critique rejoint ainsi les observations du professeur de droit public, Samy BENZINA (université de Poitiers) qui, dans une tribune au Monde du 28 janvier 2024, intitulée « Loi « immigration » : « Le Conseil a manqué l’occasion de se prononcer sur les limites constitutionnelles aux atteintes portées aux droits des étrangers » a souligné qu’en censurant essentiellement les « cavaliers législatifs », le Conseil constitutionnel a laissé en suspens la question de la conformité de la « préférence nationale » aux droits et libertés constitutionnels.
[8] Cf. Louis FAVOREU : « La décision de constitutionnalité », Revue internationale de droit comparé Année 1986 38-2 pp. 611-633 (Études de droit contemporain. Contributions françaises au 12e Congrès international de droit comparé (Sydney-Melbourne, 18-26 août 1986).
[9] « § 16. Considérant qu’il y a lieu d’examiner la conformité à la Constitution de l’article 110 de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel. »
[10] L’asile est la protection juridique accordée par un Etat d’accueil à une personne qui recherche une protection en raison de craintes d’être persécutée ou exposée à une menace dans son pays d’origine. La personne qui bénéficie du droit d’asile a alors le statut de réfugié.
[11] L’ouroboros est un dessin ou un objet représentant un serpent ou un dragon qui se mord la queue qui symbolise un cycle d’évolution refermé sur lui-même. Ce symbole renferme en même temps les idées de mouvement, de continuité, d’autofécondation et, en conséquence, d’éternel retour. Cette connotation de circularité et d’indécidabilité fit du serpent Ouroboros le symbole des paradoxes qui, comme lui, se « mangent la queue ».
[12] Le gouvernement Balladur dirigea la France, aux côtés du Président MITTERRAND, du 29 mars 1993 au 17 mai 1995. Cinquième gouvernement du second mandat du président de la République François Mitterrand (21 mai 1988 au 17 mai 1995), il est dirigé par Édouard Balladur dans le cadre de la « deuxième cohabitation ». Il démissionna après l’élection présidentielle d’avril-mai 1995.
[13] Les critiques alors adressées par le Premier Ministre Edouard BALLADUR à l’encontre du Conseil constitutionnel, suscitèrent la réaction de Robert BADINTER, alors président du Conseil constitutionnel, dans une Tribune du journal Le Monde du 23 novembre 1993 : « La mise en cause du Conseil constitutionnel lors de la réunion du Parlement en Congrès m’amène à rappeler quelques données qui me paraissent avoir été perdues de vue. Nul ne disputera cette évidence : dans une démocratie, seul le Parlement a le pouvoir de faire la loi. Et je suis de ceux qui considèrent que dans la V République, il convient de rendre au Parlement la plénitude d’un pouvoir législatif trop entravé aujourd’hui. Mais dans tout Etat démocratique, rien ne peut empêcher que le juge soit source de droit. Et le citoyen a tout lieu de s’en féliciter. Ainsi la Cour de cassation, à partir de quelques articles du code civil de 1804, a élaboré le droit moderne de la responsabilité civile. De même, le Conseil d’Etat, en formulant les principes généraux du droit, a assuré aux citoyens les garanties nécessaires à leurs libertés, et fait du droit administratif français un modèle. La même inspiration préside depuis 1971 à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Du droit d’association au droit d’asile, il a toujours veillé au respect des libertés publiques et des droits fondamentaux de l’homme et du citoyen, et cependant, à chaque alternance, et plus particulièrement au début de la législature, la même accusation est reprise avec d’autant plus d’éclat que la majorité nouvelle est plus forte : le Conseil constitutionnel s’opposerait à la volonté des citoyens. »
[14] Alinéa 4 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République. »
[15] Un étranger peut faire l’objet de différentes mesures administratives d’éloignement (expulsion, OQTF). Ces mesures sont prises en cas de séjour irrégulier, menace à l’ordre public, etc. Le juge peut aussi décider une interdiction du territoire français. Dans l’attente de son éloignement, l’étranger peut être placé en centre de rétention administrative (CRA) ou être assigné à résidence.
[16] En effet, ses détracteurs soulignent le risque d’arbitraire et la potentielle violation des droits de l’homme, notamment en ce qui concerne le droit à un procès équitable et le principe de proportionnalité. De nombreuses associations de défense des droits des étrangers dénoncent également l’usage disproportionné de cette mesure, notamment à l’encontre de personnes vulnérables. Les préfectures usent avec une facilité alarmante de la qualification de « menace à l’ordre public » pour prononcer des OQTF. Cette tendance ne fait que s’accentuer, notamment à la suite de la circulaire du ministre de l’Intérieur du 5 février 2024. Cette circulaire annonce une « réforme sans précédent du régime des expulsions », englobant les refus de renouvellement, les retraits de titre de séjour et les OQTF. Elle traduit une volonté explicite de recourir massivement à cette mesure, considérée comme une véritable « arme » administrative.
[17] A savoir les associations requérantes signataires suivantes : Groupe d’information et de soutien des immigré·es (GISTI), Syndicat des avocats de France (SAF), Association de défense des droits des étrangers (ADDE), Fédération des Associations de Solidarité avec Tou·te·s les Immigré·e·s (FASTI), Association Nationale, d’Assistance aux Frontières pour les personnes Étrangères (Anafé), Ligue des droits de l’Homme (LDH), La Cimade
[18] Voir ce communiqué sur le site du GISTI, sous le titre : « Victoire pour les droits fondamentaux : une disposition liberticide de la « loi Darmanin » jugée contraire à la constitution ».
[19] Le Monde : « Immigration : le Conseil constitutionnel censure la rétention de demandeurs d’asile », article de Julia PASCUAL, publié le 23 mai 2025.
[20] Voir note 8 supra.
[21] Rappelons que les membres du Conseil constitutionnel ne sont pas des magistrats de formation (sauf exception) et ne sont pas forcément des juristes, leur nomination n’étant pas subordonnée à la possession de telles qualités professionnelles. Par ailleurs, à l’aube de la 5ème République, le Conseil constitutionnel a joué un rôle actif de promotion de l’avènement d’un régime politique nouveau se caractérisant par un Exécutif fort, notamment à travers la délimitation des domaines légilatif et réglementaire ainsi que dans la limitation de l’autonomie des deux assemblées parlementaires notamment lors de l’élaboration de leur règlement respectif.
Annexe : Conseil constitutionnel n° 2025-1140 QPC du 23 mai 2025
Association GISTI et autres [Cas de placement en rétention administrative du demandeur d’asile]
Non-conformité totale
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 10 mars 2025 par le Conseil d’État (décision n° 497929 du 6 mars 2025), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour l’association Gisti et autres par la SCP Anne SEVAUX et Paul MATHONNET, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1140 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa rédaction issue de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;
- la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour les requérants par la SCP Anne SEVAUX et Paul MATHONNET, enregistrées le 31 mars 2025 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l’association SOS Soutien ô sans papiers par Me Henri Braun, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Paul MATHONNET, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les requérants, Me Braun, pour l’association intervenante, et M. Benoît CAMGUILHEM, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 13 mai 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
- L’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa rédaction issue de la loi du 26 janvier 2024 mentionnée ci-dessus, prévoit : « L’autorité administrative peut assigner à résidence ou, si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas, placer en rétention le demandeur d’asile dont le comportement constitue une menace à l’ordre public. « L’étranger en situation irrégulière qui présente une demande d’asile à une autorité administrative autre que celle mentionnée à l’article L. 521-1 peut faire l’objet des mesures prévues au premier alinéa du présent article afin de déterminer les éléments sur lesquels se fonde sa demande d’asile. Son placement en rétention ne peut être justifié que lorsqu’il présente un risque de fuite ».
- Les requérants, rejoints par l’association intervenante, soutiennent qu’en permettant le placement en rétention administrative d’un demandeur d’asile en raison d’une simple menace à l’ordre public ou d’un risque de fuite et en dehors de toute procédure d’éloignement, ces dispositions porteraient une atteinte à la liberté individuelle qui ne serait ni justifiée par une exigence ou un objectif de valeur constitutionnelle ni, en tout état de cause, nécessaire, adaptée et proportionnée à un tel objectif. Il en résulterait, selon eux, une méconnaissance de l’article 66 de la Constitution.
- Ils font également valoir que, le demandeur d’asile placé en rétention ne pouvant exercer ses droits de manière effective, ces dispositions porteraient une atteinte manifestement disproportionnée au droit constitutionnel d’asile.
- Ils reprochent enfin à ces dispositions de méconnaître le principe d’égalité devant la loi en permettant, sur la base d’une simple menace à l’ordre public, de placer en rétention un demandeur d’asile au même titre qu’un étranger faisant l’objet d’une mesure d’expulsion ou d’une interdiction judiciaire ou administrative du territoire.
- Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « ou, si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas, placer en rétention » figurant au premier alinéa de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ainsi que sur la seconde phrase du second alinéa du même article.
- L’association intervenante est fondée à intervenir dans la procédure de la présente question prioritaire de constitutionnalité dans la seule mesure où son intervention porte sur ces mêmes dispositions. Elle soutient que ces dernières méconnaîtraient, pour les mêmes motifs, la liberté d’aller et de venir.
– Sur le fond :
- Aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. Les conditions de leur entrée et de leur séjour peuvent être restreintes par des mesures de police administrative conférant à l’autorité publique des pouvoirs étendus et reposant sur des règles spécifiques. Il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à toutes les personnes qui résident sur le territoire de la République. Parmi ces droits et libertés figure la liberté individuelle, protégée par l’article 66 de la Constitution, qui ne saurait être entravée par une rigueur non nécessaire. Les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis.
- Selon l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, l’autorité administrative peut assigner à résidence le demandeur d’asile dont le comportement constitue une menace à l’ordre public ou, en application des dispositions contestées, le placer en rétention si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas. Elle peut également placer en rétention, lorsqu’il présente un risque de fuite, l’étranger en situation irrégulière qui présente une demande d’asile à une autorité administrative autre que celle mentionnée à l’article L. 521-1.
- Il ressort des travaux préparatoires qu’en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu éviter notamment que des étrangers en situation irrégulière se prévalent du droit d’asile dans le seul but de faire obstacle à leur éloignement du territoire national. Il a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière, qui participe de cet objectif.
- Toutefois, d’une part, les dispositions contestées autorisent le placement en rétention d’un demandeur d’asile, alors même qu’il ne fait pas l’objet d’une mesure d’éloignement, sur le fondement d’une simple menace à l’ordre public, sans autre condition tenant notamment à la gravité et à l’actualité de cette menace. Or l’objectif poursuivi par ces dispositions n’est pas de nature à justifier une privation de liberté pour ce seul motif.
- D’autre part, les dispositions contestées permettent un tel placement en rétention en cas de risque de fuite du demandeur d’asile. S’il appartient à l’autorité administrative de caractériser un tel risque, il résulte du 1 ° de l’article L. 523-2 du même code que ce risque peut être regardé comme établi, en dehors de toute appréciation des garanties de représentation de l’intéressé, pour le seul motif que celui-ci n’a pas présenté de demande d’asile dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de son entrée en France. Il peut également être regardé comme établi, en application du 4 ° du même article, du seul fait que l’étranger, entré irrégulièrement dans l’« espace Schengen », s’y est maintenu sans justifier d’un droit de séjour ou sans avoir déposé une demande d’asile dans les délais les plus brefs. Or ces circonstances ne caractérisent pas nécessairement un risque de fuite.
- Dès lors, en permettant pour de tels motifs le placement en rétention du demandeur d’asile pour une durée de quarante-huit heures, susceptible d’être prolongée de vingt-huit jours en application de l’article L. 523-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile et dans les conditions prévues au chapitre III du titre II du livre V du même code, les dispositions contestées méconnaissent l’article 66 de la Constitution.
- Par conséquent, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
– Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
- Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
- En l’espèce, aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision. Elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. – Les mots « ou, si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas, placer en rétention » figurant au premier alinéa de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa rédaction issue de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, ainsi que la seconde phrase du second alinéa du même article, sont contraires à la Constitution.
Article 2. – La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées au paragraphe 15 de cette décision.
Article 3. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 22 mai 2025, où siégeaient : M. Richard FERRAND, Président, M. Philippe BAS, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mme Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François SÉNERS et Mme Laurence VICHNIEVSKY.
Rendu public le 23 mai 2025.
JORF n°0121 du 24 mai 2025, texte n° 94
ECLI : FR : CC : 2025 : 2025.1140.QPC