Ordonnances de l’article 38 de la Constitution : un double détournement de procédure par Louis SAISI

Ordonnances de l’article 38 de la Constitution : un double détournement de procédure par Louis SAISI

Le nouvel Exécutif politique en place depuis les dernières élections présidentielles et législatives de mai-juin 2017 veut aller vite… Il a annoncé son intention de légiférer par ordonnances pour modifier le Code du Travail dans le sens d’une plus grande flexibilité des conditions de travail au profit des entreprises [1].

Déjà, le projet de loi d’habilitation a été arrêté lors du Conseil des Ministres du 28 juin, selon un canevas assez général.

On peut s’étonner de la procédure qui prend quelque liberté avec la philosophie du texte de l’article 38 de notre Constitution ainsi qu’avec sa lettre.

Et cela, sous au moins deux angles.

En effet, l’article 38 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose :

« Le Gouvernement peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.

Les ordonnances sont prises en Conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse.

À l’expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif. »

De cet article, il résulte en effet :

1°) Que c’est le « Gouvernement », et non le Président de la République, qui doit demander l’autorisation au Parlement d’intervenir par « ordonnances » dans des matières qui normalement relèvent de la loi. Par conséquent, l’initiative doit émaner du Gouvernement et non du Président lui-même. Or, à ce jour, le Gouvernement ne s’est pas encore présenté devant l’Assemblée nationale pour faire une déclaration de politique générale exprimant ainsi politiquement son intention de modifier le Code du Travail, en même temps qu’il sollicite la « confiance ». Selon l’interview donnée, sur RMC et BFMTV, par Édouard PHILIPPE, Premier Ministre, il ne devrait le faire que le 4 juillet 2017, comme il l’avait prévu.

Sous la Ve République, la tradition veut qu’après sa nomination le Premier ministre prononce devant les députés et sénateurs un discours de politique générale où il expose les grandes orientations de son programme de gouvernement, les principales réformes et mesures qu’il veut mettre en place. Il s’agit de la déclaration de politique générale (DPG).

Certes, juridiquement, le Premier Ministre n’est pas tenu de requérir la confiance de l’Assemblée nationale (devant laquelle il est responsable), mais dès l’instant qu’il envisage de gouverner par ordonnances, d’un point de vue politique au moins cela devient stratégiquement nécessaire dès l’instant qu’il devra requérir un vote positif sur la loi d’habilitation lorsque celle-ci sera débattue devant le Parlement, ce qui implique un minimum de confiance quand on se propose de faire quelque chose à la place de l’organe normalement investi de cette mission…

Mais l’imbroglio juridique et politique va plus loin encore lorsqu’il nous est annoncé que le Président de la République aurait décidé de s’adresser aux parlementaires le 3 juillet, la veille du discours de politique générale de son Premier ministre. Une décision qui trancherait, de prime abord, avec les canons républicains.

En effet, selon le porte-parole du gouvernement, Christophe CASTANER, le Président de la République Emmanuel MACRON réfléchirait à s’exprimer le 3 juillet 2017 devant les députés et les sénateurs réunis en Congrès à Versailles en utilisant la possibilité offerte par la réforme constitutionnelle de juillet 2008.

Un tel événement ne s’est présenté seulement que deux fois depuis 2008 : une première fois, en juin 2009, quand Nicolas SARKOZY avait annoncé un grand emprunt national pour tenter de conjurer les effets de la crise économique ; puis, une seconde fois, en novembre 2015, lorsque le Président François HOLLANDE avait détaillé la riposte qu’il entendait mener après les attentats de Paris et Saint-Denis.

Ainsi, avant même son discours de politique générale qui devrait être fait devant l’Assemblée nationale, le Premier Ministre verrait le Président le « doubler » et le « coiffer sur le poteau » en exprimant lui-même, au moins dans les grandes lignes, ce que le Premier Ministre devrait dire aux députés le lendemain, dans le cadre de la procédure parlementaire habituelle prévue par les textes régissant les rapports entre le Gouvernement et le Parlement

Une manière, pour le Président, de dire que la politique du Gouvernement c’est lui qui la décide, ce qu’on savait certes déjà depuis longtemps, avec les dérives extra constitutionnelles de la 5ème République nées d’une pratique hyper présidentielle de plus en plus exacerbée et faisant de notre pays un régime politique à forte concentration des pouvoirs présidentiels – comparable à nul autre régime politique occidental – au détriment d’un nécessaire équilibre des pouvoirs dans une République démocratique…

Mais cette fois on va encore plus loin dans la formalisation des choses et dans l’aveu de paternité de notre Président très jupitérien en tant que seul auteur et maître de la ligne politique fixée pour le pays.

Le Président ne se comporte pas ici comme un Chef d’Etat arbitre mais comme un Premier Ministre – auquel il se substitue -, lequel est en principe le chef d’une majorité parlementaire.

2°) Que ces ordonnances sont demandées « pour l’exécution du programme du Gouvernement ». Elles ont donc un objectif déterminé : faciliter le travail du Gouvernement pour lui permettre d’exécuter son programme. C’est dire qu’elles doivent être en liens directs avec ce programme.

Or, pour le moment, le seul programme qui est connu est celui du Président de la République exposé à l’occasion des dernières élections présidentielles, et non celui du Gouvernement qui ne sera connu que le 4 juillet 2017.

Certes, la pratique des institutions de la 5ème République fait du Premier Ministre un serviteur et exécutant docile de la volonté du Président.

Mais une telle pratique mélangeant les genres est-elle saine et ne nous a-t-elle pas conduit à de nombreuses impasses dans lesquelles plus de 57% de Français – qui ne sont pas allés voter le 18 juin 2017 pour choisir leurs députés – ne se reconnaissent plus (près de 6 Français sur 10!). Un record d’abstentions inégalé jusqu’ici attestant la crise de régime!

Il est dès lors assez inconvenant que la décision de légiférer par ordonnances ait déjà été prise, à part, avant même que ne se constitue le Gouvernement et a fortiori avant même que celui-ci n’ait élaboré son programme. Et, en dehors même de tout dialogue entre le gouvernement et le Parlement (députés et sénateurs), alors même que le Parlement, avant même d’accorder au Gouvernement une habilitation pour légiférer à sa place dans le domaine du droit du travail, se doit de vérifier, comme il a été dit, que les ordonnances envisagées entrent bien dans le cadre de « l’exécution du programme du Gouvernement ».

Certes, le Parlement aura néanmoins l’occasion de le faire de manière différée, mais après qu’on ait mis la charrue avant les bœufs et qu’on lui ait annoncé qu’une telle initiative résultait, d’abord et avant, tout de la volonté présidentielle seulement mise en œuvre ensuite par le Premier Ministre et son Gouvernement [2].

Or le droit constitutionnel, avant même d’être une pratique [3], c’est d’abord un droit écrit dans une constitution, et nous disposons d’une Constitution écrite et précise dont le respect du sens rigoureux a été perdu depuis trop longtemps…

Et son respect fait aussi partie de la morale politique dont la nouvelle équipe au pouvoir ne cesse pourtant dans ses discours de nous rebattre les oreilles sans que les anciennes pratiques du « pouvoir » ni davantage les « affaires » ne cessent pour autant…

Louis SAISI

Paris, le 2 juin 2017

NOTES

[1] Voir sur ce site notre chronique d’actualité du 28 juin 2017 : « Droit du Travail : de l’inconstitutionnalité du référendum d’entreprise à l’initiative de l’employeur, en dehors des syndicats »

[2] Gouvernement qui est de moins en moins une entité collective politique avec un vouloir propre, du fait du Prince de qui il dépend…

[3] Avant tout « pratique du pouvoir » chère à l’enseignement de sciences-po auquel se sont convertis la majorité de nos constitutionnalistes et à la « sciencepoliticamania » dont sont devenus de fervents adeptes nos journalistes et éditorialistes qui ne veulent voir dans la « politique » que la joute des hommes pour le pouvoir et ne s’intéressent plus qu’à cela…

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