Notre République, le pouvoir civil et ses rapports aux chefs militaires par Louis SAISI
Le rôle et la place des grands chefs de l’armée dans notre République est une longue histoire marquant l’appétit de pouvoir des chefs militaires qui s’affranchissent parfois de leur subordination au pouvoir civil
I/ La Révolution française et La Fayette : la fusillade du Champ de Mars
II/ Sous le Directoire (1795-1799) : le coup d’Etat du général républicain BONAPARTE
Les Thermidoriens – qui avaient provoqué la chute de Robespierre et des jacobins et avaient mis en place la Constitution de l’An III (22 août 1795) – voulaient se protéger à la fois contre un éventuel retour de la monarchie (ils avaient été régicides) et contre une riposte jacobine. Ils avaient édicté le décret dit « des deux tiers ». Ce décret prévoyait que dans les nouvelles Assemblées, cinq cents membres sur sept cent cinquante seraient obligatoirement pris parmi les conventionnels sortants. Cette précaution se révéla inefficace à la suite de l’impopularité croissante du régime. Les Directeurs ne parvenaient à se maintenir, contre des Chambres dont la majorité leur était hostile, que par des coups d’Etat successifs. Les élections favorisaient tantôt les Jacobins, tantôt les partisans d’une restauration monarchique. Ces derniers ne furent pas loin de triompher aux élections de l’an IV (1797) pour le renouvellement du tiers des Conseils. Les électeurs ayant désigné de nombreux « modérés » royalistes, les élus monarchistes firent accéder l’un des leurs, Barbé-Marbois, à la présidence du Conseil des Anciens.
Mais trois des Directeurs, Barras, La Revellière-Lepeaux et Rewbel, organisèrent la riposte, avec le soutien de l’armée et au nom de la légitimité républicaine. Le 18 fructidor an IV (4 septembre 1797), violant les limites du « rayon constitutionnel », les douze mille hommes du général Augereau (envoyés par Bonaparte, alors en campagne militaire en Italie, à la rescousse des Directeurs) et leurs quarante canons cernèrent les Conseils. Les deux Chambres, terrorisées, votèrent la déportation en Guyane des deux Directeurs qui n’avaient pas pris part au coup de force ainsi que de quarante-deux députés des Cinq-Cents et onze députés des Anciens. Le Directoire avait gagné, au prix de sa crédibilité. Profitant de son instabilité, de sa faiblesse et de son discrédit – il s’était rapidement coupé du peuple -, le général BONAPARTE, auréolé de ses victoires et de sa popularité, s’empara du pouvoir avec la complicité de Sieyès lors du coup d’Etat du 18 brumaire 1799 et instaura un régime césarien autoritaire, avec la Constitution de l’An VIII, qui conduira ensuite vers l’Empire (1804-1815).
III/ Sous la 3ème République, à partir de 1880…
Lors des événements dramatiques de la journée du 6 février 1934, L’Action française de Charles Maurras, Les Jeunesses patriotes, Les-Croix- de- feu du colonel de La Rocque, Les Camelots du Roi, Solidarité française, Francisme, etc.. menacent le Palais Bourbon pour protester contre le limogeage du préfet de police Jean Chiappe à la suite de l’affaire Stavisky. La manifestation tourna vite à l’émeute sur la place de la Concorde, faisant au minimum 15 morts (dont 14 parmi les manifestants), 31 voire 37 morts si l’on compte les décès ultérieurs, et plus de 2 000 blessés. Cette fusillade des forces de l’ordre est considérée comme la plus sanglante, après celle de Fourmies en 1891. De nouvelles manifestations violentes — avec de nouvelles victimes du côté des manifestants — eurent lieu les jours suivants (7, 9 et 12 février).
Le lendemain, le second gouvernement DALADIER ne survécut pas à cette grave crise qui devait, par ailleurs, laisser des traces profondes et durables au sein de la société française et son expression politique.
Si de telles ligues factieuses furent dissoutes en 1936 par le Front populaire, le séditieux corpus d’idées qu’elles véhiculaient – idéologie nationaliste, autoritaire, xénophobe et antisémite, rejet de la démocratie parlementaire – allait être repris, pour l’essentiel, en juillet 1940 par le maréchal Pétain.
IV/ En juillet 1940, le maréchal PETAIN…
V/ La fin de la 4ème République le 13 mai 1958
Le 13 mai 1958, jour de l’investiture, à Paris, de Pierre PFLIMLIN, en réplique, à Alger, profitant d’une manifestation d’anciens combattants à la mémoire de trois militaires du contingent faits prisonniers par les fellaghas et fusillés en Tunisie, les partisans de l’Algérie française donnent l’assaut au bâtiment du gouvernement général sous la conduite d’un leader étudiant, Pierre LAGAILLARDE. Après la mise à sac du gouvernement général, les émeutiers nomment un Comité de salut public.
Aussitôt, le général Jacques MASSU en prend la présidence. Il envoie à Paris un télégramme : « … exigeons création à Paris d’un gouvernement de salut public, seul capable de conserver l’Algérie partie intégrante de la métropole ».
Les députés, qui n’apprécient pas cette intrusion du pouvoir militaire dans le civil, investissent, comme prévu Pierre Pflimlin. C’est la rupture avec Alger.
En attendant la prise de fonctions du nouveau Président du Conseil, Félix GAILLARD confie les pleins pouvoirs, civils et militaires en Algérie, au général Raoul SALAN, qui commande l’armée sur place.
Le 14 mai, au petit matin, MASSU lance un nouvel appel : « Le comité de salut public supplie le général de Gaulle de bien vouloir rompre le silence en vue de la constitution d’un gouvernement de salut public qui seul peut sauver l’Algérie de l’abandon ».
Le lendemain, 15 mai 1958, le général Raoul SALAN prononce une allocution devant le comité de salut public, à l’intérieur du Gouvernement général d’Alger : « Vive la France, vive l’Algérie française, vive le général de Gaulle ! »
Puis il se rend sur le balcon et s’adresse à la foule rassemblée sur le Forum : « Nous gagnerons parce que nous l’avons mérité et que là est la voie sacrée pour la grandeur de la France. Mes amis, je crie : « Vive la France ! Vive l’Algérie française ! »… Il se retourne vers l’intérieur mais se heurte à la haute silhouette du gaulliste Léon DELBECQUE qui lui souffle : « Vive de Gaulle, mon général ! » Revenant vers le micro, Salan reprend la phrase : « Vive de Gaulle ! »
On connaît la suite…
De Gaulle, au départ, se tient à distance des émeutiers, attendant d’être appelé comme le recours incontournable du moment. Puis, grâce à son habileté manœuvrière, le 27 mai 1958, il annonce qu’il entame le processus régulier pour « l’établissement d’un gouvernement républicain ». C’est alors la stupeur dans la classe politique dont une partie s’insurge et n’hésite pas à parler d’un « coup d’État »… La crise est alors politique et institutionnelle…
Devant une telle tension politique, et pour juguler cette double crise politique et institutionnelle, le président de la République, René COTY, adresse, le 29 mai, un message au Parlement, déclarant notamment : » Dans le péril de la Patrie et de la République, je me suis tourné vers le plus illustre des Français, vers celui qui, aux années les plus sombres de notre histoire, fut notre Chef pour la reconquête de la liberté et qui, ayant ainsi réalisé autour de lui l’unanimité nationale, refusa la dictature pour rétablir la République. », en menaçant de démissionner lui-même en cas de refus.
Le général de Gaulle forme alors, sans attendre, un gouvernement d’union nationale, en appelant dans son gouvernement les principaux chefs des partis politiques, à l’exception des communistes : Guy MOLLET, chef de la SFIO (parti socialiste), Antoine PINAY (Centre National des Indépendants, droite), Pierre PFLIMLIN, MRP (démocrate chrétien ), Michel DEBRE (gaulliste).
Le 1er juin 1958, le gouvernement du Général De Gaulle est investi avec 309 voix « pour » contre 224 (sur 553 votants), score équilibré qui permet de ne pas avoir une légitimité embarrassante de République bananière. Le nouveau Président du Conseil, comme il en avait reçu la mission, s’attelle à la mise sur pied d’une nouvelle Constitution devant être nécessairement de caractère parlementaire, comme devait le préciser la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 fixant les principes fondamentaux selon lesquels la nouvelle constitution devrait s’ordonner. Elle est approuvée par référendum le 28 septembre 1958 avec 79,2% de Oui. Elle est toujours en vigueur, mais après une pratique contestable, bien des réformes successives et une dérive monarchique…
VI/ Le putsch militaire d’Alger dans la nuit du 21 au 22 avril 1961
Dans la nuit du 21 au 22 avril 1961, hostiles à la politique du général de Gaulle qui abandonne l’option d’une « Algérie française », quatre généraux français (CHALLE, JOUHAUD, SALAN, ZELLER) tentent de soulever les militaires stationnés en Algérie et les Pieds noirs pour maintenir l’Algérie à l’intérieur de la République française. C’est le putsch d’Alger. Les quatre généraux forment un « Conseil supérieur de l’Algérie ». Mais ils n’arrivent pas à rallier les officiers de haut rang et se heurtent surtout à l’hostilité des jeunes appelés du contingent, indifférents, pour la plupart à ces querelles sur l’avenir de l’Algérie.
Le dimanche soir, 23 avril, le général de Gaulle dramatise et théâtralise son intervention télévisée, apparaissant en uniforme sur le petit écran et s’exprimant ainsi : « Un pouvoir insurrectionnel s’est installé en Algérie par un pronunciamiento militaire. Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite… Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient employés pour barrer la route de ces hommes-là… J’interdis à tout Français et d’abord à tout soldat d’exécuter aucun de leurs ordres… »
Le putsch militaire d’Alger va rapidement échouer au bout de quatre jours, le général de Gaulle mettant en œuvre l’article 16 de la Constitution permettant au Président de la République, sous réserve d’une série de consultations officielles prévues par la Constitution, de « prendre les mesures exigées par ces circonstances » (notamment dans le domaine législatif aux lieu et place du Parlement).
Au niveau des Armées, il faut bien voir que le « putsch des généraux » n’allait pas rester sans incidence sur l’Etat Major Général de Défense Nationale (EMGDN) [2] qui avait été ébranlé. En effet, en désaccord sur plusieurs sujets essentiels avec le chef de l’État, le général d’armée Olié avait choisi de démissionner fin juillet. Son adjoint, le général de corps d’armée aérien Puget, devait lui succéder à la mi-novembre. Un tel choix témoignait de la volonté du gouvernement de réduire l’importance du poste. Conséquence logique, le Chef d’Etat-Major Général de la Défense Nationale perdait son titre de « plus haute autorité militaire ». Et, le 2 décembre 1961, deux décrets réformaient ses structures et réduisaient ses effectifs. Parallèlement, l’EMIA, qui semble avoir été moins troublé par les événements d’avril 1961, voyait les siens étoffés, tout comme ses missions (voir sur ce site notre article « Jupiter ou Mars? Notre République et la place de nos armées »).
VII/ Aujourd’hui, quelle armée pour la République, depuis l’abandon de la conscription?
Notre armée est devenue une armée de métier.
Quant à la prééminence du pouvoir civil, dans une République, comme pour toute autorité, l’autorité civile doit incontestablement s’imposer. Mais elle ne le pourra, au moins intellectuellement et moralement, que par la justesse et la rigueur de ses choix d’où elle tirera alors sa force et sa légitimité, moins d’ailleurs pour convaincre le Haut Etat-Major militaire (subordonné au pouvoir civil), que pour entraîner surtout l’adhésion des citoyens que nous sommes. Or il semblerait que l’horizon de notre « défense nationale » se soit obscurci, depuis quelques années, sous les soleils africains et ne soit devenue que la chasse gardée du Chef de l’Etat entourée de son ministre des armées et de quelques militaires de haut rang, excluant le droit de regard et l’opinion des citoyens français.
C’est dire que sur tous ces points, tout reste à faire…
Conclusion
Très tôt, comme nous l’avons déjà souligné (cf. supra, I), ROBESPIERRE avait très bien perçu le danger que pouvaient représenter des chefs militaires ambitieux dans une République.
Comme nous l’avons rappelé, la fusillade du Champ de Mars du 17 juillet 1791 lui donna tragiquement raison (cf. supra I).
Mais la tension entre la République et ses prestigieux chefs militaires ne s’arrêta pas à ce seul évènement funeste.
En effet, même une fois la Révolution affirmée et la République proclamée, sur nos cinq Républiques qui se sont succédées depuis 1792, le bilan est implacable : quatre d’entre elles furent emportées par des coups de force perpétrés par des militaires ou avec l’aide de militaires : la Première, par le coup d’Etat de Bonaparte du 18 brumaire 1799, ; la Seconde, par le coup d’Etat du 2 décembre 1851 du Prince-président Louis Napoléon Bonaparte ; la troisième, par la dictature du Maréchal Pétain qui reçut, après son investiture, tous les pouvoirs le 10 juillet 1940 ; la quatrième, par le coup d’Etat du 13 mai 1958 en Algérie du général Massu qui prit la tête du Comité de salut public.
Certes, en 1851, le prince-président Louis Napoléon Bonaparte n’était pas lui-même un militaire, mais son illustre ascendance militaire et impériale l’y aida puissamment, ainsi que l’existence d’un parti bonapartiste nostalgique du Premier Empire…
Alors, une question : la 5ème République fait-elle exception à la règle qui emporta ses quatre devancières? Elle n’a pourtant pas été épargnée par une tentative de coup d’Etat, en 1961, moins de trois années après sa naissance. L’on ne sait si, lors du putsch d’avril 1961 perpétré par les généraux d’Alger, la 5ème République n’a pas sombré elle-même, comme ses devancières, parce qu’un illustre général – le général de Gaulle, âme de la résistance française à la fois contre l’occupant nazi et le régime de Vichy – avait été porté à sa tête et était par ailleurs très soutenu dans les milieux militaires, compte tenu du compagnonnage façonné dans la lutte pour la libération de la France.
Ces expériences de mise en cause de la légalité république et de mise en berne de la démocratie et des libertés publiques à la suite de ces quatre coups de force ne peuvent que nous inviter à réaffirmer la primauté de la légalité républicaine sur toute autre forme de pouvoir empruntant des voies autoritaires pour gouverner contre le peuple, le suffrage universel et la démocratie.
Louis SAISI
Paris, le 2 août 2017
NOTES
[1] Selon René REMOND, c’est L’Action française qui devait, très vite, reprendre à son compte le terme « la gueuse« , dans une acception très péjorative. Il fut inventé par Paul de CASSAGNAC, député bonapartiste du Gers (1876-1893), pour désigner la République. (cf. René REMOND, Les Droites en France, Paris, Aubier, 1954, p. 172).
[2] VIAL (Philippe) : « La genèse du poste de chef d’état-major des armées – Entre nécessité et inquiétude, de la veille de la Première guerre mondiale à la fin de la guerre d’Indochine », Revue Historique des Armées, 248/2077, pp. 29-41, mis en ligne le 18 juillet 2008, https://rha.revues.org/1573
[3] JAURES (Jean) : L’armée nouvelle (1911)