Sur la frontière d’une extension mondiale de la guerre… par Philippe TANCELIN

Note introductive à la réflexion de

Philippe TANCELIN

Sur la frontière d’une extension mondiale de la guerre…

La guerre, quelle folie! Et cette folie meurtrière où peut-elle nous conduire? Déjà, en 1973, Edgar MORIN nous mettait en garde et nous rappelait fort justement que « La guerre est beaucoup plus qu’agression et conquête, c’est une suspension des contrôles de « civilisation », un déchainement ubrique des forces de destruction » (E. MORIN : Le paradigme perdu, 1973, Seuil).

Notre monde moderne techniquement très évolué – qu’on pouvait croire, en même temps, libéré des crimes et oppressions diverses contre l’Humanité – est le théâtre de guerres, elles-mêmes vestiges d’époques plus rudes et barbares où la loi du plus fort supplantait celle de la Raison et de la Paix.  Si, selon l’ONU, depuis 1946, le nombre des victimes des guerres et des conflits meurtriers a fortement diminué, on assiste paradoxalement à une recrudescence des conflits. Dès lors, l’espoir d’une paix universelle et d’un monde nouveau – qui sous-tendait la création de l’ONU en 1945 puis la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, avec, enfin, la fin annoncée de la « guerre froide » dans les années 1990 – semble s’éloigner, depuis l’aube de notre nouveau millénaire, de cette aspiration fraternelle.

En effet, en 2020, tous les continents étaient concernés :  deux conflits en Amérique, sept en Asie et Océanie, trois en Europe, sept au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et 20 en Afrique subsaharienne. Et en 2022, il faut y ajouter la terrible et triste guerre entre l’Ukraine et la Russie.

Les guerres d’aujourd’hui qui obéissent à des logiques identitaires, souvent héritées du passé, n’entraînent plus, fort heureusement, un réel soutien populaire, preuve que les peuples ont mûri et ne suivent plus aveuglément leurs gouvernants !

Souvenons-nous de l’apostrophe de JAURES lancée à ses concitoyens, lors de son ultime discours de VAISE (banlieue lyonnaise) prononcé le 25 juillet 1914, quelques jours avant son odieux assassinat :

« Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.»

 

Dans un bel élan humaniste et généreux, renouant avec la pensée jaurésienne, notre ami Philippe TANCELIN, poète-philosophe, jette un cri d’effroi pour mieux mobiliser la parole poétique contre la fatalisation de la guerre et sa cohorte de maux et de misères…

Louis Saisi

Sur la frontière d’une extension mondiale de la guerre…

par Philippe TANCELIN

poète-philosophe

Ci-dessous Philippe TANCELIN

à la rencontre poétique chez Tiasci – Paalam,

en janvier 2019

La question n’est plus que penser de la guerre mais comment penser la guerre quand, à mesure qu’elle se prononce dans sa logique, elle s’efface dans sa tragédie.

La question n’est plus comment écrire mais écrire quoi depuis la guerre, devant l’horreur et la perte de voix qu’elle entraîne.

Qui est-la guerre ? Elle ne le sait pas elle-même, enfermée qu’elle est avec elle seule, sur elle-même, dans les propres espaces dont elle s’empare.

Les jours passant, elle occupe la confusion, trouble les lucidités, ne connaît plus que l’indésenchevêtrable de ses causes et s’enlise dans ses dévastations. La voilà aveugle, mutique, incapable de s’articuler dans la gueule de ses acteurs, ne disposant plus que de l’expression sans limite de leurs monstruosités exhibées.

Écrire mais écrire quoi de la guerre ? Depuis quelle narration première qui lui tiendrait la dragée haute ?

Comment ne pas se souvenir en 1983 de ce que confie à Elisabeth Burgos, une certaine Rigoberta MENCHÚ TUM(1), cette résistante de la culture Maya contre la soumission et la torture des indiens du continent américain ?

Bientôt peut-être entendra-t-on à nouveau (comme on l’entendit durant la guerre du Golfe de la part des autorités politiques), tout un discours sur cette « logique de guerre qui se met en route et qu’on ne peut plus arrêter ».

Que prononcerons-nous quand les mots n’auront plus cours et que c’est dans les silences que se jouera la tragédie d’ici et d’ailleurs ? Silences nourris là-bas, ce jour par la somme abstraite des chiffres de morts russes et ukrainiens que les médias égrènent.

Qui est l’autre ?

Qui est soi ?

Quels glissements s’opèrent depuis la guerre contre l’autre jusqu’à la guerre entre les mêmes, dès lors que a priori, qui est d’abord victime peut devenir bourreau à son tour et les rôles tourner les uns sur les autres …

Quelle place d’écriture est tenue et par qui, face à ce tournoiement de rôles et de scènes où ne se joue plus l’histoire à coup de batailles délimitées grâce auxquelles, on s’identifiait mais lorsque peu à peu, la guerre pénètre furtivement l’intérieur et se transforme en guerre civile… La démocratie est alors en question.

Il est un jour où « logique de guerre » poursuit une course intérieure à travers la cité comme on a pu le voir lors des récentes guerres civiles de la fin du 20è et début du 21è siècle.

Et l’Homme ? Oui l’Homme ?

Il est en guerre avec son même, contre lui-même, ne sachant plus discerner qui est l’ami qui est l’ennemi. Une opacité profonde s’empare des contours, on ne discerne plus, on erre d’un crime à une rédemption, d’une libération à un enclos dictatorial, on n’appréhende plus que des silhouettes anonymes qu’on abat comme des cibles au champ de tir.

C’est alors la terrible bataille de nuit, la nuit de la confusion des rôles, cette même bataille dans la nuit que décrit si puissamment THUCYDIDE à la fin de la guerre du Péloponnèse : « Les hommes se voyaient mais seulement comme on peut se voir au clair de lune… Les Athéniens, eux se cherchaient les uns les autres, prenaient pour ennemi ceux qui venaient en sens inverse…c’est ainsi qu’après les premiers flottements, le désordre gagna la plus grande partie de leur armée ». (2)

Chute de la démocratie… Athènes refait-elle jour ?

De quel point de vue se placer d’où on pourrait tout voir et jouer la transparence ?

Que discerner du proche et du lointain ?

Qu’atteindre par le verbe, quand le sens des mots se déplace, glisse d’un camp à l’autre dans les braises confondues, confuses des info-déformations?

Que faire avec les fausses images qui se précipitent, se superposent en une brousse jusqu’à la non-image des jeux de guerre vidéos ?

Des milliers de morts s’amoncellent sans image… et lorsqu’on voit des corps… on ne voit pas leurs exécuteurs…souvenons-nous de Sabra et Chatila… (3) : le secret de guerre… la guerre secrète des écritures.

Guerre et écriture ?

Face aux abîmes historiques, aujourd’hui encore, la poésie demeure la tentative dernière de prendre autrement la parole pour déjouer la fatalisation événementielle de périodes entières.

Si le poème ne sauve pas des balles, des armes assassines de la guerre, il tend au sujet humain l’espace de se lever d’une vigueur d’arbuste qu’on ne saurait abattre.

 

Philippe TANCELIN,

Poète-philosophe

Paris, le 22 Septembre 2022

Notes

1) Née en 1953, elle est une figure guatémaltèque emblématique de la lutte pour les droits humains. Elle obtint le prix Nobel de la Paix en 1992 pour l’exemplarité de son combat en faveur du respect et de la dignité des peuples autochtones. Elle livre à l’historienne et anthropologue vénézuélienne Elisabeth Burgos son témoignage sur les atrocités commises durant la guerre civile guatémaltèque de 1962 à 1996 au cours de laquelle, parmi des milliers d’autres victimes, son frère sera monstrueusement torturé. L’historienne en fera un livre en 1983.

2) Historien athénien qui a relaté avec rigueur les vingt premières années (431-411) de la guerre du Péloponnèse opposant la ligue du Péloponnèse, dirigée par Sparte, à la ligue de Délos, menée par Athènes. Le récit demeure inachevé du fait de la mort de son auteur vers 399 av JC.

3) En 1982 les camps palestiniens de Sabra et Chatila sont investis par une cinquantaine de Phalangistes qui assassineront plusieurs milliers de femmes, hommes, enfants, vieillards et mutilent les cadavres sous les yeux des soldats israéliens qui entourent les camps. Pour en garder le secret, jamais les auteurs de ces massacres ne furent identifiés. Avant que n’entrent en masse des journalistes du monde entier, Jean GENET pénètre dans les camps et en un texte d’une rare force d’écriture (Quatre heures à Chatila), narre rigoureusement ce qu’il découvre du massacre.

 

 

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