La décision du 26 janvier 2024 de la Cour Internationale de Justice statuant sur la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide à l’encontre de la population palestinienne de GAZA
par Louis SAISI
Ci-dessous, la Cour internationale de Justice siégeant à La Haye (Pays-Bas) dans l’imposant palais de la Paix. Etablie par l’article 92 de la Charte des Nations unies, « La Cour internationale de Justice constitue l’organe judiciaire principal des Nations unies. Elle fonctionne conformément à un Statut établi sur la base du Statut de la Cour permanente de Justice internationale et annexé à la présente Charte dont il fait partie intégrante. »
SOMMAIRE
Introduction : Rappel du contexte de la saisine de la Cour internationale de justice
I/ Contexte et force de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
A/ L’apport du juriste polonais Raphaël LEMKIN
B/ Un grand nombre d’États membres
C/ La qualification du génocide et sa définition
D/ Les sanctions
II/ Le contexte conflictuel des bombardements de la bande de Gaza et ses suites devant la CIJ
A/ L’attaque du Hamas et les représailles d’Israël dans la bande de Gaza
B/ La saisine de la Cour internationale de justice par l’Afrique du Sud
1/ Les 2 raisons alléguées par l’Afrique du Sud justifiant sa saisine de la Cour
2/ La demande par l’Afrique du Sud de 9 mesures conservatoires visant à protéger le peuple palestinien
C/ La procédure
1/ La transmission de la requête de l’Afrique du Sud à Israël
2/ La communication de la requête de l’Afrique du Sud à toutes les parties à la Convention sur le génocide
3/ L’information du Secrétaire Général de l’ONU
4/ La désignation par les deux parties au conflit de juges de leur nationalité respective pour siéger avec les autres juges composant la CIJ
D/ Les audiences orales publiques
1/ L’audience du 11 janvier 2024
2/ L’audience du 12 janvier 2024
E/ Rappel du contexte et de l’étendue de la saisine de la Cour
III/ La compétence de la Cour
A/ la réunion des conditions posées par l’article IX de la Convention
B/ L’existence d’un différend entre les deux parties quant à l’interprétation de la Convention exigé par l’article IX de la Convention précitée
C/ Au stade de la procédure concernant la demande de mesures conservatoires, la Cour n’est pas tenue de déterminer si Israël a manqué à l’une quelconque des obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide.
D/ La conclusion positive de la Cour quant à sa compétence « prima facie »
IV/ L’objet de l’ordonnance de la Cour concernant les mesures conservatoires
A/ La notion de « plausibilité » ?
1/ L’argumentation de l’Afrique du Sud
2/ La réplique d’Israël
3/ L’analyse de la Cour (CIJ)
a) Son rappel du cadre juridique
b) Son rappel des faits
4/ La réponse et la conclusion de la Cour : certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont « plausibles »
B/ Le lien entre les droits plausibles revendiqués par l’Afrique du Sud et les mesures conservatoires sollicitées
1/ La position de l’Afrique du Sud
2/ La position d’Israël
3/ La position de la Cour
C/ Risque de préjudice irréparable et urgence
1/ Rappel du cadre juridique
2/ Les arguments des deux parties
a) L’Afrique du Sud
b) Israël
3/ Le positionnement de la Cour
a) Son rappel de la résolution 96 (I) de l’Assemblée générale en date du 11 décembre 1946
b) L’analyse par la Cour de la situation dramatique dans la bande de GAZA
c) La conclusion de la Cour
D/ Conclusion de la cour sur les mesures à adopter
1/ La Cour ordonne certaines mesures conservatoires destinées à protéger les palestiniens de la bande de Gaza sans pour autant qu’elles soient nécessairement identiques à celles préconisées par l’Afrique du Sud
2/ Les mesures conservatoires retenues par la Cour
3/ La mesure particulière préconisée par l’Afrique du Sud relative à l’obligation par Israël de lui soumettre un rapport sur les mesures prises
4/ Le caractère obligatoire des ordonnances de la Cour relatives à des mesures conservatoires
5/ Le rappel par la Cour du droit international humanitaire
Conclusions … Après la décision de la Cour…(1, 2, 3, 4, 5, 6, 7)
——–
Sous le titre « Retour sur les origines d’un conflit vieux de près de quatre-vingts ans (depuis la création d’Israël) qui s’est enlisé dans des guerres et négociations sans fin » – publié sur ce site le 24 juin 2024 sous le lien https://ideesaisies.deploie.com/retour-sur-les-o…-par-louis-saisi/ -, nous avons déjà analysé le contexte historique du conflit entre Juifs et Palestiniens devenu, depuis la naissance de l’Etat d’Israël en 1948, le conflit israélo-palestinien.
Ce « retour » sur ce lourd passé conflictuel et ses causes était nécessaire et nous a semblé même indispensable pour comprendre la situation actuelle.
Nous nous sommes également efforcés de montrer, dans notre article précité, comment, au fil du temps, l’absence récurrente d’une solution politique négociée a conduit à la situation actuelle dont le raid du 7 octobre 2023 du Hamas sur Israël (1200 morts parmi la population civile et la prise de 200 otages) a réveillé ce conflit dormant avec, en riposte, les bombardements israéliens de la bande de Gaza faisant 36 000 victimes civiles selon l’ONU, entraînant également la destruction partielle de Gaza, des déplacements massifs de sa population, une détérioration de ses conditions de vie par le manque d’accès à l’aide humanitaire internationale générant le risque de famine dans l’enclave palestinienne.
Ci-dessous, une image de la guerre dans la bande de Gaza
À cette situation déjà catastrophique s’ajoute, pour les enfants de Gaza, leur totale déscolarisation à la suite du « scolaricide », désignant, selon le terme forgé par l’ONU, la destruction systématique (et, selon certains, même volontaire) des structures d’enseignement à telle enseigne que selon l’estimation de l’ONU aujourd’hui 80% des écoles ont été détruites ou gravement endommagées empêchant 620 000 élèves d’avoir accès à l’éducation. Ces chiffres sont confirmés par Global Education Cluster (organisation de défense de l’éducation travaillant avec les Nations Unies) dans son étude fondée sur des images satellites [1].
Mais l’interruption de leur scolarité n’est pas le seul problème qui touche les enfants de la bande de Gaza car ils sont également « confrontés à la maladie, la malnutrition », au déplacement forcé. Selon un rapport alarmant de l’UNICEF (agence onusienne pour l’enfance), plus de 500 000 d’entre eux réclament des soins de santé mentale et d’un soutien psychosocial [2].
Sensible à la tragédie que vit aujourd’hui la population de Gaza soumise au feu quotidien de l’armée israélienne, l’Afrique du Sud avait saisi le 29 décembre 2023 la CIJ accusant Israël, à la suite de son invasion terrestre de la bande de Gaza et ses frappes aériennes, aveugles et particulièrement meurtrières, de violer la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Ci-dessous, drapeau de l’Afrique du Sud
Mais avant que la CIJ ne statue sur le fond, l’Afrique du Sud lui avait demandé de prendre d’urgence une série de mesures conservatoires destinées à protéger la population civile de Gaza contre « un nouveau préjudice grave et irréparable » et de faire en sorte qu’Israël respecte les obligations qui lui incombent au titre de la Convention sur le génocide, c’est à dire prévenir et punir le génocide.
La Cour internationale de Justice (CIJ) s’est prononcée par une ordonnance du 26 janvier 2024 [3] que nous nous proposons d’analyser ici quant à son contenu.
Mais avant d’examiner la décision de la CIJ, et pour bien avoir à l’esprit ce dont on parle, il est nécessaire de rappeler le contenu de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée le 9 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations-Unies (I).
Nous examinerons ensuite : le contexte conflictuel des bombardements de la bande de Gaza (II) ; la compétence de la Cour Internationale de Justice (III) ; l’objet de l’ordonnance de la Cour concernant les mesures conservatoires (IV).
I/ Contexte et force de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
Ci-dessous, le grand juriste polonais
Raphaël LEMKIN (1900-1959),
père du concept de « génocide »
A/ L’apport du juriste polonais Raphaël LEMKIN
C’est le grand juriste polonais Raphaël LEMKIN (photo ci-contre, à gauche), trop peu connu, qui forgea le concept de « génocide » en 1944.
L’étymologie du mot génocide vient du grec « genos », qui signifie « race », et du latin « cide » qui signifie « tuer ».
Dans son jeune âge, après son admission au lycée de Białystok (ville du nord-est de la Pologne), en lisant la presse locale il s’intéressa de près au génocide arménien de 1915 et en fut profondément ébranlé : « Plus de 1,2 million d’Arméniens tués pour avoir le tort d’être chrétiens ».
Ceci explique la direction que prirent ses travaux de recherches lorsque, devenu magistrat (1929-1934), LEMKIN préconisa l’émergence d’un droit international humanitaire et travailla lui-même à la rédaction d’une loi internationale qui sanctionnerait la destruction de groupes ethniques, nationaux ou/et religieux.
Alors qu’il était jeune procureur à Varsovie, il fut associé aux efforts du Conseil juridique de la SDN, lors de sa conférence organisée en 1933 à Madrid sur le thème du droit international pénal. Interdit de s’y rendre par son propre gouvernement, LEMKIN [4] y délivra un essai – qu’il fit lire – portant sur le Crime de barbarie comme crime à reconnaître par le droit international
Il utilisa pour la première fois le terme « génocide » en 1944 dans son ouvrage Axis Rule in Occupied Europe: Laws of Occupation, Analysis of Government, Proposals for Redress. By Raphaël Lemkin. [Publications of the Carnegie Endowment for International Peace, Division of International Law, Washington, New York : Columbia University Press. 1944].
Selon lui, « d’une manière générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation. Il signifie plutôt un plan coordonné de différentes actions visant à la destruction des fondations essentielles de la vie des groupes nationaux avec le but d’annihiler les groupes eux-mêmes » (cf. son ouvrage ci-dessus cité, notamment p. 79)
Il fit ensuite valoir le concept de « génocide » d’abord auprès du Tribunal de Nuremberg – chargé de juger, du au 1er les principaux dignitaires nazis accusés de crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité – puis, en 1948, auprès de l’ONU.
La convention pour la prévention et la répression du crime de génocide a été approuvée à l’unanimité le 9 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies [5], au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après l’Holocauste, au cours duquel l’Allemagne nazie a systématiquement éliminé plus de six millions de Juifs.
Elle est entrée en vigueur le 12 janvier 1951.
B/ Un grand nombre d’États membres
Connue sous le nom de Convention sur le génocide, elle indique l’engagement de la communauté internationale à ce que les atrocités d’un génocide ne se répètent jamais [6].
Pas moins de 153 États ont ratifié la Convention ou y ont adhéré. C’est dire que parmi les 194 États membres de l’ONU, 41 États membres des Nations Unies n’ont pas encore ratifié la Convention ou n’y ont pas encore adhéré. Parmi ceux-ci, 18 sont originaires d’Afrique, 17 d’Asie et 6 d’Amérique.
Israël et l’Afrique du Sud sont parties à la convention sur le génocide. Israël a déposé son instrument de ratification le 9 mars 1950 et l’Afrique du Sud a déposé son instrument d’adhésion à la convention le 10 décembre 1998.
Les États membres de la Convention ont le devoir de prévenir et de punir le crime de génocide
Cette Convention autorise, en effet, les États qui en sont membres à saisir la CIJ s’ils estiment qu’un Etat s’est rendu coupable du crime de génocide.
C/ La qualification du génocide et sa définition
La Convention est structurée autour de 19 articles précédés d’un « prologue ».
Le prologue qualifie le génocide de « crime » contre le « droit des gens » et considère qu’il contrevient à l’esprit et aux objectifs des Nations unies.
Toujours selon ce même prologue, un tel crime qui a frappé l’humanité de tout temps, explique que la coopération internationale soit indispensable pour « libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux ».
La Convention précitée donne la première définition juridique internationale du terme « génocide ».
C’est ainsi que selon l’article 2 de la Convention, le génocide désigne l’un des actes suivants commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux :
(a) Tuer des membres du groupe ;
(b) Causer un préjudice physique ou mental grave aux membres du groupe ;
c) Soumettre intentionnellement le groupe à des conditions de vie destinées à provoquer sa destruction physique, en tout ou en partie ;
d) Imposer des mesures visant à empêcher la naissance d’enfants au sein du groupe ;
e) Transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre groupe.
Personne n’est à l’abri d’une accusation de génocide. En vertu de la Convention, les auteurs d’un génocide ou de l’un des autres actes mentionnés à l’article 3 doivent être punis, qu’il s’agisse de dirigeants constitutionnels, d’agents publics ou d’individus.
A partir de cette définition de la convention précitée, le juriste belge J. VERHOEVEN, professeur de droit international, distingue les trois éléments suivants comme constitutifs du génocide : 1/ un élément matériel ; 2/ un élément moral ; 3/ la qualité de la victime. [7]
S’agissant du premier élément, l’élément matériel, il regroupe l’ensemble des actes criminels énumérés par l’article II de la Convention. Selon ce juriste, cette énumération doit être considéré comme limitée aux seuls actes criminels conduisant à l’élimination physique, en tout ou en partie, des membres d’un groupe.
Le second élément, l’élément moral, porte sur l’intention. Il s’agit du trait particulièrement caractéristique de la définition juridique du génocide. Si l’existence d’un tel élément doit être prouvé, la Convention est muette quant à l’énoncé d’une règle particulière en matière de preuve.
Enfin le troisième élément portant sur la qualité de la victime ou le destinataire particulier de l’acte de génocide. Il s’agit d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
Il y a lieu également de souligner que cette définition ne laisse aucune place à un critère quantitatif qui viserait à établir un nombre de victimes nécessaires comme critère constitutif d’un génocide.
Ainsi, quant au nombe de victimes, l’Holocauste s’est traduit par le génocide de plusieurs millions de juifs assassinés par les nazis ; le génocide perpétré au Rwanda, entre avril et juillet 1994, a fait 800 000 Rwandais hommes, femmes et enfants, principalement Tutsis, qui ont été massacrés durant cette période ; dans l’ex Yougoslavie, le génocide de la ville de Srebrenica, également appelé massacre de Srebrenica, concerne le massacre de plus de 8 000 hommes et enfants bosniaques dans la région de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, au mois de , durant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Ces tueries ont été perpétrées par des unités de l’armée de la république serbe de Bosnie (VRS) sous le commandement du général Ratko Mladić, appuyées par une unité paramilitaire de Serbie, les Scorpions.
S’agissant des massacres de Srebrenica, la Cour internationale de Justice avait conclu, dans son arrêt du 26 février 2007, que les massacres de Srebrenica « étaient des actes de génocide », mais que l’État défendeur (la Serbie-et-Monténégro) n’était pas responsable de ce génocide.
Par ailleurs, il y a lieu de distinguer le génocide du crime contre l’humanité. Selon J. VERHOEVEN, en effet, « la distinction entre génocide et crime contre l’humanité n’est pas toujours parfaitement claire. Il semble bien pourtant que ce soit l’intention de l’agent qui en fournisse la clé : alors que l’auteur du crime contre l’humanité cherche exclusivement à atteindre un ou plusieurs individus, fût-ce en raison de leur appartenance à un groupe, c’est ce groupe même qui est visé par le génocide » [8]
D/ Les sanctions
Les personnes accusées de tels actes sont jugées devant un tribunal compétent de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis (article 6 de la Convention).
En droit français, le génocide est un crime prévu et réprimé par les articles 211-1 et 213-1 à 213-5 du code pénal, au titre premier du livre II, intitulé « Des crimes contre l’humanité ».
Les auteurs ou complices du crime de génocide sont punis de la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une période de sûreté maximum de vingt-deux ans. Ils encourent également une série de peines complémentaires [9].
La loi française prévoit également la répression de la négation du génocide juif (article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse [10) mais s’est heurté à la censure du Conseil constitutionnel lorsqu’elle a essayé de punir la négation du génocide arménien.
Conformément à l’article 9 de la Convention, la Cour Internationale de Justice (CIJ) de l’ONU peut également être saisie :
« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, à l’application ou à l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État pour génocide ou pour l’un des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice à la demande de l’une quelconque des parties au différend. »
II/ Le Contexte conflictuel des bombardements de la bande de Gaza et ses suites devant la CIJ
A/ L’attaque du Hamas et les représailles d’Israël dans la bande de Gaza
Après les attaques du Hamas du 7 octobre 2023 s’étant traduite par l’assassinat de civils israéliens et la prise en otage de près de 200 personnes [11], la riposte d’Israël s’est traduite par d’intenses bombardements de la bande de GAZA justifiés par Israël pour « éradiquer » le Hamas.
La guerre Israël-Hamas, aussi appelée guerre Israël-Gaza, est un conflit opposant Israël principalement au Hamas, organisation politico-militaire palestinienne, et aussi à d’autres groupes armés palestiniens.
La guerre a été depuis longtemps définie comme une « lutte armée entre deux ou plusieurs Etats, impliquant la possibilité de recourir à toutes les armes non interdites par le droit international, et conférant aux Etats tiers les droits et les obligations de la neutralité. »
Depuis la moitié du 19ème siècle, l’on s’est efforcé de définir le droit de la guerre (jus in bello) en soumettant les opérations militaires à des actions strictement militaires et en posant l’obligation d’une déclaration préalable.
Au 19ème siècle, le droit de faire la guerre était considéré comme discrétionnaire et attaché à la souveraineté des Etats : il n’y avait pas de règles leur interdisanr de faire la guerre.
La situation du droit de la guerre s’est profondément modifiée à partir du début du 20ème siècle avec le pacte de la Société des Natuions (SDN) qui naquit officiellement à Genève le 10 janvier 1920, date d’entrée en vigueur du traité de Versailles, avec 32 États fondateurs auxquels s’ajoutèrent ensuite 13 États neutres. Le pacte interdisait certains recours à la guerre et plusieurs traités internationaux dont le Pacte BRIAND/KELLOG du 27 août 1928 interdirent le recours à la force armée comme mode de solution des conflits.
Le traité de la SDN ne survécut pas au séisme meurtrier de la seconde guerre mondiale, et à l’issue de celle-ci, la Charte des Nations unies [12], adoptée à la fin de la conférence de San Francisco le
Cependant la Charte des Nations Unies admet dans son article 51 le « droit naturel » pour tout Etat « de légitime défense, individuelle ou collective », dans le cas où il est l’objet « d’une agression armée ».
Mais ce droit est encadré car il ne peut se poursuivre indéfiniment dans le temps mais doit être relayé par l’intervention du Conseil de sécurité qui doit prendre « les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales ».
En effet, les mesures prises par l’Etat agressé, « dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales« .
On n’est plus dans le cadre des représailles du 19ème siècle qui toléraient, pour un Etat agressé, une riposte par la violation de règles du droit international, mais de manière souvent discutée et discutable, prenant la forme de l’occupation partielle du territoire d’un Etat, de bombardements par une escadre navale, la saisie de navires de commerce, le blocus de ports, etc.
Aujourd’hui, avec la Charte des Nations Unies, en principe les États doivent régler leurs différends par la voie pacifique conformément à la Charte précitée.
Mais Israël affirme avoir le droit de se défendre et considère que tout État confronté à la réalité de vivre avec un voisin qui lui lance des roquettes réagirait comme il le fait. Il reproche au Hamas d’utiliser des boucliers humains et d’attaquer à partir de zones civiles à Gaza, ce que le groupe palestinien nie.
De son côté, le Hamas affirme que s’il lance des roquettes sur Israël, ce n’est qu’une légitime défense, en représailles à la mort de partisans du Hamas aux mains d’Israéliens et dans le cadre de leur droit à résister à l’occupation et au blocus.
La poursuite du Hamas par Israël dans la bande de Gaza en vue de son éradication s’appuie sur le droit à sa légitime défense qui bien que reposant sur l’article 51 de la Charte des Nations-Unies ne constitue, comme nous l’avons vu, qu’une exception purement temporaire et donc limitée dans le temps par rapport à la prohibition de la violence armée posée par l’article 2 de la Charte, et dont certains auteurs ont par ailleurs souligné le caractère ambigu [13].
S’agissant des pertes humaines pendant la guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza depuis 2023, elles ont été provoquées, comme il a été dit plus haut, dans un premier temps, le 7 octobre 2023, par l’attaque du Hamas contre Israël, et dans un deuxième temps par les bombardements israéliens de la bande de Gaza, puis son siège. Il faut y ajouter les incursions militaires israéliennes en Cisjordanie et le front ouvert par le Hezbollah au Liban.
Environ 1 200 personnes ont été tuées sur le territoire israélien dans l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, dont au moins 33 enfants. En représailles, Israël, pour éradiquer le Hamas a entrepris le bombardement de la bande de Gaza et son invasion qui se sont traduits par 36 284 civils Palestiniens tuées, dont près de 8 000 enfants, entre le 7 octobre 2023 et le 31 mai 2024.
B/ La saisine de la Cour internationale de justice par l’Afrique du Sud
Ci-dessous, la Cour Internationale de Justice de La Haye examine la plainte de l’Afrique du Sud
Dans sa saisine du 29 décembre 2023 de la Cour Internationale de Justice (CIJ) des Nations-Unies, l’Afrique du Sud, en sa qualité de partie à la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, a développé les raisons qui l’ont conduite à invoquer des allégations de génocide à l’encontre de l’État d’Israël.
1/ Les 2 raisons alléguées par l’Afrique du Sud justifiant sa saisine de la Cour
Dans sa requête introductive d’instance contre l’Etat d’Israël, l’Afrique du Sud demandait à la cour de juger que :
a) La république d’Afrique du Sud et l’Etat d’Israël sont tenus de respecter leurs obligations découlant de la Convention sur la prévention et la répression du génocide ;
b) L’État d’Israël a manqué et continue de manquer aux obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide, notamment celles énoncées à l’article premier, lu conjointement avec l’article II, aux litt. a), b), c), d) et e) de l’article III, et aux articles IV, V et VI ; et par suite doit immédiatement mettre fin à tout acte et toute mesure emportant manquement à ces obligations, notamment les actes ou mesures susceptibles de causer ou continuer de causer le meurtre de Palestiniens, de porter ou continuer de porter une grave atteinte à l’intégrité physique et ou mentale de Palestiniens, ou de constituer ou continuer de constituer une soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, etc.
2/ La demande par l’Afrique du Sud de 9 mesures conservatoires visant à protéger le peuple palestinien
Ci-dessous, l’instance introduite par l’Afrique du Sud contre Israël et sa demande de mesures conservatoires
Dans l’attente de la décision au fond, l’Afrique du Sud demandait à la CIJ d’indiquer neuf mesures conservatoires visant à protéger le peuple palestinien contre « un nouveau préjudice grave et irréparable » et de faire en sorte qu’Israël respecte les obligations qui lui incombent au titre de la Convention sur le génocide, c’est à dire prévenir et punir le génocide.
Il s’agissait des 9 mesures conservatoires suivantes :
« 1) L’État d’Israël doit suspendre immédiatement ses opérations militaires à et contre Gaza.
2) L’État d’Israël doit veiller à ce qu’aucune unité militaire ou unité armée irrégulière qui agirait sous sa direction, avec son appui ou sous son influence, ainsi qu’aucune organisation ou personne qui se trouverait sous son contrôle, sa direction ou son influence, n’entreprenne une quelconque action visant à poursuivre les opérations militaires mentionnées au point 1) ci-dessus.
3) La République sud-africaine et l’État d’Israël doivent, conformément aux obligations que leur fait la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, prendre chacun, en ce qui concerne le peuple palestinien, toutes les mesures raisonnables en leur pouvoir pour prévenir le génocide.
4) L’État d’Israël doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, en ce qui concerne le peuple palestinien en tant que groupe protégé par ladite convention, s’abstenir de commettre l’un quelconque des actes visés à l’article II de la convention, en particulier :
a) le meurtre de membres du groupe ;
b) les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; et
d) les mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe.
5) L’État d’Israël doit, en application du point 4) c) ci-dessus, en ce qui concerne les Palestiniens, s’abstenir de commettre l’un quelconque des actes ci-après, et prendre toutes les mesures en son pouvoir pour en prévenir la commission, y compris l’annulation des ordres et mesures de restriction ou d’interdiction pertinents :
a) expulser les populations de chez elles et les déplacer de force ;
b) priver les populations :
i) d’un accès approprié à l’eau et à la nourriture ;
ii) d’un accès à l’aide humanitaire, notamment en ce qui concerne les besoins en combustible, abris, vêtements, hygiène et assainissement ;
iii) d’une assistance et de fournitures médicales ; et
c) détruire la vie palestinienne à Gaza.
6) L’État d’Israël doit, en ce qui concerne les Palestiniens, veiller à ce qu’aucune de ses unités militaires, aucune unité armée irrégulière ou personne qui agirait sous sa direction, avec son appui ou en étant d’une autre manière influencée par lui, et aucune organisation ou personne qui se trouverait sous son contrôle, sa direction ou son influence ne commette l’un quelconque des actes visés aux points 4) et 5) ci-dessus ou ne se livre à un quelconque acte constitutif d’incitation directe et publique à commettre le génocide, d’entente en vue de commettre le génocide, de tentative de génocide ou de complicité dans le génocide, et veiller à ce que, si de tels actes sont commis, des mesures soient prises pour en punir les auteurs, conformément aux articles premier, II, III et IV de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.
7) L’État d’Israël doit prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes relevant de l’article II de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ; à cette fin, il doit s’abstenir de refuser ou de restreindre l’accès à Gaza des missions d’établissement des faits, des titulaires de mandats internationaux et d’autres organismes chargés d’aider à la protection et à la conservation desdits éléments de preuve.
8) L’État d’Israël doit soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour donner effet à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, dans un délai d’une semaine à compter de la date de celle-ci, puis à intervalles réguliers, tels que fixés par la Cour, jusqu’à ce qu’une décision ait été définitivement rendue en l’affaire.
9) L’État d’Israël doit s’abstenir de commettre, et faire en sorte de prévenir, tout acte susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend porté devant la Cour ou d’en rendre le règlement plus difficile. »
C/ La procédure
1/ La transmission de la requête de l’Afrique du Sud à Israël
Communication a été immédiatement faite par le greffe de la Cour à Israël (drapeau ci-contre) de sa saisine par l’Afrique du Sud ainsi que de la requête contenant la demande en indication de mesures conservatoires et des arguments invoqués.
2/ La communication de la requête de l’Afrique du Sud à toutes les parties à la Convention sur le génocide
Un peu plus tard, le 3 janvier 2024, à l’ensemble des États parties à la Convention susceptibles d’ester en justice devant elle ont reçu communication de la requête de l’Afrique du Sud.
3/ L’information du Secrétaire Général de l’ONU
Le Secrétaire général de l’Organisation des Nations-Unies a également été informé le du dépôt par l’Afrique du Sud de sa requête et demande.
4/ La désignation par les deux parties au conflit de juges de leur nationalité respective pour siéger avec les autres juges composant la CIJ
Il y a lieu de souligner enfin que les États d’Afrique du Sud et d’Israël ne comptant sur le siège de la CIJ aucun juge de leur nationalité respective, chacun de ces deux États s’est prévalu du droit que lui confère l’article 31 du Statut de la Cour pour procéder à la désignation d’un juge ad hoc pour siéger en l’affaire. C’est ainsi que l’Afrique du Sud a désigné M. DIKGANG Ernest MOSENEKE et Israël, M. Aharon BARAK.
D/ Les audiences orales publiques
Elles furent fixées par la Cour aux 11 et 12 janvier 2024.
1/ L’audience du 11 janvier 2024
Au cours de l’audience publique du jeudi 11 janvier 2024, l’Afrique du Sud a repris et développé sa demande écrite ainsi que ses arguments en évoquant le nombre élevé de victimes civiles à Gaza, les destructions d’infrastructures civiles, les restrictions dans l’accès à l’eau, aux soins et aux équipements médicaux. Prétoria a aussi évoqué les déclarations de hauts responsables israéliens confirmant que les civil.es seraient aussi pris pour cibles.
2/ L’audience du 11 janvier 2024
Lors de son audience du vendredi 12 janvier 2024, l’État d’Israël a présenté ses arguments en affirmant mener des offensives contre le Hamas visant uniquement à se défendre et à protéger sa population. L’accusation de l’Afrique du Sud serait, selon Israël, « une description délibérément organisée, décontextualisée et manipulatrice de la réalité des hostilités actuelles ». Il conclut en priant la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires soumise par l’Afrique du Sud et de radier l’affaire de son rôle.
E/ Rappel du contexte et de l’étendue de la saisine de la Cour
La Cour commença par rappeler le contexte dans lequel la présente affaire a été portée devant elle.
Elle souligna ensuite que plusieurs organes et institutions spécialisés de l’Organisation des Nations Unies s’étaient saisis du conflit en cours à Gaza.
Elle nota que des résolutions furent adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies : résolution A/RES/ES-10/21 adoptée le 27 octobre 2023 et résolution A/RES/ES-10/22 adoptée le 12 décembre 2023).
De son côté, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté deux résolutions : la première résolution dite S/RES/2712 (2023) fut adoptée le 15 novembre 2023 ; la seconde résolution dite S/RES/2720 (2023) fut adoptée le 22 décembre 2023. Ces deux résolutions ont traité de nombreux aspects du conflit.
Toutefois la CIJ insiste sur le caractère limité de l’affaire qui lui était soumise : l’Afrique du Sud ayant introduit la présente instance au titre de la convention sur le génocide.
III/ La compétence de la Cour
A/ la réunion des conditions posées par l’article IX de la Convention
La Cour, après avoir rappelé les dispositions de cet article (sur son libellé, cf. supra I, C), constate que l’Etat d’Israël et l’Afrique du Sud sont membres de la Convention sur le génocide et que ni l’une ni l’autre des deux parties n’a formulé de réserve à l’article IX ou à une quelconque autre disposition de la convention.
B/ L’existence d’un différend entre les deux parties quant à l’interprétation de la Convention exigé par l’article IX de la Convention précitée
Si l’Afrique du Sud affirmait l’existence d’un tel « différend », en revanche Israël le niait farouchement en alléguant que « l’Afrique du Sud ne lui a pas donné de possibilité raisonnable de répondre aux allégations de génocide avant de déposer sa requête. »
La Cour rappelle qu’un différend est « un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts » entre parties (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11).
La Cour invoque l’existence d’une conflictualité nécessaire entre les deux parties : selon elle, « Pour qu’un différend existe, « [i]l [doit être] démontr[é] que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre. »
La Cour rappelle que, pour déterminer s’il existait un différend entre les parties au moment du dépôt de la requête, elle doit tenir compte « de toute déclaration ou de tout document échangé entre les Parties, ainsi que de tout échange ayant eu lieu dans des enceintes multilatérales ». Pour ce faire, elle estime devoir porter « une attention particulière aux auteurs des déclarations ou documents, aux personnes auxquelles ils étaient destinés ou qui en ont effectivement eu connaissance et à leur contenu ».
Pour la Cour, l’existence d’un différend, loin d’être une question de forme ou de procédure, est, au contraire, une question de fond, comme elle a pu déjà le trancher dans des affaires récentes antérieures.
C’est ainsi qu’après avoir analysé le comportement de l’Afrique du Sud et d’Israël sur la scène internationale (et notamment dans l’enceinte de l’ONU) et l’attitude des deux parties dans leurs rapports directs l’une envers l’autre, la Cour admet l’existence d’un différend entre les deux parties en ces termes :
« Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les Parties semblent avoir des points de vue nettement opposés quant à la question de savoir si certains actes ou omissions reprochés à Israël à Gaza sont constitutifs de manquements par celui-ci aux obligations prévues par la convention sur le génocide. Elle conclut que les éléments susmentionnés sont suffisants à ce stade pour établir prima facie l’existence d’un différend entre les Parties relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. »
C/ Au stade de la procédure concernant la demande de mesures conservatoires, la Cour n’est pas tenue de déterminer si Israël a manqué à l’une quelconque des obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide.
Une telle conclusion ne pourrait être formulée par la Cour qu’au stade de l’examen au fond de la présente affaire.
D/ La conclusion positive de la Cour quant à sa compétence « prima facie »
La Cour tranche ce point de droit en ces termes :
« 31. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, prima facie, elle a compétence en vertu de l’article IX de la convention sur le génocide pour connaître de l’affaire. »
« 32. Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’elle ne peut accéder à la demande d’Israël tendant à ce qu’elle raye l’affaire de son rôle. »
Examinant ensuite la QUALITÉ DE L’AFRIQUE DU SUD POUR AGIR, la Cour s’appuyant sur la considération de l’intérêt commun à ce que soient respectées les obligations pertinentes énoncées dans la convention sur le génocide estime que tout État partie, sans distinction, est en droit d’invoquer la responsabilité d’un autre à raison d’une violation alléguée d’obligations erga omnes partes. (§ 33)
Par suite, elle conclut « que l’Afrique du Sud a qualité pour lui soumettre le différend qui l’oppose à Israël concernant des violations alléguées d’obligations prévues par la convention sur le génocide. » (§ 34)
IV/ L’objet de l’ordonnance de la Cour concernant les mesures conservatoires
A/ La notion de « plausibilité » ?
Pour se prononcer sur la préconisation de mesures conservatoires que la Cour tient de l’article 41 de son Statut – et dont le but est de sauvegarder, dans l’attente de sa décision sur le fond de l’affaire, les droits revendiqués par chacune des parties qu’ultérieurement l’arrêt à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre – la Cour estime qu’elle ne peut exercer ce pouvoir que si, pour elle, les droits allégués par le demandeur sont au moins plausibles [14].
Selon Ljupcho GROZDANOVSKI, « si le droit répugne aux présomptions, il continue à les « tolérer » parmi les modes de preuve indirecte, place que le code de Justinien leur a attribuée dans le titre 3 du livre XXII du Digeste. Beaucoup de droits nationaux contemporains restent fidèles à cette tradition. » [15]
C’est ainsi, note-t-il, que l’article 1349 du code civil français définit les « présomptions » comme étant « des conséquences que la loi ou le magistrat tire d’un fait connu à un fait inconnu » [16].
Et passant en revue les dispositions des Code civils italien (article 2727 reprenant la définition française) et espagnol (article 1249 : « les présomptions ne peuvent être valablement formées que lorsque le fait duquel elles découlent n’est pas suffisamment démontré » ) et enfin le code de procédure civile bulgare (article 127, alinéa 1), il constate que la notion de présomption est receptionnée dans les droits internes qui établissent une distinction selon les origines légale ou jurisprudentielle des présomptions et selon qu’elles admettent, ou non, la preuve contraire.
Communément le « probable » se définit comme ce « Qui a une apparence de vérité ; dont la vérité a plus de raisons d’être confirmée que d’être infirmée. » (cf. CNRTL, ortolang, PROBABLE : Définition de PROBABLE (cnrtl.fr)
Dans le vocabulaire juridique, le probable, quant à lui, peut être défini comme « [ce] qui a de sérieuses chances de se produire et [qu’]il est raisonnable de prévoir » pour des événements futurs, ou comme « très plausible et donc qu’il est naturel de présumer » pour des événements passés.(cf. G. CORNU, Vocabulaire juridique, PUF, 2005, p. 711.).
La probabilité se situe ainsi « à mi-chemin entre la possibilité et la certitude » ( R. DECOTTIGNIES, Les présomptions en droit privé, Paris, R. Pichon et R. Durand-Auzias, 1950, p. 22).
KEYNES définissait la probabilité comme « une exclusion raisonnable du doute ».
Au 18ème siècle est apparu une question nouvelle, celle née de l’hypothèse où, dans le domaine des mathématiques notamment, la vérité et la non-vérité d’un fait présentaient, toutes deux, le même degré de probabilité, situation qualifiée d’équiprobabilité débouchant alors sur la nécessité de manifester une préférence en faveur de l’une ou l’autre.
Un nouvel élément est alors apparu dans la théorie générale des probabilités à savoir, la plausibilité. La probabilité mathématiquement la plus forte n’est pas toujours la probabilité la plus plausible . De cela a émergé l’idée que le vraisemblable pouvait être un critère de classification, dès l’instant qu’il présentait l’avantage de regrouper un certain nombre de données suivant des caractéristiques (traits communs) observables.
Le plausible est apparu, en revanche, comme un critère d’évaluation car, d’un ensemble d’hypothèses possibles, il indique l’hypothèse la plus souhaitable.
Reportées au Droit, ces distinctions subtiles nous conduisent à considérer qu’en matière de présomption juridique, l’articulation entre le vraisemblable et le plausible est une question de degrés.
Avec la présomption de paternité, on est à cheval sur les deux car elle répond à une finalité sociétale qui est celle de la préservation de la paix dans la famille : non seulement il est vraisemblable que le mari d’une mère soit le père de son enfant, mais il est aussi plausible que ce soit ainsi car s’agissant de l’état des personnes, le bon ordre social ne peut s’accommoder d’incertitudes.
Nous en resterons ici au rappel de ces quelques éléments de définition qui bien que non exhaustifs nous semblent néanmoins suffisants pour cerner le concept de plausibilité en regrettant toutefois que la Cour n’ait pas cru devoir le faire elle-même pour éclaire son raisonnement.
La Cour Internationale de Justice doit donc déterminer si les droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles.
1/ L’argumentation de l’Afrique du Sud
L’Afrique du Sud affirme qu’elle cherche à protéger les droits des Palestiniens de Gaza, ainsi que ses propres droits au titre de la convention sur le génocide. Elle fait référence aux droits des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide, la tentative de génocide, l’incitation directe et publique à commettre le génocide, la complicité dans le génocide et l’entente en vue de commettre le génocide. La demanderesse fait valoir que la convention interdit la destruction d’un groupe en tout ou en partie et affirme que les Palestiniens de la bande de Gaza, en raison de leur appartenance au groupe, « sont protégés par la convention, comme l’est le groupe lui-même ».
Elle fait également valoir qu’elle cherche à protéger son propre droit de veiller au respect de la convention sur le génocide. Elle soutient que les droits en cause sont « au moins plausibles » car ils sont « fondés sur une interprétation possible » de la convention sur le génocide.
L’Afrique du Sud affirme que les éléments dont dispose la Cour « démontr[e]nt de manière irréfutable l’existence d’une ligne de conduite et de l’intention afférente qui rend plausible l’allégation d’actes de génocide ». Elle allègue, en particulier, que les actes suivants ont été commis avec une intention génocidaire : meurtre, atteinte grave à l’intégrité physique et mentale, soumission du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle et mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe. Selon l’Afrique du Sud, l’intention génocidaire ressort nettement de la manière dont est menée l’attaque militaire israélienne, de la ligne de conduite sans équivoque d’Israël à Gaza et des déclarations faites par des responsables israéliens au sujet de l’opération militaire dans la bande de Gaza. La demanderesse soutient aussi que « [l]e fait que le Gouvernement israélien manque délibérément de condamner, de prévenir et de punir une telle incitation au génocide constitue en soi une grave violation de la convention sur le génocide ».
Elle souligne que le fait que le défendeur ait déclaré que son intention était de détruire le Hamas n’exclut pas qu’il ait une intention génocidaire envers tout ou partie de la population palestinienne de Gaza.
2/ La réplique d’Israël
Israël affirme que, au stade des mesures conservatoires, la Cour doit établir que les droits revendiqués par les parties à l’affaire sont plausibles, mais que « [s]e contenter de déclarer que [c]es droits … sont plausibles ne suffit pas ». Selon lui, la Cour doit également examiner les allégations de fait dans le contexte pertinent, notamment la question de l’éventuelle violation des droits revendiqués.
Israël avance que le cadre juridique approprié pour le conflit à Gaza est le droit international humanitaire et non la convention sur le génocide. Il fait valoir que, dans des situations de guerre urbaine, des pertes civiles peuvent être la conséquence involontaire d’une utilisation légitime de la force contre des objets militaires sans pour autant constituer des actes de génocide. Israël considère que l’Afrique du Sud a déformé la réalité des faits sur le terrain et relève que les efforts qu’il déploie pour limiter les dommages quand il conduit des opérations et pour atténuer la détresse et les souffrances au moyen d’activités humanitaires à Gaza permettent de faire justice de toute allégation d’intention génocidaire – ou, à tout le moins, y font obstacle. Selon lui, les propos de responsables israéliens cités par l’Afrique du Sud sont « au mieux, trompeurs » et ne sont « pas conformes à la politique du gouvernement ». Israël a également appelé l’attention sur la récente déclaration dans laquelle son procureur général avait affirmé que « [t]out propos appelant, entre autres, à s’en prendre délibérément à des civils … p[ouvai]t donner lieu à des poursuites pénales, notamment du chef d’incitation » et que « [l]es autorités israéliennes chargées de l’application des lois [étaie]nt actuellement saisies de plusieurs affaires à cet égard ». Selon le défendeur, aucun de ces propos, pas plus que sa ligne de conduite dans la bande de Gaza, ne permet « d’inférer de manière plausible » une intention génocidaire. En tout état de cause, soutient-il, étant donné que l’objet de mesures conservatoires est de sauvegarder les droits de chacune des parties, la Cour doit, dans la présente affaire, prendre en considération et « concilier » les droits de l’Afrique du Sud et ceux d’Israël. Le défendeur souligne qu’il a la responsabilité de protéger ses citoyens, notamment ceux qui ont été enlevés et pris en otages pendant l’attaque menée le 7 octobre 2023. En conséquence, il soutient que son droit à la légitime défense est un élément essentiel aux fins de toute appréciation de la présente situation.
3/ L’analyse de la Cour (CIJ)
a) Son rappel du cadre juridique
– Conformément à l’article premier de la convention, tous les États parties à cet instrument se sont engagés « à prévenir et à punir » le crime de génocide.
– L’article II dispose que « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe ;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ».
– Conformément à l’article III de la convention sur le génocide, les actes suivants sont également prohibés par la convention : l’entente en vue de commettre le génocide (article III, litt. b)), l’incitation directe et publique à commettre le génocide (article III, litt. c)), la tentative de génocide (article III, litt. d)) et la complicité dans le génocide (article III, litt. e)).
– En conséquence, les dispositions de la convention visent à protéger les membres d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux contre les actes de génocide ou tout autre acte punissable tel qu’énoncé à l’article III. La Cour considère qu’il existe une corrélation entre les droits des membres des groupes protégés par la convention, les obligations incombant aux États parties à cet instrument et le droit de chacun d’entre eux de demander l’exécution de ces obligations par un autre État partie.
– La Cour rappelle que, pour que des actes entrent dans le champ d’application de l’article II de la convention, « l’intention doit être de détruire au moins une partie substantielle du groupe en question. C’est ce qu’exige la nature même du crime de génocide : l’objet et le but de la Convention dans son ensemble étant de prévenir la destruction intentionnelle de groupes, la partie visée doit être suffisamment importante pour que sa disparition ait des effets sur le groupe tout entier. »
b) Son rappel des faits
– Selon la Cour, « Les Palestiniens semblent constituer un « groupe national, ethnique, racial ou religieux » distinct, et, partant, un groupe protégé au sens de l’article II de la convention sur le génocide. La Cour observe que, selon des sources des Nations Unies, la population palestinienne de la bande de Gaza compte plus de 2 millions de personnes. Les Palestiniens de la bande de Gaza forment une partie substantielle du groupe protégé. »
– « La Cour note que l’opération militaire conduite par Israël à la suite de l’attaque du 7 octobre 2023 a fait de très nombreux morts et blessés et causé la destruction massive d’habitations, le déplacement forcé de l’écrasante majorité de la population et des dommages considérables aux infrastructures civiles. Même si les chiffres relatifs à la bande de Gaza ne peuvent faire l’objet d’une vérification indépendante, des informations récentes font état de 25 700 Palestiniens tués, de plus de 63 000 autres blessés, de plus de 360 000 logements détruits ou partiellement endommagés et d’environ 1,7 million de personnes déplacées à l’intérieur de Gaza (voir Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’Organisation des Nations Unies (OCHA), Hostilities in the Gaza Strip and Israel reported impact, Day 109 (24 Jan. 2024).
– La Cour prend note, à cet égard, de la déclaration faite le 5 janvier 2024 par le Secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations Unies aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence, M. Martin Griffiths : « Gaza est devenue un lieu de mort et de désespoir.… Les familles dorment dehors tandis que les températures chutent. Les zones dans lesquelles les civils avaient reçu l’ordre de se rendre pour leur sécurité ont été bombardées. Les installations médicales sont constamment attaquées. Les rares hôpitaux qui fonctionnent encore partiellement ploient sous le nombre considérable des traumatismes, et doivent faire face à une pénurie généralisée des fournitures et à l’affluence de personnes en quête désespérée de sécurité. Une catastrophe sanitaire se prépare. Les maladies infectieuses se propagent dans les abris surpeuplés à mesure que les égouts débordent. Quelque 180 Palestiniennes accouchent chaque jour dans ce chaos. La précarité alimentaire atteint des niveaux jamais enregistrés à ce jour. La famine est imminente. Pour les enfants en particulier, les 12 dernières semaines ont été traumatisantes : pas de nourriture, pas d’eau, pas d’école, rien, à part le bruit terrifiant de la guerre, jour après jour. Gaza est tout simplement devenue inhabitable. L’existence même de ses habitants est quotidiennement menacée, sous les yeux du monde entier. » (OCHA, “UN relief chief: The war in Gaza must end”, Statement by Martin Griffiths, Under-Secretary-General for Humanitarian Affairs and Emergency Relief Coordinator, 5 Jan. 2024.)
– À la suite de la mission qu’elle a réalisée au nord de Gaza, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a fait état de la situation ci-dessous, au 21 décembre 2023 : « 93 % de la population de Gaza – proportion sans précédent – atteint des taux de famine critiques, car la nourriture est insuffisante et les niveaux de malnutrition sont élevés. Au moins 1 ménage sur 4 vit dans des “conditions catastrophiques” : il souffre d’un manque extrême de nourriture et de famine et a dû vendre ses biens et prendre d’autres mesures drastiques pour pouvoir se payer un simple repas. La famine, le dénuement et la mort sautent aux yeux. » (OMS, « Les conséquences mortelles de la faim associée à la maladie entraîneront de nouveaux décès à Gaza », 21 décembre 2023 ; voir aussi Programme alimentaire mondial, « Gaza au bord du gouffre alors qu’une personne sur quatre est confrontée à une faim extrême », 20 décembre 2023.)
– La Cour prend également note de la déclaration faite par le commissaire général de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), M. Philippe Lazzarini, le 13 janvier 2024 : « Cela fait 100 jours que cette guerre dévastatrice a commencé, tuant et déplaçant les habitants de Gaza, à la suite des attaques effroyables que le Hamas et d’autres groupes ont menées contre des habitants d’Israël. 100 jours de supplice et d’angoisse pour les otages et pour leurs familles.
Ces 100 derniers jours, le bombardement sans interruption de la bande de Gaza a provoqué le déplacement massif d’une population toujours sur le départ, constamment déracinée et forcée de partir du jour au lendemain, pour se rendre dans des endroits qui sont tout aussi dangereux. C’est le plus grand déplacement du peuple palestinien depuis 1948.Cette guerre a touché plus de 2 millions de personnes, soit la totalité de la population de Gaza. Nombreux sont ceux qui en garderont toute la vie des séquelles, tant physiques que psychologiques. L’écrasante majorité, notamment les enfants, est profondément traumatisée.
Les abris surpeuplés et insalubres de l’UNRWA sont devenus le “foyer” de plus de 1,4 million de personnes qui sont privées de tout, de nourriture comme de produits d’hygiène, et de toute intimité. Les gens vivent dans des conditions inhumaines où les maladies se propagent, y compris chez les enfants. Ils vivent dans l’invivable, et la famine s’approche inexorablement. Le sort des enfants de Gaza est particulièrement déchirant. Une génération entière d’enfants est traumatisée et il lui faudra des années pour guérir. Des milliers d’entre eux ont été tués, mutilés ou rendus orphelins. Des centaines de milliers n’ont plus accès à l’éducation. Leur avenir est menacé, et les conséquences seront profondes et durables. » (UNRWA, “The Gaza Strip: 100 days of death, destruction and displacement”, Statement by Philippe Lazzarini, Commissioner-General of UNRWA, 13 Jan. 2024.)
– Le commissaire général de l’UNRWA a aussi affirmé que la crise à Gaza était « aggravée par la tenue de propos déshumanisants » (UNRWA, “The Gaza Strip: 100 days of death, destruction and displacement”, Statement by Philippe Lazzarini, Commissioner-General of UNRWA, 13 Jan. 2024).
– À cet égard, la Cour a pris note de plusieurs déclarations faites par de hauts responsables israéliens. Elle appelle l’attention, en particulier, sur les exemples suivants.
– Le 9 octobre 2023, M. Yoav GALLANT, ministre israélien de la défense, a annoncé qu’il avait ordonné un « siège complet » de la ville de Gaza, qu’il n’y aurait « pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de combustible » et que « tout [étai]t fermé ». Le jour suivant, M. Gallant a déclaré, dans son allocution aux troupes israéliennes à la frontière de Gaza : « J’ai levé toutes les limites … Vous avez vu contre quoi nous nous battons. Nous combattons des animaux humains. C’est l’État islamique de Gaza. C’est contre ça que nous luttons … Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Il n’y aura pas de Hamas. Nous détruirons tout. Si un jour ne suffit pas, cela prendra une semaine, cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera. » Le 12 octobre 2023, M. Isaac Herzog, président d’Israël, a déclaré, en parlant de Gaza : « Nous agissons, opérons militairement selon les règles du droit international. Sans conteste. C’est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n’étaient pas impliqués. Ça n’existe pas. Ils auraient pu se soulever. Ils auraient pu lutter contre ce régime maléfique qui a pris le contrôle de Gaza par un coup d’État. Mais nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous défendons nos foyers. Nous protégeons nos foyers. C’est la vérité. Et lorsqu’une nation protège son pays, elle se bat. Et nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale. » Le 13 octobre 2023, M. Israël Katz, alors ministre israélien de l’énergie et des infrastructures, a déclaré sur X (anciennement Twitter) : « Nous combattrons l’organisation terroriste Hamas et nous la détruirons. L’ordre a été donné à toute la population civile de [G]aza de partir immédiatement. Nous gagnerons. Ils ne recevront pas la moindre goutte d’eau ni la moindre batterie tant qu’ils seront de ce monde. »
– La Cour prend aussi note d’un communiqué de presse daté du 16 novembre 2023 dans lequel 37 rapporteurs spéciaux, experts indépendants et membres de groupes de travail au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies se sont alarmés de la rhétorique « visiblement génocidaire et déshumanisante maniée par de hauts responsables gouvernementaux israéliens ». En outre, le 27 octobre 2023, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale a fait part de « [s]a vive inquiétude quant à la nette augmentation des propos haineux à caractère raciste et déshumanisants tenus à l’égard des Palestiniens depuis le 7 octobre ».
4/ La réponse et la conclusion de la Cour : certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont « plausibles »
« La Cour est d’avis que les faits et circonstances mentionnés ci-dessus suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles. Il en va ainsi du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes visés à l’article III et du droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention. »
Mais cela ne suffit pas car il faut aussi ensuite établir le lien entre les droits plausibles et les mesures conservatoires réclamées par l’Afrique du Sud. C’est ce à quoi va s’attacher la Cour.
B/ Le lien entre les droits plausibles revendiqués par l’Afrique du Sud et les mesures conservatoires sollicitées
La Cour annonce devoir analyser la condition du lien entre les droits plausibles revendiqués par l’Afrique du Sud et les mesures conservatoires sollicitées.
1/ La position de L’Afrique du Sud
L’Afrique du Sud considère qu’il existe un lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires qu’elle demande. Elle affirme, en particulier, que les six premières mesures (cf. supra II) ont été sollicitées en vue d’assurer le respect par Israël des obligations qui lui incombent au titre de la convention sur le génocide, tandis que les trois dernières (cf. supra II) ont pour objet de protéger l’intégrité de l’instance devant la Cour et le droit de l’Afrique du Sud de voir sa demande jugée équitablement.
2/ La position d’Israël
Israël conteste une telle analyse et considère, pour sa part, que les mesures demandées vont au-delà de ce qui est nécessaire pour protéger des droits à titre provisoire et ne présentent donc aucun lien avec les droits dont la protection est recherchée. Le défendeur affirme notamment que l’indication par la Cour des première et deuxième mesures sollicitées par l’Afrique du Sud (cf. supra II) constituerait un revirement de jurisprudence, puisque ces mesures tendraient à « protéger un droit qui ne pourrait constituer la base d’un arrêt rendu dans l’exercice de sa compétence en vertu de la convention sur le génocide ».
3/ La position de la Cour
a) La Cour a déjà constaté (voir supra, V/C.2) qu’au moins certains des droits invoqués par l’Afrique du Sud au titre de la convention sur le génocide étaient plausibles.
b) La Cour considère que, par leur nature même, certaines au moins des mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud visent à préserver les droits plausibles qu’elle invoque sur le fondement de la convention sur le génocide en la présente affaire, à savoir le droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes visés à l’article III et le droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention. En conséquence, il existe un lien entre les droits revendiqués par la demanderesse que la Cour a jugés plausibles et au moins certaines des mesures conservatoires sollicitées.
C/ Risque de préjudice irréparable et urgence
1/ Rappel du cadre juridique
a) La Cour rappelle qu’elle tient de l’article 41 de son Statut le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire ou lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner des conséquences irréparables.
b) Toutefois, le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires n’est exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive. La condition d’urgence est remplie dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent « intervenir à tout moment » avant que la Cour ne se prononce de manière définitive en l’affaire.
c) La Cour n’a pas, aux fins de sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires, à établir l’existence de manquements aux obligations découlant de la convention sur le génocide, mais doit déterminer si les circonstances exigent l’indication de telles mesures à l’effet de protéger des droits conférés par cet instrument. Ainsi qu’elle l’a déjà souligné, elle ne peut, à ce stade, conclure de façon définitive sur les faits (voir supra V/B/3), et sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires laisse intact le droit de chacune des Parties de faire valoir à cet égard ses moyens au fond.
2/ Les arguments des deux parties
a) L’Afrique du Sud soutient qu’il existe un risque manifeste qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits des Palestiniens de Gaza et à ceux qu’elle tient elle-même de la convention sur le génocide. Elle affirme que la Cour a jugé à maintes reprises qu’il était satisfait au critère du préjudice irréparable lorsque de graves risques pesaient sur la vie humaine ou d’autres droits fondamentaux. Selon la demanderesse, l’urgence et le risque de préjudice irréparable sont clairement attestés par les statistiques publiées chaque jour à Gaza, qui font état, en moyenne, de 247 Palestiniens morts et 629 Palestiniens blessés, ainsi que de 3 900 habitations palestiniennes endommagées ou détruites. En outre, les Palestiniens de la bande de Gaza sont, du point de vue de l’Afrique du Sud, exposés au « risque immédiat de mourir de faim, de déshydratation et de maladie en conséquence du siège que continue d’imposer Israël, de la destruction des villes palestiniennes, de l’insuffisance de l’aide autorisée à parvenir à la population palestinienne et de l’impossibilité de distribuer cette aide limitée tant que les bombardements se poursuivent ». La demanderesse soutient en outre que le fait pour Israël d’ouvrir plus largement l’accès des secours humanitaires à Gaza ne suffirait pas pour satisfaire sa demande en indication de mesures conservatoires. Elle ajoute que, « [si l]es violations [d’Israël devaient] se poursuiv[re] en toute impunité », la possibilité de recueillir et de conserver des preuves pour la phase du fond de la procédure serait sérieusement compromise, voire définitivement perdue.
b) Israël dément l’existence d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable en la présente espèce. Il soutient qu’il a pris et continue de prendre des mesures concrètes visant spécifiquement à reconnaître et à garantir le droit d’exister des civils palestiniens de Gaza, et qu’il a facilité la fourniture de l’aide humanitaire dans l’ensemble de la bande de Gaza. À cet égard, le défendeur invoque la réouverture récente, avec l’aide du Programme alimentaire mondial, d’une douzaine de boulangeries capables de produire plus de deux millions de pains par jour. Israël affirme en outre qu’il continue de fournir ses propres ressources hydriques à Gaza via deux conduites d’eau, qu’il facilite l’acheminement d’eau en bouteille en grande quantité et qu’il mène des travaux de réparation et d’extension de l’infrastructure hydrique. L’accès aux fournitures et services médicaux aurait également progressé, le défendeur indiquant, en particulier, qu’il a soutenu la création de six hôpitaux de campagne et de deux hôpitaux flottants, et que deux autres hôpitaux sont en cours de construction. Israël fait également valoir que l’entrée à Gaza d’équipes médicales a été facilitée, et que des malades et blessés sont maintenant évacués par le point de passage de Rafah. Selon lui, des tentes et équipements pour l’hiver ont en outre été distribués, de même que du carburant et des bonbonnes de gaz. Le défendeur ajoute que, selon une déclaration de son ministre de la défense en date du 7 janvier 2024, l’ampleur et l’intensité des hostilités ont diminué.
3/ Le positionnement de la Cour
a) Son rappel de la résolution 96 (I) de l’Assemblée générale en date du 11 décembre 1946
Deux ans avant l’adoption de la Convention sur le génocide, l’Assemblée générale des Nations Unies le définissait ainsi : « [l]e génocide est le refus du droit à l’existence à des groupes humains entiers, de même que l’homicide est le refus du droit à l’existence à un individu ; un tel refus bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à l’humanité, qui se trouve ainsi privée des apports culturels ou autres de ces groupes, et est contraire à la loi morale ainsi qu’à l’esprit et aux fins des Nations Unies ».
La Cour a en particulier relevé que la convention sur le génocide « a[vait] été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur », puisqu’elle « vis[ait] d’une part à sauvegarder l’existence même de certains groupes humains, d’autre part à confirmer et à sanctionner les principes de morale les plus élémentaires »
b) L’analyse par la Cour de la situation dramatique dans la bande de GAZA :
– À la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide entend protéger, la Cour considère que les droits plausibles en cause en l’espèce, soit le droit des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et actes prohibés connexes visés à l’article III de la convention sur le génocide et le droit de l’Afrique du Sud de demander le respect par Israël de ses obligations au titre de cet instrument, sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait être irréparable (voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 26, par. 70).
– Pendant le conflit en cours, de hauts responsables de l’Organisation des Nations Unies ont maintes fois appelé l’attention sur le risque d’une nouvelle dégradation des conditions dans la bande de Gaza. La Cour prend note, par exemple, de la lettre datée du 6 décembre 2023 par laquelle le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies a porté les informations suivantes à l’attention du Conseil de sécurité : « Le système de santé à Gaza est en train de s’effondrer… ».
– Aucun endroit n’est sûr à Gaza. Les bombardements des Forces de défense israéliennes sont constants et les gens n’ont ni abri ni produits de première nécessité pour survivre. Je m’attends à ce que les conditions désespérées qui règnent entraînent bientôt un effondrement de l’ordre public, ce qui rendrait impossible toute aide humanitaire, même limitée. La situation pourrait encore s’aggraver si des épidémies venaient à se déclencher et si des pressions accrues provoquaient des déplacements massifs vers les pays voisins.
– Nous sommes face à un risque grave d’effondrement du système humanitaire. La situation se dégrade rapidement ; elle pourrait se transformer en une catastrophe aux conséquences potentiellement irréversibles pour l’ensemble des Palestiniens ainsi que pour la paix et la sécurité dans la région. Une telle issue doit être évitée à tout prix. » (Nations Unies, Conseil de sécurité, doc. S/2023/962, 6 décembre 2023.)
– Dans une nouvelle lettre adressée le 5 janvier 2024 au Conseil de sécurité, le Secrétaire général a fait le point de la situation dans la bande de Gaza, évoquant des « vagues de morts et de destructions … qui continu[ai]ent, hélas, de déferler avec la même intensité » (Nations Unies, lettre datée du 5 janvier 2024 adressée au président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, Conseil de sécurité, doc. S/2024/26, 8 janvier 2024).
– La Cour prend également note de la déclaration formulée le 17 janvier 2024 par le commissaire général de l’UNRWA, alors qu’il rentrait de sa quatrième visite dans la bande de Gaza depuis le début du conflit actuel à Gaza, dans laquelle il indiquait ce qui suit : « Chaque fois que je me rends à Gaza, je vois de mes yeux les habitants s’enfoncer toujours plus dans le désespoir, luttant chaque minute pour leur survie. » (UNRWA, “The Gaza Strip: a struggle for daily survival amid death, exhaustion and despair”, Statement by Philippe Lazzarini, Commissioner-General of UNRWA, 17 Jan. 2024.)
– La Cour considère que la population civile de la bande de Gaza demeure extrêmement vulnérable. Elle rappelle que l’opération militaire conduite par Israël après le 7 octobre 2023 a notamment fait des dizaines de milliers de morts et de blessés et causé la destruction d’habitations, d’écoles, d’installations médicales et d’autres infrastructures vitales, ainsi que des déplacements massifs de population (voir le paragraphe 46 ci-dessus). Elle note que cette opération est toujours en cours et que le premier ministre d’Israël a annoncé, le 18 janvier 2024, que la guerre « durera[it] encore de longs mois ». Aujourd’hui, de nombreux Palestiniens de la bande de Gaza n’ont pas accès aux denrées alimentaires de première nécessité, à l’eau potable, à l’électricité, aux médicaments essentiels ou au chauffage.
– L’OMS a estimé que 15 % des femmes qui accouchent dans la bande de Gaza étaient susceptibles de souffrir de complications, et prévoyait une augmentation des taux de mortalité maternelle et néonatale en raison du manque d’accès aux soins médicaux.
– Dans ces circonstances, la Cour considère que la situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza risque fort de se détériorer encore avant qu’elle rende son arrêt définitif.
– La Cour rappelle la déclaration d’Israël selon laquelle il a pris certaines mesures pour examiner et améliorer les conditions auxquelles est soumise la population de la bande de Gaza. Elle relève également que le procureur général d’Israël a récemment affirmé que le fait d’appeler à s’en prendre délibérément à la population civile pouvait donner lieu à des poursuites pénales, notamment du chef d’incitation, et que les autorités israéliennes chargées de l’application des lois étaient actuellement saisies de plusieurs affaires à cet égard. De telles mesures, si elles doivent être encouragées, sont néanmoins insuffisantes pour éliminer le risque qu’un préjudice irréparable soit causé avant que la Cour ne rende sa décision définitive en l’affaire.
c) La conclusion de la Cour :
À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’il y a urgence, en ce sens qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle a jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive.
D/ Conclusion de la cour sur les mesures à adopter
1/ La Cour ordonne certaines mesures conservatoires destinées à protéger les palestiniens de la bande de Gaza sans pour autant qu’elles soient nécessairement identiques à celles préconisées par l’Afrique du Sud
Dans l’attente de sa décision définitive, La Cour ordonne certaines mesures visant à protéger les droits revendiqués par l’Afrique du Sud qu’elle a jugés plausibles.
Toutefois, en vertu de son Statut, et notamment du § 2 de l’article 75 de son Règlement intérieur, la Cour invoque son pouvoir de préconiser des mesures totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées.
Ainsi, en l’espèce, la Cour estime que les mesures conservatoires à indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui ont été sollicitées par l’Afrique du Sud.
2/ Les mesures conservatoires retenues par la Cour
En fait, la Cour se borne davantage à rappeler l’état du droit existant en matière de génocide plutôt que de s’engager dans la voie de la préconisation de mesures précises qui auraient été plus particulièrement adaptées au contexte, comme le revendiquait l’Afrique du Sud.
a) Considérant la situation qu’elle a précédemment décrite, la Cour estime qu’Israël doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide, prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention, en particulier les actes suivants : a) meurtre de membres du groupe, b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, et d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe.
b) La Cour considère également qu’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza.
c) En outre, la Cour est d’avis qu’Israël doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza.
d) Israël doit aussi prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application des articles II et III de la convention sur le génocide commis contre les membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza.
3/ La mesure particulière préconisée par l’Afrique du Sud relative à l’obligation par Israël de lui soumettre un rapport sur les mesures prises
La Cour estime que cela relève de son propre ressort, en application de l’article 78 de son Règlement qui lui permet de demander aux parties « des renseignements sur toutes questions relatives à la mise en œuvre de mesures conservatoires indiquées par elle ».
C’est ainsi qu’« elle estime qu’Israël doit lui fournir un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter la présente ordonnance dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci. Le rapport ainsi fourni sera ensuite communiqué à l’Afrique du Sud, qui aura la possibilité de soumettre à la Cour ses observations à son sujet. »
4/ Le caractère obligatoire des ordonnances de la Cour relatives à des mesures conservatoires
La Cour rappelle que ses ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de l’article 41 du Statut ont un caractère obligatoire et créent donc des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées.
Il reste que la CIJ ne dispose d’aucun moyen pour les faire respecter.
5/ Le rappel par la Cour du droit international humanitaire
La Cour estime nécessaire de souligner que toutes les parties au conflit dans la bande de Gaza sont liées par le droit international humanitaire. Elle est gravement préoccupée par le sort des personnes enlevées pendant l’attaque en Israël le 7 octobre 2023 et détenues depuis lors par le Hamas et d’autres groupes armés et appelle à la libération immédiate et inconditionnelle de ces otages.
Conclusions… Après la décision de la Cour…
1/ Le 26 janvier 2024 la Cour a fait droit à la demande de l’Afrique du Sud en jugeant, à une très large majorité de 15 voix contre 2, recevable son argumentaire quant à la plausibilité d’un génocide – question qui, pour être traitée au fond demandera un certain temps, probablement plusieurs années — et avait donné une suite positive à se demande de mesures conservatoires même si elle n’a pas imposé un cessez-le feu à Israël.
2/ Certains commentateurs ont regretté de manière amère ou se sont réjouis de manière triomphale que le CIJ n’ait pas ordonné le cessez-le-feu à Gaza. Il n’est guère discutable que l’Afrique du Sud, si elle n’avait pas explicitement demandé un cessez-le-feu, elle avait néanmoins demandé à la Cour, comme mesure conservatoire N°1 que l’État d’Israël « suspende immédiatement ses opérations militaires à et contre Gaza« .
Certains commentateurs ont fait valoir qu’il était difficile à la CIJ, compte tenu des parties au conflit, d’ordonner un cessez-le-feu. En effet, selon le juriste palestinien Nimer SULTANY (exerçant à la London School of Oriental and Asian Studies), un ordre de cessez-le-feu direct n’était guère envisageable car la CIJ ne pouvait guère ordonner une telle injonction au Hamas, qui n’est pas un acteur étatique. Dès lors, si la CIJ s’était limitée à adresser une telle injonction au seul Israël, elle se serait exposée au risque d’une véhémente critique de la part d’Israël et de ses alliés inconditionnels, comme les USA, qui n’auraient sûrement pas manqué de qualifier de partiale une telle décision. Il est vrai que l’institution la mieux à même de pouvoir ordonner un cessez-le-feu ne peut être que le Conseil de sécurité, malgré ses faiblesses organisationnelles et son mode de fonctionnement (en l’occurrence, aujourd’hui, le veto américain protecteur des intérêts d’Israël).
3/ L’autre effet directement bénéfique de la décision de la CIJ est que sa position initiale du 26 janvier 2024 a permis, le 24 mars 2024, le vote de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU à l’initiative de ses 10 membres non-permanents. Cette résolution a été adoptée par le Conseil par 14 votes pour et une abstention (celle des Etats-Unis) [17].
Dans cette résolution, les membres du Conseil de sécurité se déclarent « profondément préoccupés par la situation humanitaire catastrophique qui règne dans la bande de Gaza » et prend note de l’action diplomatique en cours menée par l’Égypte, les États-Unis et le Qatar, « visant à parvenir à la cessation des hostilités, à obtenir la libération des otages et à accroître la fourniture et la distribution de l’aide humanitaire ».
Par suite, la résolution du Conseil adoptée le 24 mars dernier « exige un cessez-le-feu humanitaire immédiat pendant le mois du Ramadan qui soit respecté par toutes les parties et mène à un cessez-le-feu durable ».
Elle « exige également la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages et la garantie d’un accès humanitaire pour répondre à leurs besoins médicaux et autres besoins humanitaires, et exige en outre des parties qu’elles respectent les obligations que leur impose le droit international à l’égard de toutes les personnes qu’elles détiennent ».
Les membres du Conseil insistent enfin « sur la nécessité urgente d’étendre l’acheminement de l’aide humanitaire aux civils et de renforcer la protection des civils dans l’ensemble de la bande de Gaza » et « exigent à nouveau la levée de toutes les entraves à la fourniture d’une aide humanitaire à grande échelle ».
4/ Il ne fait guère de doute que les demandes spécifiques adressées par la CIJ à Israël ne paraissent guère applicables et réalisables que dans le cadre d’un cessez-le-feu officiel ou de facto.
C’est ainsi que le 24 mai 2024 la CIJ a pu ordonner à Israël d’arrêter « immédiatement » son offensive militaire à Rafah ainsi que l’arrêt de « toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah qui serait susceptible d’infliger au groupe des Palestiniens de Gaza des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique ou partielle ».
La cour a aussi ordonné à Israël de maintenir ouvert le passage de Rafah pour permettre un accès « sans restriction » à l’aide humanitaire.
Enfin, la juridiction a appelé à la libération immédiate des personnes prises en otages par le Hamas lors de son attaque du 7 octobre 2023 contre Israël.
Il y a lieu de préciser que parallèlement à cette décision du 24 mai 2024 de la CIJ était intervenue quelques jours auparavant, une décision de la Cour Pénale internationale (CPI), dans l’un des dossiers les plus sensibles de son histoire. En effet, le 20 mai 2024, par la voix de son procureur, Karim KHAN, des mandats d’arrêt sont lancés contre les dirigeants du Hamas et ceux d’Israël pour des crimes contre l’humanité commis durant l’attaque du 7 octobre 2023 et la guerre à Gaza qu’en représailles elle avait suscitée.
A la demande du procureur KHAN les juges de la CPI valident deux mandats visant M. NÉTANYAHOU et son ministre de la défense, Yoav GALLANT, accusés de crimes contre l’humanité pour extermination, meurtres, persécutions et autres actes inhumains, ainsi que pour des crimes de guerre pour meurtres, atteintes à l’intégrité physique et mentale, traitements cruels, attaques intentionnelles contre des civils et le fait d’affamer volontairement une population.
Dans son autre requête, le procureur délivre des mandats contre trois dirigeants du Hamas : le chef du Hamas à Gaza, Yahya SINOUAR, le chef militaire du mouvement, Mohammed DEIF, et le chef de son bureau politique, Ismaïl HANIYEH. Ils sont poursuivis pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, pour extermination, meurtres, prise d’otages, tortures, traitements cruels, atteinte à la dignité de la personne et viols et violences sexuelles contre des personnes en captivité.
5/ Pour en revenir à la décision originelle de la CIJ du 31 janvier 2024 et celle subséquente du 24 mai 2024 elles ont joué incontestablement un rôle non négligeable dans le plan américain pour un cessez-le-feu présenté le 31 mai 2024 par Joë BIDEN, plan qui semblerait n’avoir pas suscité le rejet a priori du Hamas [18].
En effet, la nouvelle proposition de trêve des USA est articulée sur un plan en 3 étapes dont la première prévoit un cessez-le-feu de 6 semaines, assorti d‘un retrait israélien des zones les plus peuplées de Gaza ainsi que la libération d’otages détenus par le Hamas et de prisonniers palestiniens détenus par Israël « qui devrait conduire à un cessez-le feu permanent » pour mettre fin à huit mois de conflit : « Il est temps que cette guerre prenne fin » a déclaré le président des Etats-Unis à la presse [19].
Mais du côté israélien, le plan proposé risque d’entraîner la chute du gouvernement de NÉTANYAHOU car ses deux ministres d’extrême droite – Ben GVIR et Bezalel SMOTRICH – ont déjà fait savoir que pour eux la proposition américaine est inacceptable et qu’ils démissionneraient si elle était adoptée.
C’est ainsi que, selon la chaîne de télévision d’information en continu américaine, Fox News, le 1er juin 2024 le bureau du Premier Ministre israélien s’est aussitôt empressé d’affirmer que « les conditions imposées par Israël pour mettre fin à la guerre – dont notamment la destruction des capacités militaires du Hamas – n’étaient pas réunies. »[20]
Mais, le 2 juin, le conseiller de Nétanyahou pour les affaires internationales confirmait dans les colonnes du Sunday Times qu’Israël « avait accepté » l’accord, même s’il ne s’agissait pas d’un « bon accord » néanmoins accepté pour « que tous les otages soient libérés.
Le Premier ministre israélien est pris entre les deux feux croisés de son allié américain et de ses ministres « faucons » d’extrême droite.
Autre pression sur Israël du côté occidental, le Royaume-Uni et l’Allemagne, alliés traditionnels d’Israël, ont pris position en faveur du plan américain [21].
La même pression est exercée sur le Hamas par le Qatar et l’Égypte, principaux médiateurs arabes, pour qu’il accepte l’accord [22] .
Dans sa réponse, le Hamas a affirmé dans un communiqué de presse qu’il considérait « positivement toute proposition fondée sur un cessez-le-feu permanent, le retrait complet de l’armée israélienne et la reconstruction de la bande de Gaza. » [23]
C’est dire que l’accord n’est pas encore acquis.
Cette résistance feutrée des belligérants a conduit les américains à prendre à témoin la communauté internationale pour exercer une plus forte pression sur Israël et le Hamas en déposant le 10 juin 2024 une résolution devant le Conseil de sécurité reprenant le plan présenté par Joe Biden le 31 mai 2024, lequel prévoyait une fin des hostilités en trois phases.
Cette résolution a recueilli 14 votes favorables au sein du Conseil de sécurité, la Russie seule s’étant abstenue. Si la décision du Conseil a été favorablement accueillie dans la foulée par l’Autorité palestinienne et le Hamas qui doit pourtant encore consentir formellement à ce plan auprès des négociateurs [24].
Du côté israélien, et bien que le président américain répète à satiété que ce plan a « déjà été accepté par Israël » (et donc proposé au Hamas), Benyamin NÉTANYAHOU conteste farouchement que ce texte puisse aboutir à une fin explicite de la guerre, comme le Président des USA le soutient, car le Premier Ministre israélien ne cesse de répéter lui-même vouloir poursuivre la guerre jusqu’à la destruction du Hamas [25].
6/ Quant à la Cour Internationale de Justice, dans sa Déclaration du 19 juillet 2024, en réponse à la saisine de l’Assemblée générale des Nations-Unies, la Cour de La Haye estime que « la présence continue de l’État d’Israël dans le Territoire palestinien occupé est illicite » et que « l’État d’Israël est dans l’obligation de mettre fin à sa présence illicite dans le Territoire palestinien occupé dans les plus brefs délais ».
La Cour a également considéré que « l’État d’Israël est dans l’obligation de cesser immédiatement toute nouvelle activité de colonisation, et d’évacuer tous les colons du Territoire palestinien occupé » et que « l’État d’Israël a l’obligation de réparer le préjudice causé à toutes les personnes physiques ou morales concernées dans le Territoire palestinien occupé ».
Les juges de la CIJ ont aussi conclu que « tous les États sont dans l’obligation de ne pas reconnaître comme licite la situation découlant de la présence illicite de l’État d’Israël dans le Territoire palestinien occupé et de ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation créée par la présence continue de l’État d’Israël dans le Territoire palestinien occupé ».
7/ Aujourd’hui, si l’on veut éviter que la proposition de BIDEN de mettre un terme au conflit sanglant actuel dans la bande de GAZA ne soit à nouveau qu’un armistice de courte durée, il y a lieu de ne pas cacher sous le tapis la nécessité de mettre enfin un terme au conflit israélo-palestinien en faisant droit à la reconnaissance du peuple palestinien de vivre dans un Etat libre et indépendant où il puisse exercer sa souveraineté sur un territoire suffisamment étendu, avec des frontières décentes, sûres et stables, et qui soient reconnus par la communauté internationale et par l’Etat d’Israël en échange d’une coexistence pacifique entre les deux États.
En d’autres termes, à côté de nombreux autres points de tension (statut de Jérusalem, sort des réfugiés palestiniens, etc.), les territoires et les frontières des deux États doivent faire l’objet de négociations et d’un accord final entre les deux parties belligérantes et non d’un unilatéralisme de l’une ou l’autre partie.
Le conflit israélo-palestinien, avec les nombreux Etats qui y sont impliqués dans le monde – tant du côté des Etats arabes du Moyen-Orient que des Etats ocidentaux, alliés ou inconditionnels d’Israël – menace la paix internationale et, dans cette hypothèse, l’article 33 de la Charte de l’ONU convie très justement les deux parties à rechercher une solution pacifique en ces termes :
- Les parties à tout différend dont la prolongation est susceptible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent en rechercher la solution, avant tout, par voie de négociation, d’enquête, de médiation, de conciliation, d’arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux, ou par d’autres moyens pacifiques de leur choix.
- Le Conseil de sécurité, s’il le juge nécessaire, invite les parties à régler leur différend par de tels moyens.
Si l’on veut mettre fin à ce conflit, anormalement vieux depuis plus d’un siècle, la paix dans la région passe par une négociation juste et équitable entre les deux parties belligérantes et la recherche d’une solution politique faisant taire définitivement les armes et les attentats.
Aujourd’hui pas plus que l’anglais travailliste BEVIN, en 1947, l’américain démocrate Joë BIDEN ou un autre, aujourd’hui, ne dispose de l’autorité internationale nécessaire pour régler ce conflit.
Il est grand temps que l’ONU – qui exprime aujourd’hui, beaucoup mieux qu’en 1947 (où l’Occident était prédominant en son sein), la diversité et la complexité de la société internationale – retrouve son rôle prépondérant quant à sa médiation nécessaire dans la résolution de ce conflit et que les américains se mettent enfin en retrait (pour le bien de tous) et retrouvent leur place qui aurait d’ailleurs toujours dû être la leur, celle d’un Etat neutre et, s’il est encore possible, impartial.
Louis SAISI
Paris, le 22 juillet 2024
NOTES
[1] Cf. Le Courrier International N° 1756, du 27 juin au 3 juillet 2024, « Gaza L’école sous les bombes », notamment pp. 20-21
[2] Le Courrier International ci-dessus cité.
[3] Source : Document 192/192-20240126-ord-01-00-en.pdf Ordonnance du 26 janvier 2024 (icj-cij.org).
[4] Olivier BEAUVALLET : « Lemkin, une oeuvre en un mot : l’invention du génocide», dans Les Cahiers de la Justice 2014/4 (N° 4), pages 543 à 552
[5] Cf. cette convention sur le génocide sur le site des Nations-Unies, Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide | OHCHR
[6] Cependant, d’autres cas se sont produits, notamment au Rwanda en 1994 et à Srebrenica en 1995.
[7] J. VERHOEVEN : « Le crime de génocide. Originalité et ambiguïté », Revue belge de droit international, n° 1, 1991, p. 5-26 ; J. VERHOEVEN : « La spécificité du crime de génocide », in A. DESTEXHE, M. FORET (dir.), De Nuremberg à La Haye et Arusha, Bruxelles, Bruylant, 1997, p. 39-47 ; Voir aussi : G. J. ANDREOPOULOS, « Introduction: The Calculus of Genocide », in G. J. ANDREOPOULOS (dir.), Genocide. Conceptual and Historical Dimensions, op. cit., p. 1-28 ; A. BAILLEUX : La compétence universelle au carrefour de la pyramide et du réseau : de l’expérience belge à l’exigence d’une justice pénale transnationale, Bruxelles, Bruylant, 2005 ; M. LEVENE, Genocide in the Age of the Nation State. The meaning of Genocide, Londres, I.B. Tauris, 2008.
[8] J. VERHOEVEN : « Le crime de génocide », op. cit., p. 10-11.
[9] 1. Interdiction pour dix ans des droits civiques, civils et de famille :
– droit de vote ; éligibilité ; droit d’exercer une fonction juridictionnelle ou d’être expert devant une juridiction, de représenter ou d’assister une partie devant la justice ; droit de témoigner en justice autrement que pour y faire de simples déclarations ; droit d’être tuteur ou curateur.
- Interdiction soit à titre définitif, soit pour cinq ans maximum, d’exercer une fonction publique ;
- Interdiction de séjour pour dix ans ;
- Confiscation de tout ou partie des biens ;
- Interdiction du territoire français soit à titre définitif, soit pour une durée de dix ans maximum (pour les étrangers).
[10] art. 24 bis « Seront punis des peines prévues par … l’article 24 ceux qui auront contesté … l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ».
[11] Depuis cette date, une centaine d’otages ont été relâchés, dont 33 mineurs, 49 femmes adultes et 28 hommes adultes, principalement des travailleurs agricoles thaïlandais.
[12] Voir la Charte des Nations Unies sur le site des Nations Unies, Charte des Nations Unies (version intégrale) | Nations Unies
[13] Cf. Batyah SIERPINSKI : « La légitime défense en droit international : un concept ambigu ? », Revue québécoise de droit international, Année 2006 19-1 pp. 79-120.
[14] Ljupcho GROZDANOVSKI : « Le probable, le plausible et le vrai. Contribution à la théorie générale de la présomption en droit », dans Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2020/1 (Volume 84), pages 39 à 72.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Cf. site de l’ONU, ONU Info : « Le Conseil de sécurité adopte une résolution exigeant un cessez-le-feu immédiat à Gaza »
[18] Cf. Le Courrier International n° 1753 du 6 au 12 juin 2024, notamment p. 12.
[19] Ibid., p. 12
[20] Ibid.
[21] Le Courrier International N° 1753 du 6 au 12 juin 2024 précité, p. 12.
[22] Ibid.
[23] Ibid.
[24] Cf. Le Monde du 11 juin 2024 : « Gaza : l’ONU adopte une résolution portée par les Etats-Unis sur un cessez-le-feu en trois phases ».
[25] Ibid..
Commentaire sur “La décision du 26 janvier 2024 de la Cour Internationale de Justice statuant sur la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide à l’encontre de la population palestinienne de GAZA par Louis SAISI”
Encore une fois une excellence synthèse du dossier Israélo-Palestinien, complexifié par ceux ne souhaitant pas une solution (pourtant salutaire) évitant ainsi un conflit s’étalant sur plusieurs générations.
Puisque qu’il est quasi impossible que Palestiniens (injustement privés de droits fondamentaux) et Israéliens s’éliminent mutuellement, l’intelligence collective implique une cohabitation, évitant ainsi une guerre éternelle.
Bravo pour votre éclairage sur ce dossier qui est une honte pour notre humanité.