Citoyenneté et représentation à l’épreuve de notre histoire constitutionnelle par Louis SAISI…

Citoyenneté et représentation à l’épreuve de notre histoire constitutionnelle

La citoyenneté est un attribut politique qui appartient au peuple exerçant lui-même le pouvoir dans les régimes démocratiques.

Depuis Athènes qui en fut le berceau, la démocratie se définit comme un régime politique dans lequel le pouvoir appartient au peuple.

De manière plus proche de nous et plus moderne, c’est, selon la célèbre formule d’Abraham LINCOLN, le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple».

Cette formulation a été rigoureusement reprise dans l’article 2 de notre constitution comme principe constitutif de notre République.

La démocratie « représentative » doit se concilier avec la citoyenneté et la souveraineté du peuple.

Le peuple, c’est l’ensemble des citoyens qui s’expriment, dans leur universalité, pour choisir leurs représentants.

Mais le peuple doit-il être cantonné à n’être qu’un corps électoral ? C’est le cas aujourd’hui, mais cela ne nous éloigne-t-il pas de l’idéal démocratique ?

Peut-on se consoler alors en disant que cet idéal, pour aussi respectable qu’il soit, ne peut qu’être condamné à rester à l’état d’un vœu pieux irréalisable ?

Pour répondre à cette question, que nous enseigne notre histoire constitutionnelle ?

I/ LES DROITS DU CITOYEN, DE LA NATION ET DE L’HOMME…

Étymologiquement, le terme « citoyen » vient du latin civis = celui qui a « droit de cité ». La citoyenneté se définit par référence à l’état ou la qualité de citoyen. Elle permet à un individu d’être reconnu comme membre d’une société, d’une cité dans l’Antiquité, ou d’un Etat aujourd’hui, et de participer à la vie politique.

Les droits civiques et notamment les droits politiques (droit de vote, droit d’être élu) sont reconnus en général par une nation à ses citoyens (c’est le cas en France), à ceux qui vivent sous ses lois, alors que les droits de l’homme et le droit naturel sont a priori universels, ou devraient l’être…

Même dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, il y a constamment une tension entre les droits de l’Homme et ceux de la Nation, seule détentrice de la souveraineté aux termes mêmes de son article 3 (qui sera repris dans l’article 3 similaire figurant dans le préambule de la constitution du 3 septembre 1791). Dans la même Déclaration, il y a aussi une tension entre les droits de l’homme qui sont universels (article 1) et dont certains sont même proclamés « naturels » (article 2) et les droits des citoyens (articles 6, 13 et 14). C’est dire que dans la Déclaration de 1789, déjà, l’homme ne se confond pas avec le citoyen. Ce fossé va s’agrandir avec la Constitution de 1791 marquant la naissance de la première expérience, en France, de démocratie dite « représentative » qui constitue certes un progrès par rapport à l’Ancien Régime, mais qui exprime en même temps la peur du peuple… 

 II/ DÈS L’ORIGINE DE L’AVÈNEMENT DE LA DEMOCRATIE REPRÉSENTATIVE, LA PEUR DU PEUPLE…

Ce n’est pas un hasard si la mise en pratique de la théorie de la souveraineté qui prévalut, dès la Constitution de 1791, fut celle de la « souveraineté nationale » préférée à celle de la « souveraineté populaire ».

À partir de la Constitution du 3 septembre 1791, c’est la Nation qui, faute de pouvoir exercer elle-même directement la souveraineté, va distribuer tous les pouvoirs qui émanent d’elle, par « délégation » en faisant de la « constitution française » une constitution « représentative » et en reconnaissant comme ses représentants le Corps législatif et le Roi (cf. article 2 du titre III « Des pouvoirs publics »).

Les constituants avaient ainsi tranché un point central – celui de l’adoption d’une « démocratie représentative » – et rejeté en même temps la démocratie « directe » ou même les techniques de la démocratie « semi directe » telles que la théorie du « mandat » donné par les citoyens à leur député : « Les représentants nommés dans les départements, ne seront pas représentants d’un département particulier, mais de la Nation entière, et il ne pourra leur être donné aucun mandat. » (article 7, section III, chapitre Ier, Titre III).

C’est aussi la première constitution écrite française qui allait fixer durablement le lien entre citoyenneté et nationalité française.

Le lien avec la nationalité et/ou le sol de France est établi s’agissant de la reconnaissance de la citoyenneté. Ainsi tout un titre II intitulé « De la division du Royaume, et de l’état des citoyens » du titre Premier « Dispositions fondamentales garanties par la Constitution » est consacré à la citoyenneté (articles 2 et 3) : droit du sang (filiation) ou droit du sol sous la condition de la fixation de la résidence en France (ceux nés en France d’un père étranger) ; pour les français nés à l’étranger de père français ou dont un ascendant était français et s’étant établis en France, il leur est demandé de prêter le « serment civique ».

Mais la plénitude des droits politiques ne se confondait pas avec la possession de la citoyenneté. En effet, s’agissant de l’accès au vote, la Constitution de 1791 allait inventer la distinction entre citoyens « actifs » (ayant la plénitude des droits politiques) et les citoyens « passifs ». Les citoyens actifs doivent acquitter un cens électoral (3 journées de travail). Certaines professions, comme celles de serviteurs à gages (domestiques), sont par ailleurs incompatibles avec la qualité de citoyens actifs.

Cette image se moque de la distinction entre les citoyens actifs (ceux qui avaient de la propriété et qui donc pouvaient participer à la politique) et les citoyens passifs. Beaucoup des révolutionnaires détestaient cette distinction.

Un citoyen actif est un homme âgé d’au moins 25 ans, installé dans le canton depuis au moins un an et dont le montant d’imposition est équivalent à 3 jours de salaire. Selon l’historien TULARD, « il y avait, en 1791, 4 298 360 citoyens actifs, ce qui représente 61 % des hommes et 15 % de la population française »[1]. Le suffrage censitaire est à deux degrés car pour avoir la qualité d’« électeurs », les citoyens actifs doivent ensuite être soit propriétaires ou usufruitiers d’un bien évalué sur les rôles de contribution à un revenu égal à 200 journées de travail, soit être locataires d’une habitation évaluée à 250 journées de travail. Ce sont ces « électeurs » qui désignent ensuite dans les départements leurs « représentants » à l’Assemblée nationale.

Dans son discours du 7 septembre 1789, SIEYÈS devait théoriser sa conception du gouvernement représentatif :

« Les citoyens qui se nomment[2] des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »

C’est à SIEYÈS que l’on doit l’adoption du suffrage censitaire car, selon lui, la souveraineté appartenant à la Nation celle-ci confie la fonction de voter à ceux des citoyens qu’elle estime suffisamment libres et éclairés et possédant un niveau économique suffisant.

C’est dire que malgré la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (DDHC), la citoyenneté et les droits politiques n’étaient pas démocratiquement accordés dans la première Constitution normalement chargée de mettre en œuvre les principes de la DDHC.

Il est intéressant également de noter la place du citoyen dans le texte constitutionnel de 1791 : cette place se réduit à sa qualité d’électeur au sein d’assemblées primaires et électorales dans les villes et les cantons dont les fonctions « se bornent à élire ». Elles doivent se séparer « aussitôt après les élections faites, et ne pourront se former de nouveau que lorsqu’elles seront convoquées » (tous les deux ans puisque c’est la durée d’une législature).

Il faudra attendre la proclamation de la République en 1792 et la constitution du 24 juin 1793 pour que soit reconnu le suffrage universel au profit de tous les citoyens.

III/ LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE…

Les citoyens font partie intégrante du peuple et celui-ci ne saurait être divisé – comme cela fut fait en 1791 – quant à la manière d’appliquer la citoyenneté et l’exercice de la souveraineté.

Il n’est pas inutile de rappeler que c’est après la proclamation, par la Convention, de la République en France, le 21 septembre 1792, que fut adopté, avec la constitution du 24 juin 1793, le principe de la souveraineté du peuple avec, comme corollaire, le suffrage universel (article 7, C. 1793 ).

Quant à la citoyenneté, la constitution de 1793 est plus accueillante et œcuménique, puisque, outre, la totalité des nationaux français âgés de 21 ans accomplis, ont également la qualité de citoyens, et pouvant exercer les droits qui y sont attachés, les étrangers résidant en France depuis au moins un an et remplissant l’une des 5 conditions alternatives suivantes : travail, acquisition d’une propriété, mariage avec une Française, adoption d’un enfant, prise en charge d’un vieillard.

L’INTERVENTION DU PEUPLE…

Avec la Constitution de 1793, le peuple intervient chaque année – dans le cadre des Assemblées primaires qui se composent des citoyens domiciliés depuis 6 mois dans chaque canton (article 11, C. 1793) -, en application de l’article 2 de la Constitution aux termes duquel « Le peuple est distribué, pour l’exercice de sa souveraineté, en Assemblées primaires de canton. »

1°) DANS DE MULTIPLES ELECTIONS : nationale, locales, désignation des arbitres publics, des juges de paix, juges criminels, juges de cassation

Il y a lieu de noter que c’est le peuple qui nomme directement ses députés (article 8, C. 1793), délègue à des électeurs le choix des administrateurs, des arbitres publics, des juges criminels et de cassation (article 9, C. 1793).

2°) DANS LE PROCESSUS DE GESTATION DE LA LOI

Le peuple « délibère sur les lois » (article 10, C. 1793).

Il s’agit moins de les faire que de sanctionner les mauvaises lois en empêchant qu’elles ne soient faites.

S’agissant des lois, lorsqu’elles sont adoptées par le Corps législatif (Assemblée nationale), elles demeurent encore à l’état de « projets ». En effet, dans ses fonctions, le corps législatif « propose des lois et rend des décrets » (article 53, C. 1793). Les articles 54 et 55 qui suivent énumèrent les matières les plus importantes qui sont du domaine de la loi (article 54, C. 1793) et celles qui relèvent des décrets (article 55, C. 1793).

S’agissant des projets de loi, une fois adoptés par le Corps législatif, le projet est envoyé à toutes les communes de la République sous le titre « loi proposée » (article 58, C. 1793). Ensuite, 40 jours après son envoi si, dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d’eux, n’a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi (article 59, C. 1793).

À l’inverse, s’il y a « réclamation », le Corps législatif convoque les Assemblées primaires qui se prononcent pour ou contre l’adoption du projet (article 60, C. 1793).

Les suffrages sur les lois sont donnés par oui et par non (article 19, C. 1793).

Le vœu de l’Assemblée primaire est proclamé ainsi : Les citoyens réunis en Assemblée primaire de… au nombre de … votants, votent pour ou votent contre, à la majorité de… (article 20, C. 1793).

Ainsi, dans ce schéma, le peuple a le droit et le pouvoir de se prononcer contre l’adoption d’une loi dont il ne voudrait pas.

3°) L’INTERVENTION DIRECTE DU PEUPLE DANS LA RÉVISION DE LA CONSTITUTION

La Constitution du 24 juin 1793 était précédée d’une nouvelle Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen – voulue par les Montagnards contre les Girondins – qui faisait une large place aux droits sociaux à côté des droits individuels.

Dans l’article 28 de cette nouvelle Déclaration de 1793, il était affirmé :

« Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ».

En application de cet article, les conventionnels de 1793 instaurèrent la possibilité de tenir des « conventions nationales » pour modifier la Constitution originelle du 24 juin 1793 en donnant ce pouvoir au peuple comme ils l’avaient annoncé dans leur Déclaration des Droits.

Le processus était calqué sur celui de la formation de la loi sauf qu’ici le peuple ne se voit pas investi du pouvoir d’empêcher mais de celui de FAIRE en prenant lui-même l’initiative du processus, ce qui est assez logique puisque dans la théorie démocratique le peuple est investi du pouvoir constituant originaire.

C’est l’article 115 de la Constitution du 24 juin 1793 qui décrit le mécanisme :

«  Si dans la moitié des départements, plus un, le dixième des Assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, demande la révision de l’acte constitutionnel, ou le changement de quelques-uns de ces articles, le Corps législatif est tenu de convoquer toutes les Assemblées primaires de la République, pour savoir s’il y a lieu à une Convention nationale. »

Les deux articles suivants (articles 116 et 117, C. 1793) précisent, le premier, le mode de formation de cette Convention nationale (identique à celui des législatures, avec les mêmes pouvoirs), le second, ce que doit être sa mission (focalisation exclusive sur les objets qui ont motivé sa convocation).

Conclusion

La crise de la représentation politique qui frappe sévèrement notre régime politique de la Vème République a débouché sur la professionnalisation de la vie politique provoquée par les mandats électoraux successifs dans le temps, avec des députés régulièrement réélus qui font ainsi une carrière aussi longue parfois qu’une vie de travail de leurs concitoyens. Cette situation est elle-même liée à l’implantation durable d’un système de partis de gouvernement dominants qui ont conduit à une bipolarisation excessive rendant captif le vote des citoyens qui ne se voient plus proposer que des alternances d’équipes politiques et non de véritables alternatives de projets politiques. Ce système a été également favorisé par l’élection du Président de la République au suffrage universel – avec un mode de scrutin réduisant le nombre des candidats au 2ème tour – qui, investi de nombreux et importants pouvoirs, est devenu un monarque républicain à la tête d’un parti politique qui le soutient inconditionnellement au Parlement.

Ce système connaît aujourd’hui une crise de légitimité comme le montre la situation politique actuelle sur laquelle point n’est besoin de s’attarder… Et les dernières élections présidentielles des 23 avril et 7 mai 2017 n’y ont toujours rien changé, mais n’ ont fait qu’y ajouter une complexité nouvelle à l’intérieur de bon nombre de partis et une tension accrue à l’extérieur entre eux quant à leur rapport au pouvoir…

C’est dire que notre République doit être reconstruite sur des principes démocratiques réellement appliqués redonnant la parole au peuple avec le nécessaire contrôle de l’action de ses gouvernants qui normalement ne sont que ses « représentants« .

Dès lors, associer le peuple souverain à l’élaboration de la loi et à la révision de sa Constitution devient une nécessité urgente.

En République – et malgré le « moi, je » de majesté de tous nos candidats à la présidence de la République -, la Loi demeure un acte majeur de notre vie publique et elle est attachée à la souveraineté du peuple dans sa conception rousseauiste première consacrée par les Déclarations de 1789 et de 1793.

Ce regard posé sur notre histoire constitutionnelle nous montre qu’elle contient des exemples et une philosophie dont nous serions bien fondés à nous inspirer aujourd’hui.

Bien sûr, d’autres mécanismes existent quant à la manière de contrôler les élus en cours de mandat, qui sont d’ailleurs déjà mis en œuvre dans certains pays (mécanisme du « rappel » ou recall aux USA).

De même est-il également nécessaire de revoir notre mode de scrutin majoritaire aux élections législatives – trop réducteur dans ses résultats – par rapport à la diversité et à la richesse des courants et sensibilités politiques qui traversent l’opinion de nos concitoyens, et alors même qu’il ne s’applique pas aux autres élections locales ou même nationales. Outre les élections locales, la proportionnelle est en effet appliquée pour l’élection d’une bonne partie des sénateurs, de même que pour les « européennes » qui servent à désigner la représentation politique de la France au Parlement européen de Strasbourg.

Notre système politique doit être refondé. Le peuple est sa composante centrale en démocratie. Alors, rendons-lui la parole !

Paris, le 9 mai 2017

Louis SAISI

Abréviations utilisées :

DDHC = Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 ;

C. 1793 = Constitution montagnarde du 24 juin 1793.

 

 

 

[1] TULARD (Jean), FAYARD (Jean-François), FIERRO (Alfred) : Histoire et dictionnaire de la Révolution 1789-1799, Ed Poche, 1988

[2] L’expression « qui se nomment » doit être ici prise au sens de « qui se donnent ».

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