La culture politique populaire donne sa forme à la Commune de 1871. Comment Marx l’a-t-il comprise ? par Florence GAUTHIER

Le colloque « Penser la Commune » célébrant le 150ème anniversaire de la Commune de Paris (1871) – dans lequel est intervenue notre amie Florence GAUTHIER – était organisé du 8 au 10 Septembre 2021, à Paris, au pavillon Carré de Baudouin, et avait pour objet d’étudier la dimension philosophique dans la compréhension de la Commune.

Quelles problématisations et conceptions de l’État, du Commun, du Social, du Travail, de l’Égalité, de la République, de l’Enfance, de l’Éducation, de l’Art, de la Culture, de la relation entre les femmes et les hommes, de l’Émancipation des travailleurs, des modalités des échanges, de la force de l’argent, de la puissance de la propriété, des principes de l’Économie politique, du rôle de l’Autorité, de la place de l’Étranger, de la Justice, de la Morale, de la Science, de la Violence, de la Vie et de la Mort, de la pratique de la Laïcité [même si le terme “laïcité” n’était pas encore inventé (le terme apparaît pour la première fois le 11 novembre 1871 dans le journal La Patrie), ni le principe encore moins mis en œuvre] ?

Ce sont toutes ces questions et notions – fondamentalement politiques, centrales et foisonnantes – qui circulaient au sein du mouvement populaire et parmi les acteurs de la Commune.

Pour répondre à ces questions fortes, le colloque international portant sur ce 150ème anniversaire de la Commune avait alors rassemblé et mobilisé des chercheurs venant d’universités de différentes parties du monde (France, Canada, États-Unis, Suisse, Argentine, Vietnam, Brésil). Ses travaux ont été publiés en septembre 2021 chez l’éditeur L’Harmattan.

La contribution de Florence GAUTHIER (photo ci-contre)  à ce colloque – que nous publions ci-dessous – nous intéresse ici à un double titre : d’une part, elle y aborde la question passionnante, et toujours actuelle, quant à la manière dont la culture populaire a imprimé la Commune de 1871 en lui donnant sa forme politique, notamment en termes de fonctionnement démocratique ; d’autre part, en interrogeant la manière dont MARX lui-même l’avait comprise.

Rappelons ici, sans doute trop rapidement, que Florence GAUTHIER* – historienne des Révolutions de France et de St-Domingue/Haïti, et de la Déclaration des droits naturels de l’Homme et du citoyen – a publié sa thèse La voie paysanne dans la Révolution française : l’exemple picard, sous la direction d’Albert SOBOUL (éditée par Maspero, en 1977) et, un peu plus tard, l’ouvrage Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen (1992) ainsi que d’autres livres. Elle fut MCF-HDR (Maître de conférences-Habilitée à diriger des recherches) à l’Université de Paris VII-Diderot pendant de nombreuses années et, aujourd’hui, elle continue à se livrer, avec la même passion, à la recherche, notamment comme co-animatrice du séminaire Esprit des Lumières et de la Révolution ainsi qu’en apportant sa féconde participation aux sites revolution-francaise.net et lecanardrepublicain.net.

Nous remercions chaleureusement notre amie Florence GAUTHIER de nous avoir autorisé à publier sur notre site sa riche et lumineuse intervention qui nous permet, en écho à son propos tonique, de mieux saisir et surtout de mieux comprendre, aujourd’hui, l’ampleur de la crise de la représentation dans nos sociétés occidentales desséchées et de mesurer également combien l’enseignement de Karl MARX, loin d’être une doctrine figée et dogmatique, était, au contraire, ancré dans la culture populaire, l’histoire, et aussi, de manière souple et fluide, dans la spécificité des situations politico-sociales locales.

Louis SAISI

Paris, le 29 octobre 2023

* Voir la notice biographique et bibliographique plus substantielle sur Florence GAUTHIER sous l’article « Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations « , publié sur ce site le 22 janvier 2019 qu’elle a co-écrit avec Marc BELISSA, https://ideesaisies.deploie.com/kant-le-droit-co…-et-marc-belissa/

La culture politique populaire donne sa forme à la Commune de 1871. Comment Marx l’a-t-il comprise ?

par Florence GAUTHIER, historienne

des Révolutions de France et de St-Domingue/Haïti

L’objectif de ma communication cherche à mieux comprendre la philosophie politique de la Commune de 1871, en précisant la conception de la société politique qu’elle cherche à construire [1].

Historienne de la Révolution française, ce fut en étudiant les conceptions politiques, en particulier de la commune rurale, que j’ai découvert l’existence d’une culture politique populaire communale, qui s’est déployée tout au long de ce que l’on nomme le Moyen-âge et l’époque moderne, et m’a conduite à remonter loin en amont.

Ci-dessous, un vote au Moyen Age 

Cette culture politique populaire passa des campagnes aux villes et aux corps de métier urbains, imprégnant par ailleurs la société entière de ses caractères culturels : réunion en assemblée générale des ayants droit et même système électoral du « commis de confiance », y compris dans les ordres de la noblesse et du clergé.

Ci-dessous, image du 9 thermidor An II, antichambre de la mise

en place du processus contre-révolutionnaire

L’échec politique populaire de la Révolution de 1789 se produisit avec Thermidor, le 27 juillet 1794 : un processus contre-révolutionnaire s’ouvrit alors, faisant se succéder les Thermidoriens, Bonaparte qui rétablit la monarchie en France par le Consulat et l’Empire, la Restauration des Bourbons suivie de celle des Orléans, puis le Second Empire, tous unis par leur combat commun contre la démocratie et les pratiques politiques populaires communales.

Comme on le sait, ce processus contre-révolutionnaire fut brièvement interrompu par trois Révolutions, 1830, 1848, 1871, qui furent sauvagement réprimées, comme Paris, en juin 1848 et pire encore au temps de la Commune.

 

 

 I/ Les caractères originaux de cette culture politique populaire du Moyen-Âge à la Commune de 1871 ?

Ci-dessous, représentation du mouvement communal et municipal au Moyen Age

La communauté rurale se formait en assemblée générale des habitants, hommes et femmes, pour organiser sa vie locale politique, économique et sociale. Ainsi, en vertu du droit d’habiter-là, les habitants et les habitantes faisaient partie de l’assemblée générale, votaient et occupaient l’espace public, depuis la nuit des temps et, cela jusqu’en 1794.

Les terres étaient alors des biens communaux et, au début du Moyen-âge, c’était l’assemblée communale qui décidait de les répartir en terrains cultivés, en pâturages, en biens publics et en biens communaux, selon les besoins. Les travaux de culture étaient collectifs et imposaient le choix collectif des cultures, des dates des récoltes et autres travaux.

Lorsque les communes rurales avaient à défendre leurs droits, soit en justice, soit aux États généraux depuis le XIVe siècle, leur système électoral était celui du commis de confiance, choisi par l’assemblée des habitants des deux sexes. Ce système mérite d’être connu, parce qu’il a disparu aujourd’hui : ce commis de confiance ou mandataire, était chargé d’un mandat et était responsable et révocable devant et par ses mandants.

Ce système et son vocabulaire, nous l’avons perdu et nous connaissons aujourd’hui le système électoral des partis politiques : ici, les partis présentent les députés aux électeurs, ce ne sont plus les électeurs qui choisissent leur député. De plus, une fois élu, le député n’est ni responsable ni révocable devant et par ses électeurs, mais devant son parti. Le système électoral des partis permet encore de confisquer la souveraineté du peuple au profit des partis, puisque la souveraineté est passée dans l’assemblée des députés : ce que l’on nomme un système représentatif. Prenons l’exemple de notre constitution actuelle : « Article 3. La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par le référendum ».

Que signifie cette contradiction d’une souveraineté qui appartient au peuple, mais qui est exercée par ses représentants ? L’article 27 y répond : « Tout mandat impératif est nul [2] ».

La souveraineté des citoyens leur appartient juste le temps du choix du député. Une fois élus, ce sont les députés qui exercent la souveraineté. Ce déplacement de la souveraineté est lié au choix du système électoral qui, aujourd’hui, refuse ces relations fiduciaires entre le peuple et son gouvernement.

– Le système électoral de la Commune de 1871

C’était celui du « commis de confiance ». Après la capitulation du gouvernement le 26 janvier 1871 et sa fuite à Versailles, ce fut la Garde nationale de Paris qui appela le peuple à l’insurrection pour se protéger de l’armée prussienne, le 18 mars.

Puis, le 25 mars, le Comité central de la Garde nationale, qui ne prétend nullement prendre le pouvoir, décide d’organiser les élections de la Commune de Paris. Son appel met en lumière la question cruciale du système électoral :

« République française. Liberté, égalité, fraternité

Le Comité central de la Garde nationale

Élections à la Commune

Citoyens, notre mission est terminée, nous allons céder la place dans votre Hôtel de ville à vos mandataires réguliers […] Si nos conseils peuvent avoir quelque poids dans vos résolutions, permettez à vos plus zélés serviteurs de vous faire connaître ce qu’ils attendent du vote aujourd’hui.

 Citoyens, ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant votre propre vie, souffrant des mêmes maux. Défiez-vous des ambitieux et des parvenus ; les uns et les autres ne consultent que leur propre intérêt et finissent toujours par se considérer comme indispensables.

 Défiez-vous également des parleurs incapables de passer à l’action […] Évitez ceux que la fortune a trop favorisés, car trop rarement celui qui possède la fortune est disposé à regarder le travailleur comme un frère.

 Enfin, cherchez des hommes aux convictions sincères, des hommes du Peuple, résolus et actifs, ayant un sens droit et une honnêteté reconnue. Portez vos préférences sur ceux qui ne brigueront pas vos suffrages ; le véritable mérite est modeste et c’est aux électeurs à connaître leurs hommes et non à ceux-ci de se présenter.

 Nous sommes convaincus que, si vous tenez compte de ces observations, vous aurez enfin inauguré la véritable représentation populaire, vous aurez trouvé des mandataires qui ne se considéreront jamais comme vos maîtres [3]. »

Ces pertinentes observations révèlent que la culture politique populaire était toujours bien vivante. On en avait reparlé avec les premiers socialistes [4] et lors des Révolutions de 1830 et de 1848. On voit clairement que pour le Comité central de la Garde nationale, la question de la souveraineté populaire, rendue permanente par le système électoral du commis de confiance révocable par l’électorat, était bien au centre de la culture communale, parce que c’est bien LE service public par excellence : en effet, les mandataires vont proposer des lois selon les mandats qu’ils ont reçu des électeurs.

Des rédacteurs du Manifeste du Comité des 20 arrondissements connaissaient cette tradition populaire communale et ils la font remonter au XIIe siècle : « c’est cette idée communale, poursuivie dès le XIIe siècle, affirmée par la morale, le droit et la science, qui vient de triompher le 18 mars 1871 » [5].

– Le second point exposé par le Comité central de la Garde parisienne porte sur l’institution de la République à l’échelle nationale.

Le Comité central a dit qu’il ne voulait pas prendre le pouvoir ni à Paris ni en France, mais le remettait à l’élection de la Commune de Paris et invitait les autres communes de France à faire de même. Viendra ensuite le temps de former une Assemblée nationale législative, fédérant les mandataires des communes du pays, qui proposeront des lois soumises au consentement des électeurs, puisque ce sont eux qui détiennent la souveraineté populaire :

« Vous êtes appelés à élire votre assemblée communale […] Profitez de cette heure précieuse, unique peut-être, pour ressaisir les libertés communales dont jouissent les plus humbles villages et dont vous êtes depuis si longtemps privés […] Le droit de la cité est aussi imprescriptible que celui de la nation ; la cité doit avoir comme la nation son assemblée, qui s’appelle indistinctement assemblée municipale ou communale ou commune […] Cette assemblée fonde l’ordre véritable, le seul durable, en l’appuyant sur le consentement souvent renouvelé d’une majorité souvent consultée, et supprime toute cause de conflit, de guerre civile et de révolution, en supprimant tout antagonisme contre l’opinion politique de Paris et le pouvoir exécutif central […] Citoyens, vous voudrez conquérir à Paris la gloire d’avoir posé la première pierre du nouvel édifice social, d’avoir élu le premier sa commune républicaine [6] ».

Le but est bien de constituer le principe communal à tous les niveaux : communes rurales, communes urbaines, commune fédérale au niveau national, sous le contrôle de la souveraineté populaire permanente : ainsi, les institutions communales ne font pas la guerre à la société. Mais, comme on le sait, dans l’ensemble, la France n’a que peu répondu, et la Commune de Paris se retrouva seule, assiégée par un faisceau d’ennemis hors de ses murs.

Voilà dans ses grands traits la signification des élections communales et du système électoral qui fonde une véritable souveraineté populaire, contrôlant de façon permanente les commis de confiance et donnant son consentement aux lois. Ce sont des pratiques communales bien connues par les révoltes et les guerres paysannes qui, depuis le Moyen-âge et jusqu’à Thermidor, ont pratiqué ce que l’on appelait alors des Unions ou des Fédérations de communes entre elles.

La Révolution française de 1789 à 1794 connut un développement puissant de ces pratiques communales dans les campagnes et dans les villes, dès 1789, à cause de la convocation des États généraux, qui furent rétablis après leur longue suspension et, avec eux, le système électoral du commis de confiance et le vote des deux sexes. Les assemblées générales communales permanentes devinrent le cadre de l’organisation populaire révolutionnaire jusqu’à Thermidor : c’était là que se préparaient les réunions populaires, les Journées révolutionnaires, les manifestations, les lectures publiques des journaux pour discuter des lois, les discussions au sein du peuple et ses insurrections.

Ces assemblées générales communales étaient aussi les assemblées électorales et, rendues permanentes depuis les élections des États généraux de 1789, elles devinrent l’institution révolutionnaire par excellence [7].

Le 9 Thermidor prit, comme premier moyen de la répression du peuple, la suppression des assemblées générales communales, ce qui fut maintenu en France jusqu’à la Commune de 1871. De même, au lendemain de la répression sanglante de la Commune de Paris, la IIIe République maintenait la République, mais modifia le système électoral du commis de confiance, en passant au système électoral des partis politiques et en supprimant le mandat impératif : ce nouveau système a été maintenu jusqu’à nos jours, comme je l’ai indiqué plus haut.

– Comment nommer le système électoral du « commis de confiance » mandaté par ses électeurs ?

Est-ce une forme de démocratie directe ou représentative ? On ne peut répondre autrement qu’il s’agit des deux. Dans le premier cas, le commis de confiance, choisi par ses commettants, est chargé d’un mandat précis qu’il doit défendre : ici, l’élection est directe.

Dans le second cas, le mandat doit être défendu par le mandataire soit au niveau législatif comme dans le cas de l’élection de la Commune de Paris qui propose des lois communales, soit au niveau exécutif comme dans l’élection d’un juge, d’un commissaire de police, d’un officier de la Garde nationale ou autre fonctionnaire public : et là, le mandataire est un représentant, certes, mais il est toujours responsable et révocable.

La différence essentielle entre le système électoral représentatif que nous connaissons réside dans le fait que le député n’est pas mandaté et n’est ni responsable, ni révocable devant et par ses électeurs : la différence entre les deux systèmes électoraux est bien là !

– Le droit de vote fut-il universel avec les élections de la Commune le 26 mars 1871 ?

On constate que non, puisqu’il s’agit d’un suffrage universel masculin : les femmes en étaient exclues. J’ai cherché à en comprendre la raison. Le débat n’a pas eu lieu sur le sujet précis du vote des femmes ou non, mais a porté sur la question du maintien ou non du système électoral légal, à savoir, celui des élections du 5 novembre 1870, qui avait repris celui de la Révolution de 1848, limité au vote masculin : l’appel du Comité central de la Garde nationale ne voulut pas y toucher [8].

C’est alors une régression par rapport au droit communal, du Moyen-Âge à la Révolution de 1789, qui pratiquait le droit de vote des femmes, détenant comme les hommes, le titre d’habiter là, habitants et habitantes, ce qui ouvrait à l’exercice des libertés et franchises communales. Et pourquoi ? Parce que la conception populaire du droit était à ces époques égalitaire entre les deux sexes. Le mot franchise signifiait aussi droit de vote et son usage existe toujours en anglais.

Toutefois, durant la Commune, les femmes se sont senties libres d’occuper l’espace public et la Commune ne les a nullement empêchées d’assister à ses séances à l’Hôtel de ville, ni de créer des clubs et autres sociétés de femmes ou mixtes, et elles participèrent aux combats sur les barricades, comme nombre de travaux l’ont montré.

– Un autre caractère original de la culture politique populaire communale est son refus d’un Etat séparé de la société.

« L’Etat moderne » en France, celui de la monarchie aux XVIIe et XVIIIe s, a commencé à se former en supprimant les États généraux, qui réunissaient les commis de confiance de toute la société et partageaient le droit de la décision politique avec le roi. La suppression des États généraux fut une forme de séparation de la société de l’Etat, ce qui fut, à l’époque, qualifié à juste titre de despotisme.

De Thermidor à 1871, les régimes politiques qui se succédèrent donnèrent le pouvoir à une aristocratie des riches, excluant le peuple et les femmes même riches. Le Consulat et l’Empire, la restauration des Bourbons et celle d’un Second empire inventèrent des formes variées d’Etat séparé de la société, qui avaient toutes en commun d’être monarchiques et d’écarter le peuple et toutes les femmes de l’exercice des droits politiques.

En 1871, la Commune tentait, après les échecs de 1830 et de 1848, d’élaborer une nouvelle Constitution communale, pour une société politique refusant un Etat séparé de la société, dont Karl MARX, qui la découvrait, fut profondément marqué.

II/ MARX devant la Constitution communale

                   Ci-dessous,

Karl MARX (1818-1883) en 1874

Tout jeune, Marx avait commencé une Critique de la philosophie du droit hégélien, qu’il n’a pas publiée de son vivant et laissa inachevée. Il poursuivit sa critique de l’Etat séparé de la société, celui du Second Empire, à la lumière de la Commune, dans son texte La guerre civile en France, publié en juin 1871 [9].

MARX a clairement saisi l’objectif de la Commune : détruire l’Etat séparé de la société et imposer la souveraineté du peuple, exercée de façon permanente par les assemblées générales communales, qui contrôlent les membres, tous élus, du pouvoir législatif comme du pouvoir exécutif.

La garde nationale, formée de citoyens, est sous le contrôle de la Commune et non comme le sont les appareils d’Etat modernes, enfermés dans des ministères n’obéissant qu’au gouvernement. L’Etat moderne exerce ce que l’on appelle la confusion des pouvoirs, supprimant leur séparation.

Écoutons ce que dit MARX sur les services publics conçus par la Commune :

« Les services publics cessèrent d’être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l’administration municipale, mais toute l’initiative exercée par l’Etat fut remise aux mains de la Commune ».

Celle-ci remplaça l’armée permanente et la police par la Garde nationale communale. La Commune a encore nationalisé les biens du clergé et limité le financement des églises par les fidèles. L’enseignement devait être gratuit et la recherche libre, etc…

MARX utilise les expressions de Constitution communale et d’institutions réellement démocratiques [10] pour désigner l’objectif de la Commune, de façon précise et juste.

Il ajoute :

« La Commune […] voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, terre et capital, aujourd’hui essentiellement moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments d’un travail libre et associé. Les mesures de la Commune ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple [11] ».

– Le moment de la Commune coïncida avec la rencontre de MARX et d’Elisabeth DMITRIEV, une révolutionnaire russe.

Ci-dessous, narodnikis russes (en russe : народники ; en français : « ceux du peuple ») est le nom d’un mouvement socialiste agraire actif de 1860 à la fin du 19ème siècle fondé par des populistes russes

Depuis les années 1860, MARX s’intéressait à la préhistoire des communautés villageoises et de leurs libertés, ainsi qu’à la situation en Russie à la suite de l’abolition du servage par le tsar, en 1861, qui lésait les paysans au profit des boyards. Un profond mouvement révolutionnaire russe commença et des révolutionnaires Narodniki (Populistes russes) réfugiés en Suisse, adhérèrent à l’Association Internationale des Travailleurs, dont MARX était le secrétaire. La section russe lui envoya une des leurs, Elisabeth DMITRIEV, qui le rencontra à Londres en hiver 1870.

 

 

Ci-dessous, Elizaveta Tomanovskaïa (en russe : Елизавета Томановская), dite Élisabeth Dmitriev (également orthographié Dmitrieff), est une révolutionnaire et militante féministe russe, née en 1850 (ou 1851) à Volok (Empire russe) et morte entre  et   

Dès qu’elle entendit parler de la Commune de Paris, Elisabeth DMITRIEV (photo ci-contre) décida de la rejoindre en mars 1871. Et c’est elle qui réussit à envoyer des informations sur la Commune, via des messagers car la poste était impossible, et permit ainsi à MARX de connaître de façon détaillée « la réalité sensible de la Commune », comme Kristin ROSS l’a souligné [12].

Avant qu’elle ne parte à Paris, Elisabeth DMITRIEV était venue poser une question bien précise à MARX : en Russie, des lecteurs du Manifeste du Parti communiste de MARX et ENGELS interprétaient la voie révolutionnaire à suivre comme devant passer obligatoirement par le stade capitaliste, pour atteindre le communisme. Leur interprétation se fondait sur un déterminisme économiciste, qui présente le système capitaliste comme un « progrès nécessaire » ouvrant sur le communisme et généralisé à toutes les situations, pourtant variées, des sociétés humaines.

Or, les Narodniki, auxquels appartenait E. DMITRIEV, pensaient que la Russie pouvait se dispenser de cette étape, étant donné que la communauté villageoise russe portait une culture paysanne de biens communaux, de travaux collectifs et de coopératives.

Cette analyse permettait d’éviter le stade du capitalisme, qui exproprierait la paysannerie de ses biens communs pour les transformer en propriété privée capitaliste. Ainsi, une voie semblait possible pour aller au communisme à partir de la communauté rurale russe.

Ce rapprochement entre progrès économique et capitalisme créait des confusions en Russie et E. DMITRIEV devait poser directement la question à MARX. Ce qu’elle fit avant de partir à Paris.

MARX fut très étonné de ce qu’il appela un malentendu et décida de le dissiper. Il écrivit une nouvelle préface au Manifeste du Parti communiste pour la réédition allemande de 1872, dans laquelle MARX et ENGELS signaient de leur nom, alors que la première édition avait été anonyme. MARX précise l’influence de la Commune et de ses connaissances acquises sur la commune paysanne russe ainsi :

« Le Manifeste explique lui-même que l’application des principes dépendra partout et toujours des circonstances historiques données et que, par suite, il ne faut pas attribuer trop d’importance aux mesures révolutionnaires énumérées à la fin du chapitre II. Ce passage serait, à bien des égards, rédigé tout autrement aujourd’hui […] étant donné les expériences d’abord de la Révolution de Février, ensuite et surtout de la Commune de Paris qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique, ce programme est aujourd’hui vieilli sur certains points. La Commune, notamment, a démontré que la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine d’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte [13] ».

MARX rédigea une autre Préface au Manifeste pour la première édition russe, mais il ne put la publier qu’en 1882, peu de temps avant sa mort, et revient sur cette même question du passage au communisme :

« Le Manifeste communiste avait pour tâche de proclamer la disparition inévitable et prochaine de la propriété bourgeoise. Mais en Russie, à côté de la spéculation capitaliste qui se développe fiévreusement et de la propriété foncière bourgeoise en voie de formation, plus de la moitié du sol est la propriété commune des paysans. Il s’agit, dès lors, de savoir si la communauté paysanne russe, cette forme déjà décomposée de l’antique propriété commune du sol, passera directement à la forme communiste supérieure de la propriété foncière, ou bien si elle doit suivre d’abord le même processus de dissolution qu’elle a subi au cours du développement historique de l’Occident.

La seule réponse qu’on puisse faire est la suivante : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste [14]. »

Ci-dessous Nikolaï Mikhaïlovski (1842-1904)

Sociologue et écrivain politique russe, 

chef de file des populistes, ayant fait de la littérature

un instrument de propagande auprès des paysans.

Un peu avant, MARX avait reçu une lettre de Nicolas MIKHAÏLOVSKI, lui aussi narodnik, qui interprétait les travaux de MARX comme un « système philosophique » qui imposait à toutes les sociétés de passer fatalement par la phase capitaliste. MARX lui répondit, en 1877, qu’il rejetait le « système philosophique » qu’il lui attribuait et, qu’au contraire, il fallait étudier les évolutions historiques de chaque société pour déterminer les voies possibles et non appliquer « le passe-partout d’une théorie historico-philosophique, dont la suprême vertu consiste à être supra-historique [15] ».

MARX rejette le préjugé économiciste introduit par MIKHAÏLOVSKI, qui supprime l’étude de l’évolution propre aux différentes sociétés, et conclut n’avoir jamais condamné les efforts des Russes cherchant une voie de développement autre que celle de l’Europe occidentale et correspondant à leur propre histoire.

Encore en 1881, MARX poursuivait ses réflexions sur le même sujet avec Véra ZASSOULITCH, qui appartenait au même groupe de Narodniki qu’Elisabeth DMITRIEV, PLEKHANOV ou Nicolas DANIELSON [16] et se trouvait, elle aussi, réfugiée en Suisse et lui posait la même question qu’E. DMITRIEV, à laquelle Marx répondit à nouveau :

« Chère citoyenne […] en analysant la genèse de la production capitaliste, je dis “Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production… La base de toute cette évolution c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre… Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement. “La fatalité historique“ de ce mouvement est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale. […] L’analyse donnée dans Le Capital n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie [17] ».

De la fin des années 1860 à sa mort, en 1883, MARX, tout en rédigeant le Capital et en s’occupant de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) dont il était secrétaire depuis 1864, s’est intéressé aux communes rurales et entra en contact avec des Narodniki russes réfugiés en Suisse. Il apprit le russe pour étudier, entre autres, les formes de communautés paysannes de ce pays. Grâce à E. DMITRIEV, il fut particulièrement bien informé de ce que fut la Commune de Paris de 1871. Enfin, l’édition du tome 1 du Capital paraissait en français et en allemand entre 1872 et 1876.

Cette quinzaine d’années, particulièrement chargée et riche en expériences nouvelles pour MARX, le fut aussi en déceptions : la répression atroce de la Commune en 1871, la dissolution de l’AIT en 1872, mais aussi l’évolution des deux partis ouvriers en Allemagne, Le Parti social-démocrate et L’Association générale des travailleurs.

Ces deux partis préparaient leur unification et rédigèrent le programme du Parti ouvrier allemand que MARX reçut par courrier. Ses Commentaires en marge du programme de ce parti souligne la faiblesse des solutions proposées à la question du travail, avec le maintien de la Loi d’airain des salaires, soit le minimum vital, sans un mot sur l’organisation de la production, l’activité collective et communautaire et les conditions concrètes du travail par les travailleurs. De plus, ce programme justifiait une forme d’Etat séparé de la société en le limitant au suffrage universel masculin, avec le système électoral des partis, et à une représentation du parti au parlement.

Ce qui a le plus choqué MARX ce fut de constater que l’expérience de la Commune de Paris restait totalement ignorée de ce programme, en ce qui concerne la Constitution communale avec son système de souveraineté populaire permanente, qui seule permet l’activité du peuple des travailleurs dans le domaine de l’exercice des pouvoirs législatif et exécutif, en lui donnant les moyens de cette réorganisation de la société de fond en comble.

Il est vrai que les deux partis allemands se préoccupaient surtout de leur fusion, qui se réalisa en 1875 et se paracheva en 1890, prit le nom de SPD, Parti social-démocrate allemand, et adopta un nouveau programme au Congrès d’Erfurt en 1891, ce qui permettait d’enterrer la critique de MARX [18].

MARX était mort depuis 1883 et le futur SPD, se réclamait du nom de MARX, mais non de ses idées. En effet, ce qui avait éclairé MARX c’était bien cette « constitution communale » qui permettait aux travailleurs de fonder les institutions sur le principe d’une souveraineté populaire, rendue permanente par le système électoral de ces relations fiduciaires entre l’électorat et ses commis de confiance, responsables et révocables dans l’exercice de leurs fonctions législatives et exécutives : cette expérience demeurait ignorée du SPD [19].

De plus, le « malentendu » dont MARX avait eu connaissance grâce à sa correspondance avec des Narodniki, l’interrogeant sur les voies possibles de passage au communisme, demeurait inconnu des programmes successifs du SPD, qui en restèrent à l’interprétation dogmatique, voyant dans l’étape fatale du capitalisme la seule voie possible au communisme. On se souvient que MARX avait répondu à MIKHAÏLOVSKI qu’il fallait étudier l’évolution historique des sociétés pour déterminer les voies possibles et non appliquer « le passe-partout d’une théorie supra-historique ». Cette expérience de MARX ne fut pas davantage prise en compte par les « marxismes orthodoxes », que furent la IIe Internationale socialiste regroupant les Partis socialistes depuis 1889, puis l’évolution du Komintern, créé en 1919 qui rassemblait les Partis communistes.

Ces « marxismes orthodoxes » prirent le nom de MARX au détriment de ses idées…

Florence GAUTHIER,

Historienne des Révolutions de France et de St-Domingue/Haïti,

(Colloque sur la Commune, 2021)

NOTES

[1] Publié dans J-F DUPEYRON et C. MIQUEU, éd, Penser la Commune (1871), Paris, L’Harmattan, colloque pour le 150è anniversaire de la Commune en septembre 2021, p.123-134.

[2] Jacques GODECHOT Les Constitutions de la France depuis 1789, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1970.

Sur la communauté villageoise, Adrien BAVELIER, (1874), Essai historique sur le droit d’élection, rééd. Genève, 1979 ; Philippe SAGNAC, (1898), La législation civile de la Révolution française, rééd. Genève, 1979 ; Marc BLOCH, (1931), Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris/Oslo ; Florence GAUTHIER, (2017), entrées « Communauté villageoise » et « Fidei commis », in Dictionnaire des biens communs, PUF, p 246 et 554.

[3] Réimpression du Journal officiel de la Commune du 19 mars au 24 mai 1871, Paris, Bunel, 1871, Affiche du Comité central de la Garde nationale appelant aux Élections à la Commune, le 25 mars et signé de ses rédacteurs. Voir aussi Actes du Colloque Les Amis d’Henri Guillemin, Henri Guillemin et la Commune, Utovie, 2017, Fl. GAUTHIER, « Démocratie et souveraineté populaire, toujours d’actualité ! », p 87-100.

[4] Ces socialistes se formèrent autour de Filippo BUONARROTI, italien venu en Corse et en France à l’époque de la Révolution de 1789. Il échappa aux Thermidoriens et au Directoire en se réfugiant à Bruxelles, où il publia Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, en 1828, et influença les Carbonari italiens, tout comme les Chartistes anglais, autour de Bronterre O’BRIEN. Ces derniers défendaient une constitution républicaine, démocratique, communale et socialiste à partir de l’expérience populaire et montagnarde. Le mot charte renvoie au mouvement des chartes de communes qui se déploya dans l’espace ouest-européen aux XIe-XIVe siècles et signifie constitution, comme la langue anglaise nomme encore sa propre constitution Magna Carta, la Grande Charte.

[5] Cité par Charles RIHS, (1973), La Commune de Paris, 1871, Paris, Seuil, Réimpression du Journal officiel…, p 345.

[6] Réimpression du Journal officiel…, op. cit., 25 mars 1871, Recommandations du Comité central de la Garde nationale.

[7] Sur les assemblées communales voir Albert SOBOUL (1968), Les Sans-culottes, Paris, Seuil ; Raymonde MONNIER (1994), L’espace public démocratique, 1789-1795, Paris, Kimé ; une étude récente du rôle de ces assemblées communales à Paris, Aurélien LARNÉ (2019), « La Commune de Paris et le Gouvernement révolutionnaire. Élections et révocabilité des élus en l’an II », Annales Historiques de la Révolution Française, Paris, n° 396.

[8] Charles RIHS (1973), La Commune…, op. cit., I, 2, Participation électorale et conditions du scrutin, p 75.

[9] K. MARX, Critique du droit hégélien, manuscrit rédigé vers 1843 et publié en 1927 par RAZIANOV, trad. et présenté par Kostas PAPAIOANNOU, Paris, 10 x18, 1976 ; MARX, (1871), La Guerre civile en France, Adresse du Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs, Londres, juin, éd. en français, Pékin, 1972.

[10] K. MARX (1871), La Guerre civile…, op. cit., p 73.

[11] Id., ibid, p 75, 80.

[12] Kristin ROSS (2015), L’imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique.

[13] Manifeste du Parti communiste, Moscou, Ed. du Progrès, Préface à l’édition allemande de 1872, p 6.

Louis JANOVER, Maximilien RUBEL (2020), Etat et anarchisme. Lexique Marx 1, rééd. des Études de marxologie, 1978-1985, Toulouse, Smolny, p 139.

[14] Ibid., Préface à l’édition russe de 1882, traduite en russe par Gueorgui PLEKHANOV, alors narodnik.

[15] M. RUBEL (1969), K. Marx. Essai de biographie intellectuelle, Paris, Klincksieck, rééd. 2016, III, V, La commune russe, p 342.

[16] N. DANIELSON était le traducteur en russe du tome 1 du Capital de Marx-Engels (1964), Lettres sur le Capital, Ed. Sociales, Paris ; M. RUBEL, K. Marx…op. cit, III, V, p 340.

[17] MARX, Lettre à V. ZASSOULITCH, 8 mars 1881, in Marx-Engels, Lettres sur le Capital, op. cit., p 305 ; M. RUBEL, K.MARX. Essai de biographie, op. cit., p 343.

[18] K. MARX (2008), Critique du programme de Gotha, Paris, Ed. Sociales, GEME, Introduction de Jean-Numa DUCANGE et Sonia DAYAN et traduit par S. DAYAN, p 11.

[19] M. RUBEL a qualifié cette ignorance « un oubli historique » dans « Marx et le socialisme populiste russe », Revue Socialiste, n° 11, mai 1947, I-Histoire d’un oubli historique.

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