LE
MASQUE DE LA MORT ROUGE
par Edgar Allan POE
Traduction de Charles BAUDELAIRE
La terrible épidémie du SARS-CoV-2 qui sévit en France et un peu partout dans le monde rappelle La Peste d’Albert CAMUS (juin 1947), souvent évoquée [1], mais aussi, moins connue, une nouvelle de l’écrivain américain Edgar Allan POE (1809-1849). En effet, dans ses Nouvelles histoires extraordinaires, publiées en 1857, avec le concours de BAUDELAIRE( leur traducteur), POE s’est penché dans l’une d’elles – Le masque de la mort rouge – sur une situation d’épidémie provoquée par une sorte de peste de couleur rouge à cause des taches pourpres de sang qu’elle laisse sur le corps des victimes. Pour la conjurer et s’en protéger, pour lui-même et ses courtisans libertins, le prince PROSPERO choisit la retraite – confinement dirait-on aujourd’hui – entre les murs d’une abbaye fortifiée, ultra sécurisée. Et pour défier cette mort rouge, il organise de manière féérique un bal masqué, pensant ainsi être à l’abri de la mort rouge qui sévit partout à l’extérieur…
Mais lui-même, comme ses courtisans, n’échapperont pas à la mort.
Cette nouvelle, comme cela a été souvent noté, emprunte au genre du roman gothique. Dans l’interprétation, qui est la plus souvent admise, cette histoire extraordinaire est souvent analysée comme une allégorie soulignant notamment les vaines tentatives de l’être humain, en général, pour échapper à la mort. D’autres analystes de l’œuvre de POE, répudiant l’allégorie, ont préféré déceler dans cette histoire une morale, bien que POE lui-même ne l’ait jamais établie – contrairement à ce que faisait LA FONTAINE lui-même dans ses Fables – et par ailleurs n’ait jamais passé pour être un écrivain engagé, ayant, au contraire, une très forte proximité avec le milieu aristocratique dans lequel il avait lui-même baigné au sein de sa famille adoptive. Selon ce courant littéraire, les riches (Prince et courtisans), indifférents aux malheurs des pauvres et se croyant à l’abri dans leur forteresse, subiraient le sort qu’ils « méritent ». On pourrait voir une confirmation d’une telle version morale dans le fait que le narrateur, très présent dans le récit, décrit l’arrivée de la Mort Rouge s’abattant sur le Prince et ses convives comme inéluctable, comme s’il s’agissait de sanctionner leur indifférence aux malheurs des pauvres – les premiers décimés par l’épidémie – et leur dépravation morale.
Mais cela reste, bien sûr, une interprétation, même si elle est très plausible.
Vous trouverez ci-dessous le texte de cette nouvelle extraordinaire qui montre, cette fois de manière incontestable, que les gestes et réflexes des hommes éclairés et puissants ne sont pas toujours efficients pour leur permettre de se protéger eux-mêmes contre les épidémies qui peuvent ainsi semer la mort par-delà les barrières sociales…
Louis SAISI,
Paris, le 20 avril 2020
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LE
MASQUE DE LA MORT ROUGE
par Edgar Allan POE
Traduction de Charles BAUDELAIRE
Nouvelles Histoires extraordinaires, Ed. Albert Quantin, 1884 (pp. 153-160)
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La Mort rouge avait pendant longtemps dépeuplé la contrée. Jamais peste ne fut si fatale, si horrible. Son avatar, c’était le sang, — la rougeur et la hideur du sang. C’étaient des douleurs aiguës, un vertige soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution de l’être. Des taches pourpres sur le corps, et spécialement sur le visage de la victime, la mettaient au ban de l’humanité, et lui fermaient tout secours et toute sympathie. L’invasion, le progrès, le résultat de la maladie, tout cela était l’affaire d’une demi-heure.
Mais le prince PROSPERO était heureux, et intrépide, et sagace. Quand ses domaines furent à moitié dépeuplés, il convoqua un millier d’amis vigoureux et allègres de cœur, choisis parmi les chevaliers et les dames de sa cour, et se fit avec eux une retraite profonde dans une de ses abbayes fortifiées. C’était un vaste et magnifique bâtiment, une création du prince, d’un goût excentrique et cependant grandiose. Un mur épais et haut lui faisait une ceinture. Ce mur avait des portes de fer. Les courtisans, une fois entrés, se servirent de fourneaux et de solides marteaux pour souder les verrous. Ils résolurent de se barricader contre les impulsions soudaines du désespoir extérieur et de fermer toute issue aux frénésies du dedans. L’abbaye fut largement approvisionnée. Grâce à ces précautions, les courtisans pouvaient jeter le défi à la contagion. Le monde extérieur s’arrangerait comme il pourrait. En attendant, c’était folie de s’affliger ou de penser. Le prince avait pourvu à tous les moyens de plaisir. Il y avait des bouffons, il y avait des improvisateurs, des danseurs, des musiciens, il y avait le beau sous toutes ses formes, il y avait le vin. En dedans, il y avait toutes ces belles choses et la sécurité. Au dehors, la Mort rouge.
Ce fut vers la fin du cinquième ou sixième mois de sa retraite, et pendant que le fléau sévissait au dehors avec le plus de rage, que le prince PROSPERO gratifia ses mille amis d’un bal masqué de la plus insolite magnificence.
Tableau voluptueux que cette mascarade ! Mais d’abord laissez-moi vous décrire les salles où elle a eu lieu. Il y en avait sept, — une enfilade impériale. Dans beaucoup de palais, ces séries de salons forment de longues perspectives en ligne droite, quand les battants des portes sont rabattus sur les murs de chaque côté, de sorte que le regard s’enfonce jusqu’au bout sans obstacle. Ici, le cas était fort différent, comme on pouvait s’y attendre de la part du duc et de son goût très vif pour le bizarre. Les salles étaient si irrégulièrement disposées que l’œil n’en pouvait guère embrasser plus d’une à la fois. Au bout d’un espace de vingt à trente yards, il y avait un brusque détour, et à chaque coude un nouvel aspect. À droite et à gauche, au milieu de chaque mur, une haute et étroite fenêtre gothique donnait sur un corridor fermé qui suivait les sinuosités de l’appartement. Chaque fenêtre était faite de verres colorés en harmonie avec le ton dominant dans les décorations de la salle sur laquelle elle s’ouvrait. Celle qui occupait l’extrémité orientale, par exemple, était tendue de bleu, — et les fenêtres étaient d’un bleu profond. La seconde pièce était ornée et tendue de pourpre, et les carreaux étaient pourpres. La troisième, entièrement verte, et vertes les fenêtres. La quatrième, décorée d’orange, était éclairée par une fenêtre orangée, — la cinquième, blanche, — la sixième, violette. La septième salle était rigoureusement ensevelie de tentures de velours noir qui revêtaient tout le plafond et les murs, et retombaient en lourdes nappes sur un tapis de même étoffe et de même couleur. Mais, dans cette chambre seulement, la couleur des fenêtres ne correspondait pas à la décoration. Les carreaux étaient écarlates, — d’une couleur intense de sang.
Or, dans aucune des sept salles, à travers les ornements d’or éparpillés à profusion çà et là ou suspendus aux lambris, on ne voyait de lampe ni de candélabre. Ni lampes ni bougies ; aucune lumière de cette sorte dans cette longue suite de pièces. Mais, dans les corridors qui leur servaient de ceinture, juste en face de chaque fenêtre, se dressait un énorme trépied, avec un brasier éclatant, qui projetait ses rayons à travers les carreaux de couleur et illuminait la salle d’une manière éblouissante. Ainsi se produisait une multitude d’aspects chatoyants et fantastiques. Mais, dans la chambre de l’ouest, la chambre noire, la lumière du brasier qui ruisselait sous les tentures noires à travers les carreaux sanglants était épouvantablement sinistre, et donnait aux physionomies des imprudents qui y entraient un aspect tellement étrange, que bien peu de danseurs se sentaient le courage de mettre les pieds dans son enceinte magique.
C’était aussi dans cette salle que s’élevait, contre le mur de l’ouest, une gigantesque horloge d’ébène. Son pendule se balançait avec un tic-tac sourd, lourd, monotone ; et, quand l’aiguille des minutes avait fait le circuit du cadran et que l’heure allait sonner, il s’élevait des poumons d’airain de la machine un son clair, éclatant, profond et excessivement musical, mais d’une note si particulière et d’une énergie telle, que, d’heure en heure, les musiciens de l’orchestre étaient contraints d’interrompre un instant leurs accords pour écouter la musique de l’heure ; les valseurs alors cessaient forcément leurs évolutions ; un trouble momentané courait dans toute la joyeuse compagnie ; et, tant que vibrait le carillon, on remarquait que les plus fous devenaient pâles, et que les plus âgés et les plus rassis passaient leurs mains sur leurs fronts, comme dans une méditation ou une rêverie délirante. Mais, quand l’écho s’était tout à fait évanoui, une légère hilarité circulait par toute l’assemblée ; les musiciens s’entre-regardaient et souriaient de leurs nerfs et de leur folie, et se juraient tout bas, les uns aux autres, que la prochaine sonnerie ne produirait pas en eux la même émotion ; et puis, après la fuite des soixante minutes qui comprennent les trois mille six cents secondes de l’heure disparue, arrivait une nouvelle sonnerie de la fatale horloge, et c’étaient le même trouble, le même frisson, les mêmes rêveries.
Mais, en dépit de tout cela, c’était une joyeuse et magnifique orgie. Le goût du duc était tout particulier. Il avait un œil sûr à l’endroit des couleurs et des effets. Il méprisait le décorum de la mode. Ses plans étaient téméraires et sauvages, et ses conceptions brillaient d’une splendeur barbare. Il y a des gens qui l’auraient jugé fou. Ses courtisans sentaient bien qu’il ne l’était pas. Mais il fallait l’entendre, le voir, le toucher, pour être sûr qu’il ne l’était pas.
Il avait, à l’occasion de cette grande fête, présidé en grande partie à la décoration mobilière des sept salons, et c’était son goût personnel qui avait commandé le style des travestissements. À coup sûr, c’étaient des conceptions grotesques. C’était éblouissant, étincelant : il y avait du piquant et du fantastique, — beaucoup de ce qu’on a vu depuis dans Hernani. Il y avait des figures vraiment grotesques, absurdement équipées, incongrûment bâties ; des fantaisies monstrueuses comme la folie ; il y avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu de terrible, et du dégoûtant à foison. Bref, c’était comme une multitude de rêves qui se pavanaient çà et là dans les sept salons. Et ces rêves se contorsionnaient en tout sens, prenant la couleur des chambres ; et l’on eût dit qu’ils exécutaient la musique avec leurs pieds, et que les airs étranges de l’orchestre étaient l’écho de leur pas.
Et, de temps en temps, on entend sonner l’horloge d’ébène dans la salle de velours. Et alors, pour un moment, tout s’arrête, tout se tait, excepté la voix de l’horloge. Les rêves sont glacés, paralysés dans leurs postures. Mais les échos de la sonnerie s’évanouissent, — ils n’ont duré qu’un instant, — et à peine ont-ils fui, qu’une hilarité légère et mal contenue circule partout. Et la musique s’enfle de nouveau, et les rêves revivent, et ils se tordent çà et là plus joyeusement que jamais, reflétant la couleur des fenêtres à travers lesquelles ruisselle le rayonnement des trépieds. Mais dans la chambre qui est là-bas tout à l’ouest aucun masque n’ose maintenant s’aventurer ; car la nuit avance, et une lumière plus rouge afflue à travers les carreaux couleur de sang, et la noirceur des draperies funèbres est effrayante ; et à l’étourdi qui met le pied sur le tapis funèbre l’horloge d’ébène envoie un carillon plus lourd, plus solennellement énergique que celui qui frappe les oreilles des masques tourbillonnant dans l’insouciance lointaine des autres salles.
Quant à ces pièces-là, elles fourmillent de monde, et le cœur de la vie y battait fiévreusement. Et la tête tourbillonnait toujours, lorsque s’éleva enfin le son de minuit de l’horloge. Alors, comme je l’ai dit, la musique s’arrêta ; le tournoiement des valseurs fut suspendu ; il se fit partout, comme naguère, une anxieuse immobilité. Mais le timbre de l’horloge avait cette fois douze coups à sonner ; aussi il se peut bien que plus de pensée se soit glissée dans les méditations de ceux qui pensaient parmi cette foule festoyante. Et ce fut peut-être aussi pour cela que plusieurs personnes parmi cette foule, avant que les derniers échos du dernier coup fussent noyés dans le silence, avaient eu le temps de s’apercevoir de la présence d’un masque qui jusque-là n’avait aucunement attiré l’attention. Et, la nouvelle de cette intrusion s’étant répandue en un chuchotement à la ronde, il s’éleva de toute l’assemblée un bourdonnement, un murmure significatif d’étonnement et de désapprobation, — puis, finalement, de terreur, d’horreur et de dégoût.
Dans une réunion de fantômes telle que je l’ai décrite, il fallait sans doute une apparition bien extraordinaire pour causer une telle sensation. La licence carnavalesque de cette nuit était, il est vrai, à peu près illimitée ; mais le personnage en question avait dépassé l’extravagance d’un HERODE, et franchi les bornes — cependant complaisantes — du décorum imposé par le prince. Il y a dans les cœurs des plus insouciants des cordes qui ne se laissent pas toucher sans émotion. Même chez les plus dépravés, chez ceux pour qui la vie et la mort sont également un jeu, il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas jouer. Toute l’assemblée parut alors sentir profondément le mauvais goût et l’inconvenance de la conduite et du costume de l’étranger. Le personnage était grand et décharné, et enveloppé d’un suaire de la tête aux pieds. Le masque qui cachait le visage représentait si bien la physionomie d’un cadavre raidi, que l’analyse la plus minutieuse aurait difficilement découvert l’artifice. Et cependant, tous ces fous joyeux auraient peut-être supporté, sinon approuvé, cette laide plaisanterie. Mais le masque avait été jusqu’à adopter le type de la Mort rouge. Son vêtement était barbouillé de sang, — et son large front, ainsi que tous les traits de sa face, étaient aspergés de l’épouvantable écarlate.
Quand les yeux du prince PROSPERO tombèrent sur cette figure de spectre, — qui, d’un mouvement lent, solennel, emphatique, comme pour mieux soutenir son rôle, se promenait çà et là à travers les danseurs, — on le vit d’abord convulsé par un violent frisson de terreur ou de dégoût ; mais une seconde après, son front s’empourpra de rage.
« Qui ose, demanda-t-il, d’une voix enrouée, aux courtisans debout près de lui, qui ose nous insulter par cette ironie blasphématoire ? Emparez-vous de lui, et démasquez-le, que nous sachions qui nous aurons à pendre aux créneaux, au lever du soleil. »
C’était dans la chambre de l’est ou chambre bleue, que se trouvait le prince PROSPERO, quand il prononça ces paroles. Elles retentirent fortement et clairement à travers les sept salons, — car le prince était un homme impétueux et robuste, et la musique s’était tue à un signe de sa main.
C’était dans la chambre bleue que se tenait le prince, avec un groupe de pâles courtisans à ses côtés. D’abord, pendant qu’il parlait, il y eut parmi le groupe un léger mouvement en avant dans la direction de l’intrus, qui fut un instant presque à leur portée, et qui maintenant, d’un pas délibéré et majestueux, se rapprochait de plus en plus du prince. Mais, par suite d’une certaine terreur indéfinissable que l’audace insensée du masque avait inspirée à toute la société, il ne se trouva personne pour lui mettre la main dessus ; si bien que, ne trouvant aucun obstacle, il passa à deux pas de la personne du prince ; et, pendant que l’immense assemblée, comme obéissant à un seul mouvement, reculait du centre de la salle vers les murs, il continua sa route sans interruption, de ce même pas solennel et mesuré qui l’avait tout d’abord caractérisé, de la chambre bleue à la chambre pourpre, — de la chambre pourpre à la chambre verte, — de la verte à l’orange, — de celle-ci à la blanche, — et de celle-là à la violette, avant qu’on eût fait un mouvement décisif pour l’arrêter.
Ce fut alors, toutefois, que le prince PROSPERO, exaspéré par la rage et la honte de sa lâcheté d’une minute, s’élança précipitamment à travers les six chambres, où nul ne le suivit ; car une terreur mortelle s’était emparée de tout le monde. Il brandissait un poignard nu, et s’était approché impétueusement à une distance de trois ou quatre pieds du fantôme qui battait en retraite, quand ce dernier, arrivé à l’extrémité de la salle de velours, se retourna brusquement et fit face à celui qui le poursuivait. Un cri aigu partit, — et le poignard glissa avec un éclair sur le tapis funèbre où le prince PROSPERO tombait mort une seconde après.
Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques se précipita à la fois dans la chambre noire ; et, saisissant l’inconnu, qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile dans l’ombre de l’horloge d’ébène, ils se sentirent suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux, qu’ils avaient empoigné avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme palpable.
On reconnut alors la présence de la Mort rouge. Elle était venue comme un voleur de nuit. Et tous les convives tombèrent un à un dans les salles de l’orgie inondées d’une rosée sanglante, et chacun mourut dans la posture désespérée de sa chute.
Et la vie de l’horloge d’ébène disparut avec celle du dernier de ces êtres joyeux. Et les flammes des trépieds expirèrent. Et les ténèbres, et la ruine, et la Mort rouge, établirent sur toutes choses leur empire illimité.
Edgar Allan POE, mai 1842 (première publication)
NOTE
[1] Lisbeth KOUTCHOUMOFF ARMAN, « Camus, le virus et nous », Le Temps, 15 mars 2020 (journal en ligne) [la peste est une bactérie, le titre faisait référence au coronavirus de 2020].